“Le capitalisme, les animaux et la nature chez Marx”

Le capitalisme, les animaux et la nature chez Marx

publié dans Daoust, M-K. (ed.), Capitalisme, Propriété, Solidarité. Montréal: Les Cahiers d’Ithaque, 2016 (version PDF publiée).

Par Christiane Bailey

concours philosopher 2016

Texte publié dans le cadre du Concours intercollégial philosopher 2016: Quel jugement porter sur le capitalisme?

Exploitation et aliénation des travailleurs, privatisation des terres, expropriation des paysans, dégradation des sols agricoles, accumulation croissante du capital dans les mains d’une minorité et crises économiques récurrentes ne sont que quelques-unes des manifestations du capitalisme selon Marx.

Certes, le capitalisme a permis le développement de richesses « plus colossales que […] toutes les générations passées prises ensemble » (Marx et Engels, Manifeste, 15). Aussi admirables soient « les machines, l’application de la chimie à l’industrie et à  l’agriculture, la navigation à vapeur, les chemins de fer, les télégraphes électriques, le défrichement de continents entiers [et] la régularisation des fleuves » (Ibid), cette « domestication des forces de la nature » est bien loin d’apporter l’espoir de liberté, d’égalité et de justice :

« Le travail produit des merveilles pour les riches, mais il produit le dénuement pour l’ouvrier. Il produit des palais, mais des tanières pour l’ouvrier. Il produit la beauté, mais l’étiolement pour l’ouvrier. […] Il produit l’esprit, mais il produit l’imbécillité, le crétinisme pour l’ouvrier. » (Marx, Manuscrits de 1844, p. 58).

Le jugement sévère de Marx sur le capitalisme est fondé sur une analyse minutieuse de son fonctionnement qui lui a permis de prévoir certains des aspects les plus néfastes du capitalisme actuel : la concentration des capitaux, l’augmentation des inégalités socio-économiques, la mondialisation qui impose à toutes les nations « une prétendue civilisation » (Marx et Engels, Manifeste du parti communiste, p. 15.), les crises financières et même la crise écologique.

Système fondé sur la propriété privée (l’appropriation) des moyens de production, du produit du travail d’autrui, des autres animaux et de la terre, le capitalisme n’est pas seulement profondément injuste et instable, mais également insoutenable.

La « genèse du fermier capitaliste » [1]

C’est dans l’agriculture que Marx identifie les premiers effets du capitalisme, notamment dans l’élevage des moutons et du bétail. Il dénonce les lois sur le clôturage des terres communales qui ont donné le coup d’envoi au développement de l’agriculture intensive. Véritable « vol de la propriété communale » (Marx, Le capital, livre I, p. 824), ces lois ont privatisé les terres autrefois dévolues à l’usage collectif et mené à l’expropriation de la population rurale qui s’est vue transformée en main d’œuvre pour les villes.

Dans Le Capital, Marx analyse longuement comment « cette usurpation violente de la propriété communale […] s’accompagne de la transformation des terres de labour en pâturages » (Le capital, livre I, p. 815). C’est ainsi, dit Marx, qu’une poignée de « riches éleveurs de bétail» (Le capital, livre I, p. 817) usurpa les terres d’un grand nombre de paysans forcés de gagner leur subsistance en travaillant pour autrui. Ces transformations sociales ne se sont pas faites sans heurts :

« Entre 1814 et 1820, ces 15 000 habitants, soit environ 3000 familles, furent systématiquement chassés et décimés. Tous leurs villages furent détruits et brûlés, tous leurs champs transformés en pâturages. On fit venir pour l’exécution de ce plan des soldats britanniques […]. Une vieille femme, qui refusait d’abandonner sa chaumière, périt dans les flammes. » (Le capital, livre I, p. 822)

Les êtres humains ont été chassés pour faire de la place aux animaux comme les moutons et les bœufs, en raison des profits qu’on tirait de leur laine et leur viande. Et les animaux, souligne Marx, furent à leur tour chassés des pâturages avec la création des Deer Forest, les réserves de chasse « consacrées uniquement au plaisir de quelques chasseurs, qui ne dure que pendant une brève période de l’année » : « les moutons furent chassés […] tout comme auparavant on avait chassé les hommes pour faire place aux moutons… » (Le capital, livre I, 823-825, note 220.).

Marx était également témoin du développement de l’élevage hors sol, notamment du système Bakewell qui permet de « garder constamment les bêtes à cornes à l’étable » (Le capital, livre II, p. 258). Ce système – qui influença notamment la théorie de la sélection naturelle Darwin – consistait à enfermer les animaux et à séparer les mâles des femelles pour sélectionner des reproducteurs aux caractéristiques désirées. Cette sélection artificielle fondée sur la consanguinité a permis de développer des lignées génétiques qui pouvaient être engraissées plus rapidement : « Bakewell […] réduisait par une sélection attentive le squelette des moutons au minimum nécessaire à leur existence […]. Presque tout leur poids était en viande nette. » (Le capital, livre II, p. 251).

C’est Descartes, dit Marx, qui « avec sa définition des animaux comme simples machines, voit les choses avec les yeux de période manufacturière, par opposition au Moyen Âge, où l’animal passait pour l’auxiliaire de l’homme » (Le capital, livre I, p. 438, note 111). Cette révolution agricole – fondée sur l’expropriation des paysans et des animaux domestiqués – a eu pour effet « de transformer la terre en article de commerce pur et simple » (Le capital, livre I, p. 815) et de transformer les paysans en ouvriers salariés.

Le travail salarié : une forme de travail forcé et aliénant

L’arrivée massive dans les villes d’une main d’œuvre de paysans dépossédés de leurs terres et de leurs moyens de subsistance permit le développement du capitalisme industriel. Le travail salarié est souvent présenté comme une forme de travail libre parce que c’est l’ouvrier lui-même qui vend sa force de travail, tandis que « l’esclave ne vendait pas plus sa force de travail au possesseur d’esclaves que le bœuf ne vend le produit de son travail au paysan » (Travail salarié et capital, p. 20). À la différence des esclaves et des animaux domestiques qui sont eux-mêmes des marchandises que leur propriétaire peut revendre à un autre propriétaire, le travailleur salarié vend lui-même sa force de travail, il a la liberté de quitter son emploi pour travailler ailleurs.

Marx soutenait qu’en réalité le travail salarié était un travail forcé parce que les prolétaires doivent se vendre, jour après jour, à un employeur pour assurer leurs moyens de subsistance. La liberté du travailleur salarié est bien relative parce celui qui ne possède rien d’autre que sa force de travail « ne peut quitter la classe tout entière des acheteurs, c’est-à-dire la classe capitaliste, sans renoncer à l’existence. Il n’appartient pas à tel ou tel employeur, mais à la classe capitaliste […] » (Travail salarié et capital, p. 20).

Dans le capitalisme, si chacun peut en principe accéder à la classe possédante, rares sont ceux qui y parviennent : « L’existence d’une classe ne possédant rien que sa capacité de travail est une condition première du capital » (Travail salarié et capital, p. 28). Le capitalisme a aboli les anciennes classes sociales fondées sur la noblesse et rendu possible une certaine mobilité sociale inconnue à l’époque féodale, mais il n’a pas aboli les antagonismes de classes : il les a simplifiés. L’accumulation du capital en un petit nombre de mains (« résultat nécessaire de la concurrence » selon Marx [2]) a fait disparaître les distinctions sociales antérieures de sorte que la société se divise de plus en plus en deux classes : la bourgeoisie et le prolétariat ou, autrement dit, les propriétaires et les ouvriers non propriétaires.

Marx était déjà à son époque témoin des inégalités sociales inhérentes au capitalisme et de la concentration inévitable des richesses dans les mains d’une minorité. D’une part, la concurrence entre les ouvriers sur le marché du travail assurait que les salaires resteraient minimaux, de sorte que «  l’ouvrier moderne […] loin de s’élever avec le progrès de l’industrie, descend toujours plus bas [20] ». D’autre part, la concurrence entre les capitalistes eux-mêmes faisait en sorte que la petite bourgeoisie venait éventuellement grossir les rangs de « l’armée de réserve industrielle » (Le capital, livre I, p. 538) ou de ce qu’on appelle aujourd’hui les ressources humaines : « petits industriels, marchands et rentiers, artisans et paysans, tout l’échelon inférieur des classes moyennes de jadis, tombent dans le prolétariat » (Manifeste du parti communiste, p. 16).

Le travail salarié est également une forme de travail forcé dans la mesure où la plupart ne travaillent pas pour le plaisir et l’accomplissement, mais pour survivre, se loger et se nourrir. Il s’agit de fournir les moyens de subsistance à l’ouvrier et à sa famille « pour que la race des ouvriers ne s’éteigne pas » (Manuscrits de 1844, p. 13). Cette « vie ramenée à sa plus simple expression » (Manifeste du parti communiste, p. 18) est présentée par Marx comme une forme de déshumanisation ou d’animalisation des humains, laissant par là entendre que « la production capitaliste dérobe les humains de quelque chose qui leur est dû en tant qu’êtres humains » (Wilde, « “The creatures, too, must become free”: Marx and the Animal/Human Distinction », p. 42).

En effet, le salariat n’est pas simplement, pour Marx, un travail forcé, mais aussi un travail aliénant, notamment en raison de la division du travail qui impose des tâches simples et répétitives :

« L’ouvrier qui, douze heures durant, tisse, file, perce, tourne, bâtit, manie la pelle, taille la pierre, la transporte, etc., regarde-t-il ces douze heures de tissage, de filage, de perçage, de travail au tour ou de maçonnerie, de maniement de la pelle ou de taille de la pierre comme une manifestation de sa vie, comme sa vie ? Bien au contraire. La vie commence pour lui où cesse l’activité, à table, à l’auberge, au lit. Par contre, les douze heures de travail n’ont nullement pour lui le sens de tisser, de filer, de percer, etc., mais celui de gagner ce qui lui permet d’aller à table, à l’auberge, au lit. » (Travail salarié et capital, p. 20).

L’aliénation du travailleur consiste dans le fait que le produit de son activité n’est pas le but de son activité. Le travail est alors moins une partie de sa vie qu’un sacrifice de sa vie et l’ouvrier ne se sent libre « que dans ses fonctions animales : manger, boire, procréer » (Manuscrits de 1844, p. 59).

L’aliénation des animaux : critique de l’anthropocentrisme de Marx

Marx reconnaît que se nourrir et se reproduire sont aussi « des fonctions authentiquement humaines », mais soutient que lorsqu’elles sont le but exclusif de la vie, elles sont animales (Manuscrits de 1844, p. 59). Cette thèse de Marx a fait l’objet de nombreuses critiques.

On comprend qu’une vie humaine épanouie ne puisse être exclusivement centrée sur la satisfaction des besoins vitaux, comme le fait de se nourrir et de se reproduire. En revanche, l’idée selon laquelle les humains sont alors réduits à la condition de « simples animaux » trahit une conception réductrice de la vie des autres animaux. Cela présuppose en effet que leur vie est entièrement orientée vers la survie et la reproduction.

Or, comme le soutient Aristote dans son traité De l’âme, ces fonctions ne caractérisent pas la vie animale en tant que telle, mais l’âme végétative commune à tout être vivant. Ce qui est propre aux animaux ce n’est pas d’être en vie, de se nourrir et de se reproduire – ce sont là des fonctions vitales que les animaux partagent avec les plantes – mais de percevoir, de se mouvoir, de ressentir, d’agir, de se rappeler et d’apprendre, de communiquer avec les autres et de développer des relations interpersonnelles et des liens affectifs.

Puisque nous devons également distinguer chez les animaux entre la simple survie et l’épanouissement, c’est-à-dire entre la satisfaction de ce que Marx appelle les « besoins physiques » et la possibilité de développer leurs capacités propres, il s’ensuit que les animaux non-humains ne coïncident pas avec leurs « activités vitales » contrairement à ce que soutient Marx et peuvent donc également être aliénés.

Reprenant les formes d’aliénation identifiées par Marx, Noske soutient que les animaux qui vivent enfermés dans nos élevages et nos laboratoires sont également aliénés en plusieurs sens : ils sont (1) aliénés du produits de leur travail, (2) aliénés de leurs activités productives et reproductives, (3) aliénés de leur essence et (4) aliénés de leurs relations métaboliques avec la nature (Noske, Beyond Boundaries: Humans and Animals, p. 18-20).

Les animaux domestiqués sont aliénés de leurs activités productives et reproductives au sens où ils sont dépossédés de leurs corps, du fruit de leur travail, séparés de leurs enfants et privés de leur lait maternel, leurs œufs, etc. Les animaux qui « ressentent […] le besoin de la chasse, du mouvement, de la société, etc. » (Manuscrits de 1844, p. 93) peuvent également être aliénés de ce que Marx appelle leur être générique, c’est-à-dire de leur essence ou genre propre. Par exemple, il appartient à l’essence des oiseaux de voler et à la nature des mammifères sociaux de vivre en communautés. Confinés dans des conditions d’isolement ou de surpopulation, les oiseaux et mammifères d’élevage sont privés de la possibilité d’exprimer leurs comportements naturels, de se mouvoir librement, d’explorer leur environnement et de développer des liens affectifs et des relations sociales. Ils sont donc aliénés de leurs relations avec la nature et de leur vie sociale.

Littéralement réduits à leurs fonctions vitales (nutrition, croissance et reproduction) et privés de leurs possibilités les plus propres, les animaux domestiqués ne sont pas simplement exploités, réduits à des marchandises et tués dès qu’ils sont suffisamment engraissés ou plus assez productifs, mais leur vie n’a plus rien d’une vie proprement animale.

Les animaux domestiqués comme prolétaires ? Le travail chez les humains et les autres animaux

On objectera que les animaux ne travaillent pas au sens strict et ne peuvent donc pas être aliénés du fruit de leur travail. Or, si le travail consiste à « mettre en mouvement les forces naturelles de sa personne physique, ses bras et ses jambes, sa tête et ses mains pour s’approprier la matière naturelle sous une forme utile à sa vie » (Le capital, livre I, p. 199), il va de soi que les animaux aussi travaillent. Marx le reconnaît, mais soutient qu’ils ne produisent que « sous l’empire du besoin physique immédiat » et seulement ce dont ils ont besoin pour eux-mêmes et leurs enfants (Manuscrits de 1844, p. 61-62).

Pourtant, il n’ignorait pas que les animaux de travail utilisés dans les manufactures, les champs et le transport ne travaillaient pas pour satisfaire leurs besoins fondamentaux, mais pour la satisfaction des besoins des êtres humains auxquels il sont étaient soumis. Qu’ils aient été contraints de travailler par la force plutôt que par le salariat ne change pas fondamentalement la situation, à moins de vouloir nier que les esclaves travaillent. Marx parle d’ailleurs lui-même des « animaux de travail » et souligne fréquemment dans Le capital le sort commun des humains et des animaux pris dans le mode de production capitaliste.

Une des raisons de la réticence à reconnaître les animaux domestiqués comme faisant partie du prolétariat vient du fait qu’ils sont privés du potentiel révolutionnaire généralement reconnu à la classe ouvrière (Torres, Making a Killing, p. 38-39). Or, que les animaux domestiqués ne puissent s’organiser collectivement pour faire la révolution ne signifie pas qu’ils ne résistent pas à leur oppression : « De toutes les grandes forces motrices issues de la période manufacturière, la force du cheval était la plus mauvaise, en partie parce qu’un cheval n’en fait qu’à sa tête […]. » (Marx, Le capital, livre I, p. 422 [3]). C’est précisément cette insubordination ou cette résistance des animaux qui rendait leur emploi difficile et qui a motivé leur remplacement par des machines.

Même s’il reconnaît que les animaux aussi travaillent, Marx soutient que ce qui distingue le travail des êtres humains est la capacité de produire en fonction d’un plan mental. Les animaux ne produiraient qu’instinctivement sans se représenter le but de leur activité, tandis que « le résultat auquel aboutit le procès du travail était déjà au commencement dans l’imagination du travailleur » (Le capital, livre I, p. 200). Le développement des recherches scientifiques en éthologie nous impose de relativiser ce dualisme entre travail instinctif et travail conscient [4], même s’il faut bien reconnaître que la capacité de produire des outils et des technologies caractérise assez distinctement les humains.

Le capitalisme et la crise écologique chez Marx

Si la production technologique existe déjà « en germe chez certaines espèces animales » (Le capital, livre I, p. 202), elle a atteint chez les êtres humains des niveaux de développement tels que les géologues évoquent aujourd’hui une nouvelle ère géologique marquée par les impacts des humains sur la planète, les sols, le climat, les forêts, les océans et l’extinction massive des autres espèces animales : l’Anthropocène [5].

Les effets négatifs de la production capitaliste sur la nature se faisaient déjà sentir à l’époque de Marx qui déplore à de nombreuses reprises l’appauvrissement des sols, la pollution de l’air et des rivières (Le capital, livre III, p. 111) [6] :

« Avec la prépondérance toujours croissante de la population urbaine qu’elle entasse dans de grands centres, la production capitaliste amasse d’un côté la force motrice historique de la société et perturbe d’un autre côté le métabolisme entre l’homme et la terre, c’est-à-dire le retour au sol des composantes de celui-ci usées par l’homme sous forme de nourriture et de vêtements, donc l’éternelle condition naturelle d’une fertilité durable du sol. […] Tout progrès de l’agriculture capitaliste est non seulement un progrès dans l’art de piller le travailleur, mais aussi dans l’art de piller le sol ; tout progrès dans l’accroissement de sa fertilité pour un laps de temps donné est en même temps un progrès de la ruine des sources durables de cette fertilité. Plus un pays, comme par exemple les États-Unis d’Amérique, part de la grande industrie comme arrière-plan de son développement et plus ce processus de destruction est rapide. Si bien que la production capitaliste ne développe la technique […] qu’en ruinant dans le même temps les sources vives de toute richesse : la terre et le travailleur. » (Marx, Le Capital, livre I, p. 566-567).

Certains marxistes comme Foster s’appuient sur ces passages où Marx identifie le métabolisme entre l’être humain et la nature comme « condition naturelle éternelle de la vie des hommes » pour parler d’un Marx écologiste (Foster, Marx’s Ecology: Materialism and Nature).

Alors qu’on attribue généralement à Marx une conception prométhéenne de l’être humain et une vision productiviste du développement, Foster soutient que cela est le fruit d’une lecture biaisée. Marx dénonce clairement la marchandisation de la terre et la rupture du « rapport métabolique » entre les humains et la nature qui met en péril la survie de l’humanité. Pour Marx, le capitalisme n’est pas simplement un système injuste (exploitation des travailleurs, concentration des richesses, injustices économiques, vol de la propriété communale, etc.), instable (crises financières récurrentes), mais également insoutenable puisqu’il épuise les sols, pollue les cours d’eau et met en danger les relations avec la nature dont dépend l’existence des êtres humains.

Marx considérait le capitalisme comme une étape nécessaire du développement des sociétés humaines, mais une étape transitoire devant être remplacée par une nouvelle forme d’organisation sociale permettant non seulement le développement d’une société libre et juste, mais également plus respectueuse de la nature. Il ne s’agit cependant pas, chez Marx, d’une affirmation de la valeur intrinsèque de la nature et de ses habitants non humains, mais d’un respect hautement intéressé puisque la survie des futures générations humaines en dépend :

« Du point de vue d’une organisation économique supérieure de la société, le droit de propriété de certains individus sur des parties du globe paraîtra tout aussi absurde que le droit de propriété d’un individu sur son prochain. Une société entière, une nation et même toutes les sociétés contemporaines réunies ne sont pas propriétaires de la terre. Elles n’en sont que les possesseurs, elles n’en ont que la jouissance et doivent la léguer aux générations futures après l’avoir améliorée en boni patres familias. » (Marx, Le capital, livre III, p. 705).

Marx anticipe ici le concept de « durabilité (sustainability) » mis de l’avant dans le rapport Brundtland en 1987 : « Le développement durable est un mode de développement qui répond aux besoins des générations du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ». Marx semble cependant aller encore plus loin : il ne s’agit pas seulement de ne pas nuire aux générations futures, mais d’améliorer leur sort.

De nos jours, de plus en plus de gens soutiennent que la notion de « développement durable » est contradictoire et qu’il faut plutôt entamer un processus de décroissance. Marx serait probablement d’accord puisqu’il identifiait l’impératif de la croissance économique comme un des principaux maux du capitalisme. Les sociétés industrielles sont, en effet, frappées d’un mal qu’aucune autre société n’avait connu : « Une épidémie qui, à toute autre époque, eût semblé une absurdité, s’abat sur la société – l’épidémie de la surproduction. […] La société a trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop d’industrie, trop de commerce » (Manifeste du parti communiste, p. 15).

Cette conception cadre difficilement avec l’image officielle du Marx « productiviste », défenseur d’une complète domination de l’être humain sur la planète. Au contraire, il considérait la propriété foncière, c’est-à-dire la propriété privée de la terre, aussi absurde que l’esclavage non seulement parce qu’elle empêche une partie des gens « d’élire domicile sur la terre », mais parce qu’elle donne « le droit pour le propriétaire d’exploiter le globe, les entrailles de la terre, l’air, partant ce qui conditionne la conservation et le développement de la vie » (Le capital, livre III, p. 703).

À celles et ceux qui croient aux promesses d’un capitalisme vert et à visage humain, Marx répondrait que, laissé à lui-même, jamais le capitalisme n’internalisera les coûts sociaux et environnementaux de sa production – tant qu’ils ne grugent pas les profits. Le problème ne vient pas de la méchanceté des capitalistes, mais plutôt du fonctionnement d’un système contre lequel ils sont impuissants :

« Dans l’ensemble, cela ne dépend pas non plus de la bonne ou de la mauvaise volonté de chaque capitaliste pris individuellement. La libre concurrence impose à chaque capitaliste les lois immanentes de la production capitaliste comme des lois qui le contraignent de l’extérieur. » (Le capital, livre I, p. 301-302).

Les protections sociales et environnementales les plus fondamentales ont été conquises de haute lutte contre le capitalisme, comme les lois sur la longueur des journées de travail, les réglementations sur les déchets industriels ou les produits chimiques. Ces lois sont non seulement très inefficaces, mais il suffit de vagues de déréglementation – comme celles qui ont marqué le néolibéralisme depuis les années 80 – pour les abroger.

Pour Marx, les réformes du système ne suffiront pas à masquer que le capitalisme – la propriété privée de la terre, des moyens de productions et du fruit du travail d’autrui – n’est pas seulement incompatible avec la justice sociale, mais également avec la préservation de l’environnement et la survie de l’humanité. Cette forme d’organisation sociale ne peut durer non seulement en raison de limites morales, mais aussi de limites physiques, c’est-à-dire de limites naturelles [7].

Pour une solidarité plus globale

La prise de conscience grandissante des limites écologiques amène aujourd’hui de plus en plus de gens à soutenir avec Marx qu’il ne s’agit pas simplement de réformer le système de production capitaliste, mais de l’abolir.

Les écosocialistes, par exemple, soutiennent que la gestion durable des ressources naturelles passe par une appropriation collective des terres et des moyens de production. Il ne suffit pas d’abolir la propriété privée des moyens de production qui permettent l’exploitation des individus et l’accaparement du fruit de leur travail, mais d’abolir le statut de propriété privée de la terre pour en faire une propriété collective.

Certains vont encore plus loin et soutiennent que nous devons abolir non seulement le statut de propriété privée de la terre et des animaux qui y habitent, mais leur statut de propriété tout court. En effet, les perspectives écosocialistes restent anthropocentristes puisque si les animaux ne sont plus la propriété privée d’une élite, ils sont encore des propriétés collectives que nous pouvons utiliser, enfermer, mutiler et tuer comme bon nous semble. Nos sociétés seraient donc encore composées d’une classe oppressive possédant et exploitant une classe opprimée, une classe d’individus dépossédés qui survivent à peine en échange de leur travail, de leurs enfants, de leurs corps, de leurs muscles et de leurs produits corporels (lait maternel, œufs, peaux, fourrures, etc.). Il ne suffirait pas d’habiter la terre en gestionnaires éclairés et en « bon père de famille », comme le suggère Marx, mais de reconnaître que les individus des autres espèces et les communautés animales qui partagent la planète avec nous ont également droit à la liberté et l’auto-détermination.

Ces luttes antispécistes et écologistes vont assurément plus loin que Marx, mais sa pensée se révèle néanmoins un allié insoupçonné pour celles et ceux qui visent à développer une solidarité plus globale, non pas seulement avec les prolétaires de tous les pays, mais également avec les générations futures et les autres habitants de la planète.

NOTES

[1] Titre de la section 4 du chapitre XXIV du livre I du Capital intitulé « La prétendue “accumulation initiale” ».

[2] Marx, Manuscrits de 1844, p. 55. L’histoire semble lui avoir donné raison : les inégalités socio-économiques grandissantes sont un des traits distinctifs du capitalisme néolibéral. En 2014, les 85 individus les plus riches du monde avaient autant d’avoirs combinés que 50% de la population la plus pauvre (3,5 milliards de personnes). Selon un rapport d’Oxfam de janvier 2015, 1% des plus riches posséderont plus de la moitié des richesses planétaires en 2016.

[3] Marx, Le capital, livre I, p. 422 : « Le cheval a été abondamment utilisé aux débuts de la grande industrie comme en témoigne […] le simple fait qu’on exprime la force mécanique en cheval-vapeur, expression encore en vigueur aujourd’hui ». Sur la résistance des animaux prolétaires, voir Hribal (2003) et (2010).

[4] Voir, par exemple, Gould, J. R. et C. G. Gould (2007), Animal Architects: Building and the Evolution of Intelligence.

[5] L’Anthropocène est un concept développé par Paul Crutzen et Eugene Stoermer pour désigner l’époque géologique suivant l’Holocène. Certains auteurs marxistes, notamment Jason W. Moore (2015), suggèrent de parler plutôt de « Capitalocène » pour insister sur le fait que ce ne sont pas toutes les formes de civilisation humaine qui ont eu un impact au niveau géologique, mais particulièrement les sociétés capitalistes.

[6] Marx déplore notamment l’abondance de déchets et résidus industriels, mais également l’abandon de la récupération des matériaux usagés et la mauvaise gestion des excréments humains : « À Londres, on n’a trouvé rien de mieux à faire de l’engrais provenant de 4 millions et demi d’hommes que de s’en servir pour empester, à frais énormes, la Tamise ». Marx, K. (1976), Le capital, livre III, p. 111.

[7] (« Physique » vient du grec « phusis » qui signifie « nature »).

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