Merleau-Ponty : Causeries sur l’animalité

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“Exploration of the Perceived World: Animality”, from Merleau-Ponty’s “Causeries” radio lectures.

Translated and subtitled by Kris Pender

Voici un extrait:

IV. EXPLORATION DU MONDE PERCU : L’ANIMALITĖ

[§1] Quand on passe de la science, de la peinture et de la philosophie classiques a la science, la peinture et la philosophie modernes, on assiste, disions-nous, dans les trois precedentes causeries, a une sorte de reveil du monde percu. Nous reapprenons a voir ce monde autour de nous dont nous nous etions detournes dans la conviction que nos sens ne nous apprennent rien de valable et que seul le savoir rigoureusement objectif merite d’etre retenu. Nous redevenons attentifs a l’espace ou nous sommes situes, et qui n’est vu que selon une perspective limitee, la notre, mais aussi qui est notre residence et avec lequel nous entretenons des rapports charnels – nous redecouvrons dans chaque chose un certain style d’etre qui en fait un miroir des conduites humaines –, enfin entre nous et les choses s’etablissent, non plus les purs rapports d’une pensee dominatrice et d’un objet ou d’un espace tout etales devant elle, mais le rapport ambigu d’un etre incarne et limite avec un monde enigmatique qu’il entrevoit, qu’il ne cesse meme de hanter, mais toujours à travers les perspectives qui le lui cachent autant qu’elles le lui revelent, a travers l’aspect humain que toute chose prend sous un regard humain.

[§2] Mais, dans ce monde ainsi transforme nous ne sommes pas seuls, nous ne sommes pas meme entre hommes. II s’offre aussi a des animaux, a des enfants, a des primitifs, a des fous qui l’habitent a leur maniere, qui, eux aussi, coexistent avec lui, et nous allons voir aujourd’hui qu’en retrouvant le monde percu nous devenons capables de trouver plus de sens et plus d’interet a ces formes extremes ou aberrantes de la vie ou de la conscience, si bien qu’enfin c’est le spectacle entier du monde et de l’homme meme qui recoivent une signification nouvelle.

[§3] Il est bien connu que la pensee classique ne fait pas grand cas de l’animal, de l’enfant, du primitif, ni du fou. (…) On se rappelle que Descartes ne voyait rien de plus dans un animal qu’une somme de roues, de leviers, de ressorts, qu’une machine enfin ; quand l’animal n’etait pas une machine, il etait, dans la pensee classique une ébauche d’homme et beaucoup d’entomologistes n’ont pas craint de projeter en lui les traits principaux de la vie humaine. La connaissance des enfants et des malades est restee longtemps rudimentaire en raison des memes prejuges : les questions que le medecin ou l’experimentateur leur posaient etaient des questions d’homme, on cherchait moins a comprendre comment ils vivent pour leur compte qu’a mesurer la distance qui les separe de l’adulte ou de l’homme sain dans leurs performances ordinaires. Quant aux primitifs, ou bien on cherchait en eux une image embellie du civilise, ou au contraire, comme Voltaire dans l’Essai sur les moeurs, on ne trouvait dans leurs coutumes ou dans leurs croyances qu’une suite d’absurdites inexplicables. Tout se passe comme si la pensee classique s’etait tenue dans un dilemme: ou bien l’etre auquel nous avons affaire est assimilable a un homme, et il est alors permis de lui attribuer par analogie les caracteres generalement reconnus a l’homme adulte et sain ; ou bien il n’est rien qu’une mecanique aveugle, un chaos vivant, et il n’y a alors aucun moyen de trouver un sens a sa conduite.

[§4] Pourquoi maintenant tant d’écrivains classiques montrent-ils de l’indifférence envers les animaux, les enfants, les fous, les primitifs? C’est qu’ils sont persuades qu’il y a un homme accompli, voué a être « maître et possesseur » de la nature, comme disait Descartes, capable donc par principe de pénétrer jusqu’a l’être des choses, de constituer une connaissance souveraine, de déchiffrer tous les phenomenes, et non seulement ceux de la nature physique, mais encore ceux que nous montrent l’histoire et la societe humaines, de les expliquer par leurs causes et enfin de trouver dans quelque accident de leur corps la raison des anomalies qui tiennent l’enfant, le primitif, le fou, l’animal a l’ecart de la vérité. Il y a, pour la pensée classique, une raison de droit divin, soit qu’en effet elle concoive la raison humaine comme le reflet d’une raison créatrice, soit que, même après avoir renoncé a toute théologie, elle postule, comme il arrive souvent, un accord de principe entre la raison des hommes et l’être des choses. Dans une telle perspective, les anomalies dont nous parlons ne peuvent avoir que la valeur de curiosites psychologiques, auxquelles on fait avec condescendance une place dans un coin de la psychologie et de la sociologie « normales ».

[§5] Mais c’est justement cette conviction ou plutot ce dogmatisme qu’une science et une réflexion plus mûres remettent en question. Il est bien sur que ni le monde de l’enfant, ni celui du primitif, ni celui du malade, ni, a plus forte raison, celui de l’animal, autant que nous puissions le reconstituer a travers sa conduite, ne constituent des systèmes cohérents et qu’au contraire celui de l’homme sain, adulte et civilise s’efforce vers cette cohérence. Mais le point essentiel est qu’il ne la possède pas, qu’elle demeure une idee ou une limite jamais atteinte en fait, et qu’en consequence il ne peut pas se fermer sur soi, le «  normal » doit se soucier de comprendre des anomalies dont il n’est jamais tout a fait exempt. Il est invite a s’examiner sans complaisance, a redecouvrir en lui-meme toutes sortes de fantasmes, de reveries, de conduites magiques, de phenomenes obscurs, qui demeurent tout-puissants dans sa vie privee et publique, dans ses rapports avec les autres hommes, qui laissent meme, dans sa connaissance de la nature, toutes sortes de lacunes par lesquelles s’insinue la poesie.

La pensee adulte, normale et civilisee vaut mieux que la pensee enfantine, morbide ou barbare mais a une condition, c’est qu’elle ne se prenne pas pour pensee de droit divin, qu’elle se mesure toujours plus honnetement aux obscurites et aux difficultes de la vie humaine, qu’elle ne perde pas le contact avec les racines irrationnelles de cette vie et qu’enfin la raison reconnaisse que son monde aussi est inacheve, ne feigne pas d’avoir depasse ce qu’elle s’est bornee a masquer et ne prenne pas pour incontestables une civilisation et une connaissance que sa fonction la plus haute est au contraire de contester.

[§6] C’est dans cet esprit que l’art et la pensee modernes reconsiderent, avec un interet renouvele, les formes d’existence les plus eloignees de nous, parce qu’elles mettent en evidence ce mouvement par lequel tous les vivants et nous-memes essayons de mettre en forme un monde qui n’est pas predestine aux entreprises de notre connaissance et de notre action. Alors que le rationalisme classique ne mettait aucun milieu entre la matiere et l’intelligence e mettait les etres vivants, s’ils ne sont pas intelligents, au rang de simples machines, et la notion meme de vie au rang des idees confuses, les psychologues d’aujourd’hui nous montrent au contraire qu’il y a une perception de la vie dont ils essayent de decrire les modalites. (…). Ainsi, quoi qu’en dise peut-etre une biologie mecaniste, le monde dans lequel nous vivons en tout cas n’est pas fait seulement de choses et d’espace, certains de ces fragments de matiere que nous appelons des vivants se mettent a dessiner dans leur entourage et par leurs gestes ou leur comportement une vue des choses qui est la leur et qui nous apparaitra si seulement nous nous pretons au spectacle de l’animalite, nous coexistons avec l’animalite au lieu de lui refuser temerairement toute espece d’interiorite.

[§7] Dans des experiences deja vieilles de vingt ans, le psychologue allemand Kohler essayait de retracer la structure de l’univers des chimpanzes. Il faisait justement remarquer que l’originalite de la vie animale ne peut pas apparaitre tant qu’on lui pose, comme c’etait le cas de beaucoup d’experiences classiques, des problemes qui ne sont pas les siens. La conduite du chien peut apparaitre absurde et machinale tant que le probleme a resoudre pour lui est de faire fonctionner une serrure, ou d’agir sur un levier. Cela ne veut pas dire que, considere dans sa vie spontanee et en face des questions qu’elle pose, l’animal ne traite pas son entourage selon les lois d’une sorte de physique naive, ne saisisse pas certains rapports et ne les utilise pas pour parvenir a certains resultats, enfin n’elabore pas les influences du milieu d’une maniere caracteristique de l’espece.

[§8] C’est parce que l’animal est le centre d’une sorte de mise en forme du monde, c’est parce qu’il a un comportement, c’est parce que, dans les tatonnements d’une conduite peu sure, et peu capable d’acquisitions accumulees, il revele en pleine lumiere l’effort d’une existence jetee dans un monde dont elle n’a pas la clef, c’est sans doute parce qu’elle nous rappelle ainsi nos echecs et nos limites que la vie animale joue un role immense dans les reveries des primitifs comme dans celles de notre vie cachee. Freud a montre que la mythologie animale des primitifs est recreee dans chaque jeune enfant a chaque generation, que l’enfant se voit, voit ses parents et les conflits ou il est avec eux dans les animaux qu’il rencontre, au point que le cheval devient dans les reves du petit Hans une puissance malefique aussi incontestable que les animaux sacres des primitifs. M. Bachelard, dans une etude sur Lautreamont, remarque que l’on trouve 185 noms d’animaux dans les 247 pages des Chants de Maldoror. Meme un poete comme Claudel, qui, comme chretien, pourrait etre expose a sous-estimer tout ce qui n’est pas l’homme, retrouve l’inspiration du Livre de Job et demande qu’on interroge les animaux.

Il y a, écrit-il,une estampe japonaise qui représente un Éléphant entouré par des aveugles. C’est une commission, n’est-ce pas, qu’on a déléguée pour identifier cette intervention monumentale au travers de nos affaires humaines. Le premier a enlacé une des pattes et dit: “C’est un arbre.” “C’est vrai, dit le second qui a découvert les oreilles, et voici les feuilles.” “Point du tout, dit le troisième qui promène sa main sur le flanc, c’est un mur!” “C’est une ficelle”, s’écrie le quatrième qui a saisi la queue. “C’est un tuyau”, réplique le cinquième qui a affaire à la trompe… Ainsi, poursuit Claudel, notre Mère, la Sainte Église catholique qui, de l’animal sacré, possède la masse, la démarche et le tempérament débonnaire, sans parler de cette double défense de pur ivoire qui lui sort de la bouche. Je la vois, les quatre pieds dans ces eaux qui lui arrivent directement du paradis, qui, de la trompe, y puise pour en baptiser copieusement tout son énorme corps.

[§9] On aime a imaginer Descartes ou Malebranche lisant ce texte et retrouvant les animaux, dont ils faisaient des mecaniques, charges de porter les emblemes de l’humain et du surhumain. Cette rehabilitation des animaux suppose, nous le verrons dans la prochaine causerie, un humour et une sorte d’humanisme narquois dont ils etaient bien loin.