Anthropocentrisme, suprématisme et capacitisme chez Peter Singer

« Le sens de la tragédie ou la hiérarchie des existences :
Anthropocentrisme, suprématisme et capacitisme chez Peter Singer »

par Christiane Bailey

Présentation à la Table ronde sur les 40 ans de Animal Liberation de Peter Singer
à la Société de Philosophie Analytique SOPHA (2015) organisée par Valéry Giroux

(Présentation power point disponible en ligne ici)

J’ai lu Singer en 2000 et je suis devenue ovo-lacto-pesco-végétarienne.

Je ne suis pas devenue végane, même si je savais très bien que le commerce des œufs et des produits du lait maternel de vaches impliquaient la mise à mort des animaux inutiles ou moins productifs.

Singer ne nous offrait pas vraiment de raison de penser que la mise à mort était un problème moral, pourvu que cela soit fait sans souffrance.

Évidemment, je savais que les animaux souffraient et que c’est pas vrai qu’on pouvait les tuer sans souffrance – les poules sont généralement électrocutées dans des bassins d’eau ou égorgées – mais je me disais sans doute qu’ils pourraient théoriquement l’être.

Singer ne disait rien de la violence sexuelle impliquée dans les produits du lait maternel. Rien à propos des problèmes moraux soulevés par la domination et la commodification complète d’individus pour le bénéfice des autres. Rien à propos du non-respect du consentement et de la volonté de ces animaux.

Animal Liberation a certainement eu une grande influence dans le mouvement de défense des animaux et surtout dans la reconnaissance académique de l’éthique animale.

Cependant, je voudrais expliquer pourquoi je ne vois plus aujourd’hui Singer comme le « père » de la libération animale. La forme de libération qu’il propose n’est pas la mienne et je trouve qu’on a de bonnes raisons de s’y opposer, notamment en raison des impacts négatifs de ces thèses sur les autres animaux et les humains les plus vulnérables.

Je vais insister sur le dénigrement de trois groupes chez Singer : des femmes, des autres animaux, et des personnes en situation de handicaps.

Singer, en bon utilitariste, a les moyens et même le devoir de porter attention aux contextes et aux conséquences de son argumentation (ou, pour reprendre l’expression de Eva Kittay, de sa pratique philosophique).

1. Ignorer et dénigrer l’apport des femmes

Dans leur livre Ecofeminism, Carol Adams et Lori Gruen soulignent que lorsqu’on présente Singer comme le père du mouvement de la libération animale, on oublie souvent toutes les mères que ce mouvement au eu.

Lorsqu’il retrace l’histoire du mouvement, Singer ignore souvent, voire même dénigre, l’apport des femmes et des perspectives non-occidentales.

Dans son article célébrant les 30 ans de la parution de Animal Liberation, Singer prétend qu’avant le milieu des années 70, « personne ou presque ne pensait que la façon dont on traitait les animaux était un problème moral qui méritait d’être pris au sérieux » (AL 30 ans après, 105-106).

Pourtant, la question de nos devoirs envers les animaux a une longue histoire dans la pensée occidentale et dans les autres cultures.

Il prétend qu’il n’existait « pas d’organisation de défense des droits des animaux. La protection des animaux était le problème de ceux qui défendent les chiens et les chats, un sujet ignoré par ceux qui écrivait sur des sujets importants. » (AL 30 ans après, 105-106).

Singer passe sciemment sous silence ici – je dis sciemment parce qu’il le savait et en parle ailleurs – que les premières organisations mises sur pieds par les femmes (souvent des suffragettes) ne visaient pas simplement à protéger les chiens et les chats, mais à protéger les animaux de travail (notamment les chevaux de calèches qui s’effondraient dans les rues), à combattre la vivisection des animaux dans les laboratoires et à s’opposer à la chasse sportive. Elles combattaient aussi la fourrure et plusieurs étaient végétariennes et même véganes, avant que ce mot n’existe.

Je pense notamment à Frances Power Cobbes, une militante irlandaise pour le droits des femmes qui a fondé la National Anti-Vivisection Society (NAVS) en 1875 et la British Union for the Abolition of Vivisection (BUAV) en 1898.

Singer connaît cette histoire, mais soutient néanmoins qu’avant que la libération animale attire l’intérêt des philosophes sérieux qui ont considéré la situation d’une perspective rationnelle, le mouvement de défense animale était surtout associé à ou composé de « vieilles bonnes femmes en souliers de tennis » (good old ladies in tennis shoes).

Non seulement, il dénigre l’apport de ces femmes qui se sont battues des décennies avant lui, mais il va même jusqu’à soutenir qu’elles ont en quelque sorte nuit à la cause animale :

« The portrayal of those who protest against cruelty to animals as sentimental, emotional ‘animal lovers’ [has meant] excluding the entire issue from serious political and moral discussion. » (Singer, AL)

On a l’impression que si le mouvement de libération des animaux n’a pas vraiment évolué avant Singer (selon lui), c’est parce que c’était des femmes qui le menaient et non pas des philosophes académiques crédibles.

C’est peut-être vrai.

Mais c’est à mon avis moins la faute des femmes et des formes d’activismes qu’elles privilégiaient – qui sont en gros, les mêmes formes d’activismes que va utiliser Henri Spira (que Singer défend et admire) et qu’on utilise encore aujourd’hui.

À mon avis, si le travail des femmes pour la défense des autres animaux n’a pas eu la reconnaissance que Animal Liberation a eu, c’est moins parce qu’elles ne faisaient pas cela correctement et parce qu’elles étaient trop émotionnelles et pas assez rationnelles, mais plutôt parce qu’elles étaient des femmes dans une société patriarcale qui dénigrait le plus souvent ce qui était associé aux femmes comme des préoccupations frivoles.

Dans ce contexte-là, c’est compréhensible que la cause animale gagne en crédibilité et en visibilité quand ce sont des hommes philosophes blancs qui sont devenus les chefs de file du mouvement.

On pourrait penser que leurs arguments étaient simplement meilleurs et plus rationnels.

Mais Singer avoue lui-même souvent que la perspective développée dans Animal Liberation ne vient pas de lui, mais en grande partie d’une femme, Roslind Godlovich, qui n’a malheureusement pas publié beaucoup. Singer ne nous dit pas pourquoi, mais on peut supposer que c’était difficile pour les femmes de publier et d’avoir un poste à l’université au début des années 70.

Et, de façon générale, dans une société patriarcale, il est inévitable qu’une cause associée aux femmes ait été ridiculisée et considérée avec mépris.

Il ne dénigre pas seulement l’apport des femmes, mais le rôle des émotions et du souci pour le sort des animaux (ce qu’il appelle un « sentimental concern »).

Lorsqu’il insiste sur le fait qu’il n’aime pas les animaux (« We were not animal lovers »), Singer renforce une dichotomie entre la raison et les émotions qui me semble inutile, erronée et contre-productive.

Les émotions jouent un rôle essentiel dans notre perception morale adéquate d’une situation. Une perspective purement rationnelle ne fait pas que nous aider à y voir plus clair, mais peut nous aveugler à des éléments moralement pertinent d’une situation.

Les émotions nous permettent de voir des éléments moralement pertinents. (Christine Tappolet défend d’ailleurs l’idée que les émotions sont des perceptions de valeurs.)

Singer peut bien prétendre ne pas faire appel aux émotions, mais les descriptions dans Animal Liberation indiquent le contraire. En décrivant en détails ce qu’on fait subir aux animaux dans les élevages, les abattoirs et les laboratoires au moyen de termes évaluatifs (donc moralement chargés), Singer cherche à éveiller chez le lecteur des émotions comme le dégoût et l’indignation.

Ne pas ressentir d’indignation devant une situation d’injustice, c’est probablement ne pas avoir réellement perçu l’injustice.

Singer dit souvent que les émotions qui ne sont pas tenues en laisse par la raison (« unchecked emotions ») sont dangereuses, qu’on doit réfléchir de façon critique à nos réponses émotionnelles et intuitives.

Je suis d’accord, mais la raison doit également être balancée avec nos réponses émotionnelles.

Une perspective purement rationnelle peut nous amener à nous aveugler à des torts importants et nous permet également souvent de rationaliser les torts.

Certaines féministes soutiennent que si les animaux autrement qu’humains sont dans une situation aussi terrible aujourd’hui, c’est pas tellement par manque de rationalité de notre part, que par manque de sensibilité, de compassion, d’attention et de souci pour autrui.

Si les féministes critiquent le dénigrement des émotions chez Singer, c’est pas simplement pour les raisons que je viens de vous donner, mais aussi parce que cela est lié à deux autres problèmes chez Singer :
(1) le dénigrement de la vie des autres animaux et
(2) le dénigrement de la vie des humains en situation de handicaps.

Je vais commencer par le premier point (animaux) et terminer par le dernier (handicapés) en tentant de montrer en quoi ces deux formes de dénigrement sont liés au rationalisme de Singer.

2. Déniger les autres animaux

Singer soutient qu’il n’aime pas les autres animaux et cela paraît dans la conception réductionniste qu’il a de leur existence.

Il laisse souvent entendre que la majorité des autres animaux sont des équivalents cognitifs des enfants humains profondément handicapés.

Cette comparaison est déplacée pour un bon nombre de raisons (que je ne peux énumérer exhaustivement ici).

D’une part, cela sous-entend une conception hiérarchique dans laquelle les animaux non-humains sont « inférieurs » aux êtres humains « typiques » et que les humains non-typiques sont plus près des « autres animaux.

D’autre part, il est insensé de comparer les individus adultes des autres groupes biologiques qui sont capables de prendre soin d’eux-mêmes et de leurs petits, de se nourrir, se protéger et de s’orienter dans des environnements physiques et sociaux très complexes à des bébés humains.

Singer reconnaît que plusieurs autres animaux sont des individus sensibles et que cela compte moralement.

Il reconnaît qu’ils ont intérêt à ne pas souffrir, mais il ne leur reconnaît pas d’intérêt à être libre, à ne pas être soumis à des procédures invasives et non-thérapeutiques sans leur consentement et il ne leur reconnaît pas d’intérêt à rester en vie et à ne pas être tués.

Au cœur du débat est sa distinction entre les personnes et les non-personnes, c’est-à-dire entre les individus conscients ou sensibles (qui peuvent souffrir et ressentir des expériences plaisantes) et les individus qui ont, en plus, conscience d’eux-mêmes dans le temps, qui sont capables de raisonnements (ou de réflexions rationnelles) et qui sont capables de faire des projets de vie à long terme.

Selon la thèse du remplacement, on peut tuer ces individus « simplement conscients » ou non-rationnels sans douleur si on les remplace par d’autres sans qu’il n’y ait de question morale à se poser.

En fait, on a même pas à dire que c’est pour des intérêts importants, cela peut être pour des raisons totalement triviales. Si certains individus sont par principe remplaçables, on a en fait même pas à fournir de justifications.

Singer ne voit rien de mal à tuer un individu vulnérable qui ressent des émotions et des expériences vécues, qui vit dans un monde de sens qui lui importe, qui a une vie sociale et qui tissent des relations interpersonnelles avec les autres, pourvu que cela soit fait sans douleur, qu’il soit remplacé par un autre qui aura une vie qui ne sera pas plus misérable et que cela n’affecte pas trop les survivant.es.

La thèse du remplacement est bien illustrée dans un Dialogue qu’on suppose fictif avec sa fille Naomi publié en 1999 dans The Lives of Animals de Coetzee.

Sa fille est totalement horrifiée à l’idée que Singer considère qu’il y a aucun problème à tuer Max, leur chien, sans douleur s’il est remplacé par un autre.

Singer ne parle même pas de remplacer le chien par un « rescue », un animal adopté dans un refuge, mais d’aller en acheter un chez un éleveur afin d’en produire un nouveau : « there are plenty of dog breeders out there who breed dogs to meet the demand. »

Les refuges n’ont aucune raison d’être dans cette perspective. Puisqu’on peut tuer les chiens sans perte d’utilité globale. “There is no loss.“, prétend Singer.

C’est une grande partie du travail fait dans les sanctuaires et les refuges qui devient irrationnel puisque ces animaux n’ont aucun intérêt à vivre (dans la perspective qui est celle de Singer en 1999).

On doit même considérer que ce travail a quelque chose de moralement répréhensible dans la mesure où on y dépense des énergies et des ressources pour prendre soin d’individus qui ont parfois une qualité de vie assez médiocre en raison des sévices qu’ils ont subis dans l’industrie de l’élevage ou du simple fait qu’ils viennent de lignées génétiques qui grossissent trop et trop vite ou produisent trop d’oeufs ou de lait, engendrant plusieurs problèmes de santé chroniques.

La plupart des gens travaillant dans ces sanctuaires conçoivent leur travail comme façon de s’excuser auprès de ces animaux de ce que notre société leur a fait enduré.

Prendre soin d’eux du mieux qu’on peut est le minimum que nous leur devons.

Mais ces considérations n’ont aucun sens pour l’utilitarisme qui n’est pas « backward looking », il ne peut exister de devoirs de réparations, ni envers les individus, ni envers les groupes.

Peu importe les torts qu’on a fait à des individus ou des groupes, on peut balancer la somme des utilités de façon impersonnelle. Mieux vaudrait tuer ces animaux le moins douloureusement possible et en créer de nouveaux moins misérables puisqu’ils n’ont supposément pas ces désirs et projets à long terme qui caractériseraient les êtres humains adultes rationnels.

Comme le dit Singer (1999), sa fille fait des projets d’été, mais son chien Max ne voit pas plus loin que la marche du lendemain.

La plupart des individus qui n’appartiennent pas à notre groupe biologique sont des contenants remplaçables d’expériences plaisantes et déplaisantes.

Singer parle de remplacement comme les fermiers parlent de remplacer leurs vaches, leurs cochons et leurs poulets.

Même pour des raisons triviales. Parce que leur vie ne compte juste pas. Même pas un peu.

***

Singer dit parfois que ces animaux n’ont pas de désirs orientés vers le futur.

Mais qu’est-ce qu’un désir qui n’est pas orienté vers le futur?

La plupart des mammifères et des oiseaux ne vivent pas dans un présent immédiat, dans « l’instant », mais ont des désirs qui les mènent à faire des choses pour les satisfaire.

La distinction n’est donc pas entre les animaux qui ont des désirs futurs et ceux qui n’en ont pas, mais entre ceux qui ont des désirs liés à un futur rapproché ou plus éloigné.

Le droit à la vie des individus dépend donc de leur différente expérience de la temporalité.

Il me semble que c’est là quelque chose de très difficile à établir. Beaucoup trop pour y faire reposer le plus ultime des jugements: peut-on tuer ou pas?
Surtout que Singer ne cesse de changer d’idées.

En 1994, Rethinking Life and Death, seuls les humains adultes « mentalement compétents » et les grands singes sont des personnes qu’on ne peut pas tuer pour augmenter le bien-être général.

Il dit qu’on montrera peut-être un jour que les dauphins, les baleines, les éléphants, les chiens, les singes et les cochons sont conscients d’eux-mêmes et capables de raisonnement, alors ils seront des personnes (PE, p. 182).

En 1999, il dit qu’il est possible que les chiens pensent au futur, mais probablement pas les oiseaux et les poissons.

Au fil des éditions de Practical Ethics, il changera la liste des animaux-personnes en raison des études en psychologie et en éthologie sur la vie mentale, émotionnelle et sociale des autres animaux.

Le fait qu’on soit constamment surpris.es par les capacités des autres animaux devrait nous amener à reconnaître que nos hypothèses de départ sur la vie subjective et intersubjective des autres animaux devraient être fondamentalement remises en question.

Il finira par reconnaître que les oiseaux et les poissons sont probablement des animaux-personnes avec une conscience d’eux-mêmes qui s’étend dans le temps.

Mais, assez curieusement, cela ne l’amène pas à dire qu’ils sont tous des personnes avec un droit à ne pas être tués, mais plutôt à intégrer une troisième catégorie : celle des presque-personnes.

Il soutient dans la dernière version de Practical Ethics que la distinction entre les personnes et les non-personnes est en fait une question de degrés : on peut être plus ou moins une personne.

Plus on est une personne, plus on devrait avoir droit à une forte protection de notre intérêt à vivre.

Moins on est une personne, moins cet intérêt mérite d’être protégé.

On a vraiment l’impression de revenir à l’échelle naturellement hiérarchique des êtres.

“We can see the wrongness of killing, not as a black and white matter, dependent on whether the being killed is or is not a person, but as a matter of degree, dependent on, among other things, whether the being killed was fully a person or was a near-person or had no self- awareness at all, the extent to which, by our best estimate, the being had future-directed desires, and how central those desires were to the being’s life.” (Singer, p. 104).

Singer considère l’objection selon laquelle une telle hiérarchie est inévitablement anthropocentriste et qu’on finit toujours par nous mettre nous-mêmes en haut de l’échelle et hiérarchiser les animaux selon leur plus ou moins grande ressemblance avec nous.

Cependant, il soutient que refuser un tel classement hiérarchique qui reviendrait à accorder une valeur égale à toutes les existences.

Celles et ceux qui défendent une réelle égalité morale entre la vie des humains et des autres animaux conscients admettent que les plaisirs d’un étudiant en philo diffèrent de celles d’une souris, mais soutiennent que ces plaisirs sont aussi importants pour la souris que la philo pour le plus enthousiaste des étudiants.

Singer refuse un tel égalitarisme.

Il insiste pour soutenir que la vie d’un membre adulte « normal » de notre espèce a plus de valeur de la vie d’une souris ou d’un cheval tout en soutenant que ce n’est pas du spécisme si on peut « trouver un terrain neutre, un point de vue impartial qui permet de faire la comparaison. » (Singer).

Il se demande si on pourrait vivre une vie de cheval, ensuite une vie humaine et finalement une vie dans laquelle on se rappelle les deux existence. Il se dit « très confiant » que de cette position impartiale – qui connaît les deux côtés de l’équation – « certaines formes de vie seraient considérées préférables à d’autres. » ( I am fairly confident that from this position, some forms of life would be seen as preferable to others. Singer, PE, 2011, 90).

Évidemment, on peut douter de la possibilité d’une telle expérience de pensée, mais je veux surtout questionner les implications normatives de cette expérience de pensée et de l’idée des relatives valeurs des existences.

On peut faire ces jugements-là chez les humains aussi.

Dépendamment du contexte social, par exemple, dans une société esclavagiste, patriarcale ou avec de fortes hiérarchies de classes sociales, mieux vaut être un homme blanc prof à Princeton qu’être une personne noire, une femme ou un pauvre. Certaines vies seront préférables à d’autres, comme le dit Singer. Mais qu’elles sont les implications normatives de ces jugements ?

En liant la question de la valeur des vies et le caractère répréhensible du fait de tuer, cela implique qu’il soit moins pire de tuer des personnes noires, des femmes et des pauvres que des hommes blancs riches dans des sociétés hiérarchisées parce que leur vie est « préférable ».

Je ne prétend pas nécessaire que toutes les vies sont d’« égale valeur », je prétend que la question de la relative valeur des existences n’a rien à voir avec la question du droit de vivre !

Et Singer ne me semble pas avoir fourni d’arguments qui montre le lien nécessaire entre les jugements sur la relative valeur des vies et le droit de tuer.

On fait constamment ce genre de jugements chez les humains aussi. Par exemple, en passant que la vie d’un itinérant est probablement plus misérable que la vie d’un riche héritier. Mais devrait-on considérer que c’est moralement pire de tuer un riche (ex : Donald Trump) qu’un itinérant ?

Singer cite souvent la célèbre maxime de J. S. Mill : « C’est mieux d’être un humain insatisfait qu’un cochon satisfait, c’est mieux d’être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait. »

Singer soutient que cela signifie qu’une vie humaine ou la vie d’un philosophe a « plus de valeur » que la vie d’un cochon ou d’un « imbécile », mais est-ce que cela implique que Socrate ait plus de droit à la vie qu’une personne moins intelligente?

Il semble bien que ce soit le cas pour Singer, du moins depuis qu’il accepte de faire des distinctions à l’intérieur de la catégorie des personnes : moins une personne est rationnelle, moins fort est son intérêt à vivre.

***

Dans son livre de 2014 The POV of the Universe (donc à une époque où il reconnaît que les vaches sont des animaux-personnes), il cite le philosophe conservateur britannique Roger Scruton qui soutient que « ce n’est pas plus une tragédie pour le bétail domestiques d’être tué à 30 mois au lieu de quarante, cinquante ou soixante. »

« It’s no more a tragedy for domestic cattle to be killed at 30 months instead of 40, 50 or 60. » (Scruton)

Ce qui est curieux dans cet argument, c’est que je ne suis pas certaine qu’on dirait que c’est plus une tragédie non plus pour un humain d’être tué à 20 ans, 22 ans ou 30 ans. C’est le fait d’être tué qui est une tragédie, pas l’âge à laquelle on l’est.

En 2011, il expliquait que si la mort d’une vache n’est pas grave, c’est en fait parce que peu importe que les vaches vivent 1 an ou 10 ans, elles n’espèrent rien réaliser :

« The untimely death of a human being is a tragedy because there are likely to be things that she hoped to accomplish but now will not be able to achieve. The premature death of a cow is not a tragedy in this sense, because whether cows live one year or ten, there is nothing that they hope to achieve. » (Practical Ethics, 2011, pp. 103-104).

Premièrement, ce n’est pas vrai et si on a cette impression, c’est parce qu’on les prive de la possibilité de mener une vie qui fasse sens pour elles.

On les prive de toute possibilité de développer leur agentivité, de faire des choix par elles-mêmes, de se mouvoir librement dans un environnement significatif, de la possibilité de choisir ses amies et ses partenaires sexuels et de prendre soin de ses petits.

Sans doute Singer trouve-t-il ces activités bien ordinaires. Pourtant, grandir, apprendre, développer des relations sociales, trouver un partenaire, faire des enfants et en prendre soin est au cœur de la plupart des projets de vie des humains.

Après avoir dit que les vaches n’ont aucun but et aucun désir de rien accomplir, il renchérit avec les grands singes :
« Even those great apes who can use sign language do not talk to us about their plans for the distant future. Scrub jays hide food for the next day, but as far as we know, they do not embark on long-term projects that will pay off in the years ahead. (If it could be shown that squirrels and other animals who hide food for the winter are doing this with conscious foresight of their future needs, that would be an impressive counter-example, but this behaviour may be instinctive.) » (Practical Ethics, 2011, 103-104)

Instinctif. Enfin, on y arrive : la distinction classique entre la rationalité humaine et l’instinct animal !

Que le gaie cache ses noix pour l’hiver par instinct ou non, comment peut-on le savoir ? Et surtout, qu’est-ce que cela change ?

Si les comportements d’un oiseau indique qu’il se soucie de l’avenir, pourquoi prétendre qu’il ne s’en soucie pas vraiment ? Les parents humains qui se soucient instinctivement leur enfants ne s’en soucient pas moins pour autant.

Pas besoin de conscience réflexive pour se soucier de ce qui va nous arriver et de qui arrive aux autres qui nous importent.

Surtout, que nos désirs portent sur le futur plus rapproché ou plus lointain, qu’est-ce que cela change au fond ?

Je suis une personne qui a beaucoup de difficulté à planifier l’avenir – autant au niveau professionnel que financier – pourquoi est-ce que cela devrait faire en sorte qu’il soit moins grave de me tuer que de tuer un planificateur financier carriériste ?

Cette distinction à l’intérieur de la catégorie des personnes entre celles qui planifient assez loin dans le futur et celles qui ne le font pas le mène à soutenir que le caractère répréhensible de tuer une personne est une question de degrés, qui se juge en fonction de critères perfectionnistes difficilement justifiables.

On doit se demander pourquoi Singer tient autant à faire des distinctions hiérarchiques entre les existences.

Quand on lit ses textes, on se rend compte que c’est en fait pour sauver l’intuition commune selon laquelle c’est pire de tuer un humain adulte rationnel qu’un autre animal. Il le dit souvent explicitement.

Dans Ethics and Disability (et un article-réponse sur le sujet), il dit que :
« Ce qui s’est passé le 11 septembre est une plus grande tragédie que ce qui se passe chaque jour dans les élevages et les abattoirs. Mais pourquoi? Pas simplement parce qu’ils sont humains (cela serait du pur spécisme). Cela doit avoir affaire avec le type d’être (the kind of beings) que sont les humains typiques. Et je pense que cela a à voir avec les plus grandes capacités mentales que les humains ont et dont les animaux nonhumains sont dépourvus. Ce ne peut pas être simplement la sensibilité, parce que les animaux comme les oiseaux et les poulets l’ont aussi. Ça doit être des capacités qui vont au-delà de ça. Lesquelles? Je pense que cela inclut non seulement la conscience, mais la conscience de soi et la possibilité de faire des plans d’avenir. »

Donc, la capacité de vouloir « accomplir quelque chose » et « faire quelque chose avec sa vie ».

Signer soutient que cela n’est pas spéciste et il a raison (parce que cela n’affecte pas seulement la considération morale des autres animaux, mais aussi celles des humains en situation de handicaps), mais c’est encore anthropocentriste, capacitiste et suprématiste.

C’est encore une fois l’humain adulte normal et soi-disant rationnel qui est mis en haut de la hiérarchie et les individus vulnérables tout aussi conscients et sensibles, mais moins rationnels peuvent être utilisés et tués pour le bénéfice général (ou ont droit à une protection moins forte de leur vie).

3. DÉVALORISATION DES PERSONNES EN SITUATION DE HANDICAPS

Cette idée l’amène naturellement à considérer que les nouveaux-nés qui n’ont pas encore développé de conscience d’eux-mêmes sont également remplaçables.

Pas juste les enfants qui naissent avec des handicaps, mais n’importe quel enfant (parce que le potentiel ne compte pas, pour des raisons notamment qui pourraient mener à interdire l’avortement).

Cependant, les raisons pour lesquelles on pourrait vouloir tuer un nouveaux-né chez Singer sont surtout liées au cas où les enfants ont un handicap.

Pas nécessairement un handicap qui les fait souffrir, mais simplement un trait qui les rend « worse-off », qui rend leur vie moins facile que celle des autres.

Cette thèse de Singer a fortement contribué à empêcher la solidarité entre la libération animale et les autres mouvements de justice sociale, notamment pour les personnes en situation de handicaps.

Il est souvent identifié comme l’ennemi no 1 du mouvement pour les droits des personnes handicapées.

Singer dit dans Ethics and Disability qu’il rejette l’idée que toute vie humaine doit être protégée sans égard au fait qu’il s’agit de quelqu’un qui peut lire son livre ou d’un enfant en situation de désavantages cognitifs.

Dans Rethinking Life and Death, Singer affirme que
“Avoir un enfant avec le syndrome de Down (trisomie 21) est une expérience très différente d’avoir un enfant normal. Ça peut être une expérience pleine de tendresse et d’amour (a warm and loving experience), mais nous devons avoir des attentes réduites des capacités de notre enfant. On ne peut pas s’attendre à ce qu’un enfant avec le syndrome de Down joue de la guitare, développe un goût pour la science-fiction, apprenne une langue étrangère, discute avec nous du dernier film de Woody Allen ou qu’il soit un athlète, un joueur de basket ou de tennis respectable.”

Il y a tellement à dire ici !

Singer ne dit pas que nous pouvons tuer ces individus une fois qu’ils ont développés une conscience d’eux-mêmes et soutient que nous devons tout faire en sorte pour améliorer leur qualité de vie.

Cependant, il soutient que nous aurions pu ou même dû tuer ces individus lorsqu’ils étaient encore des jeunes bébés (nourrissons) – si les parents le voulaient et désiraient le remplacer par un enfant « normal ».

Pourquoi ? Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce n’est pas seulement dans les cas où ces enfants souffrent d’une maladie dégénérative, il soutient cela même dans le cas où les enfants ne souffriront pas vraiment (les enfants trisomiques sont des personnes très heureuses), mais ils vont avoir des possibilités moindres de vivre une vie dite « normale ».

Et il semble que les standards d’une vie normale soit pas mal stéréotypés : aimer la science-fiction, les films de Woody Allen, ou être un athlète sportif.

Singer soutient que les parents biologiques et adoptifs préfèrent les bébés normaux.

Dans un débat avec Singer, Harriet McBryde (une avocate pour le droit des personnes en situation de handicaps) fait remarquer à Singer que les bébés biraciaux (mixed-race babies) sont souvent aussi difficiles à adopter que les bébés en situation de handicaps.

Elle demande : « Wouldn’t a law allowing the killing of these undervalued babies validate race prejudice? »

Singer avoue que ça serait horrible qu’on tue des enfants à cause de leur couleur de peau.

Mais il soutient que les préférences basées sur la « race » sont irrationnelles, mais pas celles basées sur les capacités parce qu’un handicap rend la personne « worse-off ».

Mais ce qui nous rend « worse-off » dépend largement du contexte social et de l’environnement dans lequel grandiront ces enfants.

Dans l’Alabama des années 50 où les mariages inter-raciaux étaient interdits, un enfant bi-racial était « worse-off ».

La logique de Singer nous mène à dire que, dans ce contexte, on aurait pu (et même dû ?) les tuer à la naissance en les faisant souffrir le moins possible.

Cela est inacceptable : la chose moralement correcte à faire n’était pas de les tuer à la naissance, mais de combattre le racisme de nos sociétés.

C’est également le cas avec plusieurs formes de handicaps qui sont aggravés par l’environnement physique et social dans lequel on vit.

On pourrait argumenter qu’être myope est un handicap, mais il est compensé par des mécanismes techniques.

En reconnaissant que de tuer des enfants bi-raciaux à la naissance contribuerait à la marginalisation des personnes mulâtres dans la société, Singer concède le point à Harriet McBryde parce que c’est exactement ça qu’elle tente de montrer : la position de Singer contribue à la marginalisation des personnes handicapées dans le cadre de nos sociétés actuelles.

C’est peut-être un argument indirect, mais un utilitariste a le devoir de prendre en considérations les conséquences de ses principes.

Même si Singer est convaincu de ses arguments, il a le devoir d’éthicien de considérer le contexte dans lequel ses arguments seront interprétés. Comme il le dit lui-même, un utilitariste peut parfois avoir des raisons utilitaristes de ne pas promouvoir l’utilitarisme.

Les jugements sur la relative valeur des vies et surtout le lien entre ces jugements et le droit de tuer devraient être faits avec plus de prudence – surtout lorsqu’il s’agit des groupes historiquement marginalisés comme les personnes en situation de handicaps et les autres animaux.

Même si l’utilitarisme ne reconnaît pas de devoirs de réparation envers des individus ou des groupes opprimés, il doit tenir compte des répercussions d’une subordination de certains groupes.

Et il devrait pouvoir reconnaître que promouvoir le respect égal de tous les individus vulnérables (doués d’une vie subjective) peu importe leurs capacités ou incapacités cognitives et les jugements extérieurs qu’on peut faire sur la relative valeur de leur vie a plus de chances de mener à des conséquences globalement plus positives que ce que fait Singer (en se lançant dans une nouvelle version de l’échelle hiérarchique des êtres où le caractère répréhensible du meurtre dépend du niveau de rationalité et d’ambition de la victime).

***

En 2014, dans son livre The POV of the Universe, Singer abandonne l’utilitarisme des préférences en faveur d’un utilitarisme hédoniste.

Il en vient par le fait même à abandonner l’idée qu’il est pire de tuer un individu carriériste qu’une personne qui n’a pas de grands projets de vie. C’est en un sens une avancée.

Mais l’utilitarisme hédoniste n’est pas mieux outillé pour affronter le problème du meurtre, qui dépend alors principalement de considérations indirectes, notamment de l’effet que la mort de la victime aura sur les proches et sur la société en général.

Il demande encore une fois : « Why is it normally worse to kill a human being than to kill a non-human animal? » (Singer, The POV of the universe, 2014, p. 265)

Le question présuppose quelque chose qui n’a pas été démontré : Singer ne demande pas « Est-il pire ? », mais « Pourquoi est-il pire ? ».

Singer répond que, du point de vue de l’utilitarisme des préférences, « Normal human beings are future-oriented to a higher degree than most non-human animals, and this provides a reason for thinking that it is worse to kill them. » (Singer, 2014)

Mais il reconnaît que l’utilitarisme hédoniste ne peut utiliser cette justification.

Singer soutient que « pour l’hédoniste, la distinction entre les individus qui sont conscients d’eux-mêmes et ceux qui ne le sont pas n’est pas intrinsèquement significative. Les individus conscients d’eux-mêmes sont peut-être capables de plus grands plaisirs, mais aussi d’une plus grande misère »: « It isn’t clear that the surplus of happiness over misery of self-aware beings is really greater than that of beings without self-awareness. »

En lisant ça, je me suis dit que Singer donnait enfin raison à ceux qui soutiennent qu’être conscient est suffisant pour avoir un intérêt à rester en vie. Mais non. Il poursuit :

« In order to explain why it is generally worse to kill human beings than to kill animals (though not in all cases), the hedonist can once again appeal to indirect reasons. »

Ces raisons indirectes sont celles déjà établies par Bentham.

Singer reconnaît cependant que cela ramène le problème de la remplaçabilité à la fois des personnes et des non-personnes.

On peut tuer les individus – peu importe qu’ils soient ou non des personnes rationnelles – pourvu que cela soit fait sans trop de souffrances, qu’elles soient remplacées et que cela n’affecte pas trop les survivants.

Curieusement, je n’ai pas pu trouver beaucoup de passages où Singer considère sérieusement ce dernier critère : les effets néfastes du fait de tuer des individus autrement qu’humains sur les autres membres de leur groupe.

On sait que les animaux sociaux tissent les liens interpersonnels très forts avec certains individus et, bien qu’on ait très peu d’études sur le deuil chez les autres animaux, on peut raisonnablement penser que la disparition d’un individu qui joue un rôle significatif dans la vie quotidienne d’un autre individu entraîne une souffrance émotionnelle non-négligeable. Cela a notamment été étudié chez certains animaux qui forment des couples pour la vie et survivent difficilement à la mort de leur partenaire.

Évidemment, ce sont des considérations indirectes en ce qui concerne le mal de tuer.

Mais ces considérations indirectes sont pourtant reconnues comme étant très importantes pour la question de la moralité de tuer d’autres humains, pour un utilitariste hédoniste.

Ces considérations indirectes ne s’appliquent cependant pas toujours aux élevages industriels de poulets et de cochons dans la mesure où le groupe entier est souvent abattu en même temps. Il ne reste personne pour souffrir de la disparition des autres. Ce qui n’est souvent pas le cas des fermes laitières ou des plus petits élevages où les individus sont rarement tous tués la même journée et peuvent souffrir de la perte des autres individus avec lesquels ils avaient tissé de profondes relations affectives.

Étant donné la centralité de l’argument du remplacement, Singer ne porte pas assez d’attention aux contextes sociaux dans lesquels vivent les animaux et peut par conséquent difficilement évaluer les impacts négatifs de la mise à mort des uns sur les autres.

Il ne me semble pas non plus porter une attention suffisante à notre propre contexte social et aux conséquences de la diffusion d’un argumentaire sur la tuabilité/remplaçabilité de certains individus qui pourrait avoir des effets négatifs sur des membres de certains groupes pourtant déjà très marginalisés et dénigrés.

On n’accorde pas la même attention et la même importance aux intérêts d’un individu qu’on compte tuer et remplacer à un certain âge pour le bénéfice des autres. C’est un fait avec lequel même les « théories idéales » doivent composer.

L’argument du remplacement me semble aussi impliquer un important contrôle sur la reproduction des individus et Singer ne discute jamais (à ma connaissance) des détails du remplacement.

Qui va-t-on utiliser pour produire de nouveaux individus? Comment va-t-on s’y prendre? Par insémination artificielle ou par reproduction forcée? Quelque soit la méthode choisie, il ne va pas de soi qu’elle puisse être pratiquée sans faire considérable souffrir les individus utilisés comme reproducteurs.

Singer soutient souvent que l’éthique appliquée doit aider à développer des politiques publiques, mais il me semble qu’il ne donne pas assez de détails pour que cela soit possible.

Il n’est pas non plus que les gens finiraient par accepter cette idée du remplacement des personnes, comme le montre bien le dialogue entre Singer et sa fille (1999)

Sa fille dit trouver « horrible » l’idée de tuer Max pour le remplacer et que si Singer ne voit pas cela, c’est qu’il se laisse trop emporter par le raisonnement philosophique abstrait et n’est pas assez par à ses émotions.

Singer répond : « You know very well that I care about Max. So, lay off with the ‘You reason so you don’t feel stuff’. I feel, but I also think about what I feel. (…). We love Max and for us no puppy would replace him. Our distress is a side effect of the killing, not something that makes it wrong in itself. »

Singer, qui dit ne pas aimer les animaux, soutient qu’il se soucie de Max. Mais il me semble n’avoir pas compris ce que cela implique de se soucier de quelqu’un. Quand on se soucie authentiquement de quelqu’un, on espère au minimum qu’il aura une belle et une longue vie. Pas pour nous, mais pour lui-même. Se soucier des autres, c’est ce soucier d’eux pour leur propre bien. Et cela me semble totalement incompatible avec l’idée de les voir comme des contenants remplaçables d’expériences plaisantes et déplaisantes.

Conclusion

En conclusion, Singer rejette peut-être une forme de spécisme, mais il ne rejette pas une conception suprématiste, hiérarchique et capacitiste du monde.

Les individus qui sont rationnels, font des projets à suffisamment long terme et peuvent apprécier les arts, les sciences et les sports mènent une vie qui a « plus de valeur » que les autres (du moins, dans la version de l’utilitarisme des préférences).

On pourrait ici faire remarquer – comme le fait Eva Kittay – que cela est une mauvaise compréhension de la vie des personnes en situation de handicaps mentaux sévères. Sa fille, par exemple, adore la musique classique et le dessin et plusieurs personnes avec le syndrome de Down adorent jouer et faire des sports. Peut-être pas des sports de haute compétition, mais qu’est-ce que cela change ?

On pourrait faire remarquer que les autres animaux ont aussi une vie plus riche que ne le suppose Singer.

Mais le plus important est de s’opposer au critère de base.

Les capacités cognitives sophistiquées et la rationalité n’ont tout simplement aucun lien avec la protection des droits les plus fondamentaux comme le droit à la vie.

Si on mérite tous et toutes de ne pas être torturé.es ou mutilé.es, emprisonné.es arbitrairement ou tué.es, ce n’est pas parce qu’on est des individus rationnels, mais parce que chacun de nous est un soi vulnérable qui se soucie de ce qui lui arrive, qui vit dans une monde de sens subjectif, qui a une importance pour nous, de notre propre point de vue subjectif peu importe ce qu’en pensent les autres.

Je peux bien penser que la vie de certain.es d’entre vous est assez misérable et même nuisible socialement, mais ça ne me donne pas le droit de vous tuer simplement parce que je peux et que la société en tirerait un bénéfice.

Peu importe que vous fassiez des projets à long terme, ou que vous vivez au jour le jour, satisfait de votre petite job, votre vie ne mérite pas moins d’être respectée et protégée par les droits les plus fondamentaux.

C’est la grande révolution des droits de la personne : ils sont universels et inaliénables et les jugements de la relative valeur des vies des uns et des autres n’y ont pas leur place.

Le droit de vivre d’une personne est indépendant de sa contribution relative au bien commun.

Comme le soutiennent Donaldson et Kymlicka dans Zoopolis, c’est la reconnaissance que les relatifs jugements sur la valeur des vies n’ont aucun lien avec les droits fondamentaux qui a permis les développements récents des droits des enfants et des personnes en situation de handicaps.

Et c’est sur ces avancées que devraient s’appuyer le mouvement pour les droits des animaux.

Pour libérer les animaux et les humains les plus vulnérables, il faut d’abord nous libérer de nos préjugés à leur endroit et de notre prétention à croire qu’on est capable de faire des jugements sur la valeur de ce à quoi ils tiennent.

Et on doit surtout se libérer de l’idée que ces jugements extérieurs devraient être déterminants pour la question de tuer ou de ne pas tuer.

La forme de libération animale proposée par Singer n’implique pas de nous dégager complètement de notre sentiment de supériorité sur les autres animaux (et sur certains humains), mais au contraire cherche à fonder cette supériorité dans un jugement rationnel.

Pourtant, on l’a vu, ce jugement supposé rationnel est en réalité fondé sur une intuition qui n’est pas remise en doute par Singer : l’intuition selon laquelle tous les humains adultes dits normaux sont « supérieurs » à tous les animaux autrement qu’humains.

Une libération animale authentique doit aussi être une libération humaine.

Elle doit être une libération des schèmes de pensées surprématistes et hiérarchiques.

Une libération de l’idée que certains individus vulnérables comptent plus parce qu’ils sont pourvus de certaines caractéristiques valorisées par la tradition philosophique occidentale.

Parce qu’ils apprécient la philosophie, les arts, les sciences, la haute gastronomie ou les sports de compétition.

On doit dénoncer la hiérarchie entre la raison et les émotions chez Singer, non seulement parce qu’elle est empiriquement douteuse, mais parce que la dévalorisation des émotions n’est pas étrangère à l’idée qu’une existence plus rationnelle aurait objectivement plus de valeur qu’une vie plus émotionnelle, que la vie des humains a généralement plus de valeur que celle des animaux et que la vie des philosophes et des carriéristes a « plus de valeur »que celle des personnes en situation de handicaps cognitifs.

On fait sans aucun doute ce genre de jugements sur la relative valeur de la vie des uns et des autres, mais ces jugements n’ont pas à être liés au droit de vivre, comme c’est le cas chez Singer.

Je ne vois juste pas le lien nécessaire entre droit à la vie et à la liberté et l’idée de la « valeur » d’une vie.

Dès que nous sommes capables de percevoir que nous avons affaire à un autre individu, à un soi vulnérable qui vit dans son propre monde de sens, cela devrait être suffisant pour commander le devoir de ne pas le tuer, de respecter son consentement et de le laisser vivre sa vie comme il l’entend lorsque cela est possible.

Nos jugements sur la vie des autres sont inévitablement pleins de biais. Ce n’est pas vrai qu’on connaît « les deux côtés de l’équation » contrairement à ce que prétend Mill.

Les animaux doués de conscience subjective sont des individus à part entière et peu importe que leur vie nous paraisse insignifiante, dès que nous reconnaissons qu’il y a là quelqu’un, cela nous impose des devoirs forts de respecter sa vie, sa liberté et son consentement.

Cela ne signifie pas qu’on ne doit jamais tuer, mais cela doit être fait dans l’intérêt de cet individu même et non pas en fonction du bénéfice que les autres pourraient en retirer.

Merci de votre attention.

Christiane Bailey

(Présentation power point disponible en ligne ici)

Références :

Carol Adams et Lori Gruen (ed.), Ecofeminism. Feminists Intersections with Other Animals and The Earth, Bloomsbury, 2014.

Peter Singer, Animal Liberation, 1975, 1990, 2002.

Peter Singer, Animal Liberation at 30.

Peter Singer, “Reflections” in Coetzee, The Lives of Animals, 1999.

Peter Singer, Practical Ethics, 3rd edition, 2011.

Peter Singer, Practial Ethics, 2nd edition, 1999 (ebook en ligne).

Peter Singer, Practial Ethics, 1rst edition, 1993.

Peter Singer, “Ethics and Disability”, Journal of Disability Policy Studies, 2005, and his article-response to his critics.

Peter Singer, Rethinking Life and Death, 1996.

Katarzyna de Lazari-Radek et Peter Singer, The Point of View of the Universe: Sidgwick and Contemporary Ethics, Oxford University Press, 2014.

Harriet McBryde Johnson, “Unspeakable Conversations”, New York Times, February 16, 2003