Sexisme, Racisme et Spécisme : Intersections des oppressions
par Christiane Bailey
(doctorante, département de philosophie, Université de Montréal)
transcription d’une conférence présentée à
l’UPop Montréal (1er décembre 2014) et à Philopolis Montréal (7 février 2015)
(télécharger la présentation en pdf – images sans texte)
(Ces conférences ont été données en compagnie de Elise Desaulniers. Consulter sa partie)
Résumé de la conférence
Suivant une approche écoféministe qui soutient que les oppressions humaines sont liées à la domination des autres animaux et de la nature, je présente les diverses façons dont les conditions matérielles et idéologiques de l’exploitation des animaux ont facilité et facilitent encore la domination de certains groupes humains considérés comme inférieurs.
Justice sociale, animale et environnementale étant intimement liées, les écoféministes ne dénoncent pas seulement le spécisme des activistes pour la justice sociale et des écolos, mais également les tactiques sexistes, racistes et habilistes ou capacitistes (ableist) fréquemment utilisées par les défenseurs des animaux.
Section 1. Critique du suprématisme humain prôné par la gauche
D’abord, je vais tenter de définir les raisons pour lesquelles la gauche est peu encline à s’opposer aux violences que nos sociétés font subir aux autres animaux et répondre à certaines inquiétudes qui l’empêchent d’intégrer – à tort, à mon avis – la défense des animaux dans ses luttes pour la justice sociale.
Plusieurs progressistes craignent que reconnaître des droits aux animaux aurait pour effet de dévaloriser ou de fragiliser les droits de la personne puisque cela priverait la gauche d’une de ses stratégies favorites qui consiste à soutenir que les humains sont dotés d’une dignité dont seraient dépourvus tous les autres animaux.
Renforcer la hiérarchie de l’espèce et sanctifier l’humain permettrait, selon certains humanistes-suprémacistes, de protéger les humains du danger de déshumanisation et d’animalisation. À l’aide d’analyses écoféministes et de recherches empiriques, je soutiens que cette stratégie humaniste n’est en fait ni juste, ni efficace.
Les gens qui défendent les autres animaux ne doivent pas se contenter de critiquer le spécisme des humanistes-suprémacistes, mais doivent également dénoncer les tactiques racistes, sexistes, habilistes (ableist) et grossistes qui discréditent le mouvement de défense des animaux.
Je donnerai des exemples de campagnes à éviter (cibler les pratiques des minorités et des étrangers, les capacités cognitives, etc.) et d’actions à privilégier (éducation égalitariste, vigiles, témoignages, adoptions, sanctuaires, etc.) afin de développer un mouvement qui soit réellement progressiste et solidaire des autres luttes pour la justice sociale et environnementale.
Section 3. Apprendre des luttes féministes
En terminant, je souligne certaines leçons que les activistes antispécistes pourraient retenir des luttes féministes.
La représentation populaire des féministes comme des personnes qui haïssent les hommes et le stéréotype des défenseurs des animaux comme des personnes qui haïssent les humains encouragent la marginalisation et la stigmatisation de ces deux luttes.
S’opposer au patriarcat et à la suprématie humaine, ce n’est pas être « contre les hommes », mais contre la domination et la violence des hommes envers les femmes et les autres animaux. Être féministe et végane, c’est s’opposer à l’idée d’une domination naturellement juste des puissants sur les moins privilégiés et combattre les privilèges qu’un groupe s’est injustement arrogés par la violence, l’intimidation, le droit et la tradition.
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Section 1. Critique du suprématisme humain prôné par la gauche
Intégrer la lutte antispéciste dans les luttes progressistes
Pourquoi la gauche est-elle spéciste?
Pourquoi la défense des autres animaux est-elle marginalisée – voire ouvertement dénigrée – dans les luttes progressistes?
Les raisons habituellement données pour expliquer le désintérêt (et parfois l’hostilité) pour la défense des autres animaux ne s’appliquent que difficilement aux activistes de gauche et aux écolos:
• le désir de protéger nos privilèges,
• la peur ou l’incapacité de remettre en question les traditions (voire volonté explicite de les défendre ou le “conservatisme”),
• le manque d’empathie et d’engagement (apathie),
• l’opposition aux principes moraux guidant le mouvement pour la libération animale
La gauche ne cherche pas à protéger ses privilèges et défendre les traditions
“C’est dans notre culture/nature: On l’a toujours fait.”
Dans la population générale, le scepticisme envers la cause animale s’explique souvent par une volonté de protéger nos privilèges de manger du bacon, des œufs et des produits laitiers ou d’aller au zoo la fin de semaine.
Mais les activistes pour la justice sociale et environnementale, comme les féministes et les écologistes, sont précisément des personnes qui n’hésitent généralement pas à questionner leurs privilèges et qui sont souvent prêtes à changer profondément leurs façons de vivre afin de combattre les injustices et la dévastation de l’environnement.
Les progressistes ne sont pas non plus des personnes qui craignent de s’opposer à des traditions centenaires, voire millénaires (comme le patriarcat, la suprématie blanche et le capitalisme).
Tous les progrès sociaux ont été faits contre des traditions et des pratiques injustes qui étaient, à un moment, considérées comme étant “normales” et “naturelles”.
La plupart des oppressions (comme l’esclavage ou la subordination des femmes) ont été pratiquées depuis longtemps. Ça allait de soi. Jusqu’à ce qu’on remette ces pratiques en question.
Contre le conservatisme qui est animé d’une volonté explicite de défendre les traditions, la gauche reconnaît qu’on doit pouvoir remettre en question les pratiques léguées par les générations qui nous ont précédées, en particulier lorsqu’elles impliquent de la violence, de l’oppression et de l’exploitation.
La volonté de défendre les traditions et les habitudes culturelles ne semble donc pas être la bonne explication pour rendre compte de la réticence des militantes et militants de gauche envers le mouvement de libération animale.
La gauche ne manque pas d’empathie et d’engagement
Je pense aussi que la plupart des gens de gauche sont sensibles au sort des animaux et sont profondément choqués et bouleversés quand ils et elles entendent parler des cas de cruauté et de mauvais traitements envers les animaux.
Si le manque d’engagement explique l’apathie d’une certaine partie de la population, cette explication ne semble pas non plus la bonne pour expliquer l’indifférence des progressistes aux violences que nos sociétés industrialisées imposent aux autres animaux puisque ce sont pour la plupart des personnes très empathiques et engagées.
S’opposer à des pratiques largement répandues et socialement valorisées représente évidemment un coût personnel et social significatif. Mais c’est précisément un coût que les militantes et militants de la gauche écolo n’hésitent pas à payer dans d’autres sphères de leur engagement politique.
La crainte d’appartenir à un groupe perçu négativement ou considéré “marginal” ou “extrêmiste” incitent plusieurs personnes à ne pas oser promouvoir le véganisme et le respect des autres animaux, mais les militantes féministes et anticapitalistes ne craignent pas de s’opposer à des croyances dominantes et d’être associées à un groupe représenté négativement dans les médias grand public.
La gauche ne s’oppose pas aux principes guidant le mouvement pour la libération animale
Je pense aussi que la plupart des militantes et militants pour la justice sociale sont en fait d’accord avec le principe fondamental des droits des animaux :
« On ne devrait pas intentionnellement faire de mal aux animaux – les enfermer, les mutiler et les tuer – quand on peut faire autrement ».
Que ce soit l’idée que Dieu a donné aux humains le droit de soumettre et de dominer les autres créatures de la Terre (Genèse) ou l’idée que les êtres rationnels sont la “fin” de la nature et que les êtres irrationnels ou moins rationnels “existent pour” les êtres rationnels (Aristote), les justifications habituellement données pour légitimer le fait de faire souffrir, d’enfermer et d’abattre des individus sensibles (des individus chez qui on peut appréhender l’expression d’une vie subjective) dès qu’on en tire un bénéfice sont largement rejetées par la gauche progressiste.
La “nouvelle gauche” a également rejeté l’idée marxiste (mais aussi kantienne et hégélienne) selon laquelle c’est la capacité de s’arracher à ses déterminisme et de dominer “la nature” qui fonde la dignité humaine.
Comme l’explique Will Kymlicka dans sa conférence Animals and Social Justice, la “vieille gauche” soutenait que ce qui est digne de respect chez les êtres humains, c’est ce qui nous distingue des autres animaux : notre domination de la nature et notre transformation du monde extérieur.
Or, cette conception a été largement discréditée par la nouvelle gauche :
• (1) plusieurs vagues féministes ont soutenu que cela privilégie le travail “productif” des hommes et dévalorise le travail “reproductif” associé aux femmes;
• (2) les luttes pour les personnes en situation de handicaps ont fait valoir que cela est issu d’une conception “habiliste (ableist)” de l’être humain qui dévalorise les personnes en situation de handicaps;
• (3) les mouvements anti-coloniaux et anti-racistes ont souligné que cette conception a justifié l’impérialisme européen, les peuples indigènes étant représentés comme moins “civilisés” et “plus près de la nature animale”.
L’argument de la domination technologique et scientifique
Il est d’ailleurs courant d’entendre que notre maîtrise technologique de la nature est la “preuve” de notre exceptionnalisme et de notre supériorité sur les autres animaux.
Or, soutenir que notre maîtrise technologique et scientifique de la planète témoigne de notre supériorité sur les autres animaux doivent prendre conscience qu’affirmer une différence de nature entre le « genre humain » et les autres animaux en raison de nos développements scientifiques et technologiques, c’est reprendre le discours du colonialisme européen qui se croyait moralement supérieur aux « peuples primitifs » ignorant l’écriture, l’arme à feu et dépourvus d’État.
Pourtant, peu sont prêtes à affirmer que les colons Européens avaient raison de se croire essentiellement différents des peuples qu’ils ont asservis ou exterminés en vertu de leur supériorité techno-scientifique.
Il est vrai que les éléphants ou les loups n’ont pas construit de navettes spatiales, mais c’est également le cas de plusieurs cultures humaines et cela n’a tout simplement rien à voir avec la question du respect fondamental de l’intégrité physique et psychologique, de la liberté et de la vie des individus.
Les avancées en matière de droits humains dans les dernières décennies ont toutes été dans le sens d’une reconnaissance que ce n’est pas le fait d’être autonome et rationnel qui fonde les droits les plus fondamentaux, mais le simple fait d’être un soi vulnérable (“a vulnerable self“), un individu doué d’une vie psychologique qui peut subir un tort. C’est ce qui a permis la reconnaissance de droits aux enfants et aux personnes en situation de handicaps (cf. Donaldson et Kymlicka, Zoopolis).
Dévaloriser les droits humains?
Puisque les militantes et militants de gauche sont généralement des personnes qui (1) osent questionner leurs privilèges, (2) remettre en question leurs traditions, (3) des personnes empathiques et engagées qui n’hésitent pas à changer profondément leur mode de vie pour participer au développement d’un monde plus juste et (4) des personnes qui admettent les principes fondamentaux des théories des droits des animaux, qu’est-ce qui explique leur réticence à défendre la libération animale ?
Je pense que c’est en partie parce que les progressistes craignent que reconnaitre des droits fondamentaux aux animaux aurait pour conséquence de dévaloriser les droits humains.
La défense des animaux est vue comme secondaire.
Cette objection est souvent présentée comme question de priorités :
« D’accord, ce qu’on fait aux animaux est injuste, et, dans un monde idéal, un monde juste, on ne devrait pas faire du mal aux animaux quant on peut faire autrement, mais – pour le moment – les luttes pour la justice humaine sont plus pressantes, plus importantes. On s’occupera des autres animaux après. »
Pourtant, ça fait longtemps que la gauche a abandonné cette idée de priorités des luttes et de hiérarchisation des oppressions.
Avant, on disait que la lutte des classes est plus importante que le droit des femmes. Les féministes ont fait valoir au contraire que le patriarcat précède le capitalisme.
De nos jours, la majeure partie de la gauche reconnaît que ces oppressions sont différentes, qu’il n’est pas du tout nécessaire ou même utile de les hiérarchiser et qu’on doit mener ces luttes parallèlement.
De même, on peut tout à fait défendre la cause animale sans hiérarchiser les luttes pour la protection des humain(e)s et des autres animaux.
Ce n’est pas parce qu’on se soucie des animaux qu’on ne se soucie pas des humains.
L’empathie n’est pas une ressource limitée. Au contraire, c’est une disposition qui se développe plus elle est utilisée.
Il existe même des études empiriques en psychologie qui montrent que les véganes ont généralement plus d’empathie non seulement envers les animaux, mais aussi envers les humains.
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Renforcer la hiérarchie de l’espèce pour combattre la déshumanisation et l’animalisation
Si les progressistes hésitent à intégrer la défense des intérêts fondamentaux des autres animaux dans leur lutte, c’est parce qu’ils savent que ça va faire en sorte de les priver de leurs stratégies favorites pour défendre les droits humains.
La gauche a largement typiquement chercher à renforcer la hiérarchie de l’espèce ou sanctifier l’espèce humaine (en parlant par exemple de « dignité humaine ») pour promouvoir la défense des droits humains.
Pour combattre l’oppressions et la déshumanisation de certains groupes humains, la gauche a typiquement insisté sur l’idée que les humains forment une classe à part, qu’ils sont à la fois différents et supérieurs aux autres animaux.
Comme le souligne Kymlicka, “The Left bet on the idea that marginalized groups should play the human supremacist card to fight dehumanization.”
On entend souvent l’idée qu’on est « tous humains » et qu’on est « pas des animaux ».
L’idée de suprématie humaine – l’idée que les humains sont pourvus d’une dignité particulière dont tous les animaux des autres espèces seraient privés – sert à défendre l’idée qu’on a pas le droit de traiter les humains comme on traite les autres animaux.
L’idée est qu’on ne s’oppose pas à l’exploitation, la mutilation, l’enfermement et l’abattage de tous les individus vulnérables (de tous les individus doués d’une vie psychologique), mais seulement de ceux qui appartiennent à l’espèce humaine.
C’est compréhensible que ces gens-là soient opposés à la reconnaissance de nos devoirs envers les autres animaux parce que ça signifie abandonner (ce qu’ils considèrent être) la meilleure stratégie qu’ils ont pour défendre les droits humains.
Renforcer la hiérarchie des espèces et mettre l’humain infiniment au-dessus de tous les individus qui appartiennent à d’autres espèces biologiques serait la meilleure façon de protéger les humains.
Les féministes ont largement utilisé cette stratégie.
Par exemple, lors d’une manifestation contre la pornographie à New-York, Andrea Dworkin tenait une pancarte sur laquelle il était écrit : “We are not animals.“
Cette pancarte est plutôt étrange : il est évident que les humains sont biologiquement des animaux, Andrea Dworkin ne se promène pas avec une cette pancarte en niant que nous sommes des animaux.
Sa pancarte a autre sens.
Le concept “animal” ici n’est pas un concept biologique. Pas plus que le concept de race, d’ailleurs.
C’est une construction sociale, un trope, une étiquette, un stéréotype qu’on peut mettre sur un individu ou un groupe d’individus pour légitimer, rendre moralement acceptable, rendre normales et naturelles, leur subordination et leur exploitation.
Les femmes ont été symboliquement – et même légalement – assimilées à des propriétés, comme les animaux domestiques.
On a même été jusqu’à prétendre que les femmes tirent un bénéfice d’être soumises à l’autorité d’un homme parce qu’elles sont irrationnelles, émotives et instinctives tandis que les hommes sont rationnels, autonomes, responsables, capables de se contrôler, etc.
En raison de cette histoire qui les a associées aux animaux pour mieux les dominer, plusieurs femmes ont cherché à s’émanciper en niant cette association.
C’est exactement ce que fait ici Dworkin. Elle est en train de réclamer son appartenance au groupe dominant et aux droits et aux privilèges qui y sont associés.
Toute une vague de féministes ont fait ça: elles se sont désolidarisées des animaux pour combattre leur oppression.
Mais il existe une autre école de féministes qui critique cette volonté de s’émanciper en clâmant son appartenance au groupe dominant.
Ce sont les écoféministes antispécistes ou les féministes pour la libération animale qu’on voit ici sur une photo prise lors d’une marche à Washington en 1990.
Les écoféministes critiquent l’idée que l’émancipation des femmes doit – et peut – se faire au détriment des autres individus vulnérables.
Elles critiquent les féministes qui ont commencé à aller à la chasse et à la guerre ou n’ont pas hésité à faire avancer leur carrière scientifique en pratiquant la vivisection pour montrer qu’elles n’étaient pas « trop sensibles » et pouvaient être aussi violentes, impitoyables et rationnelles que les hommes.
En soutenant la solidarité des femmes et des animaux, les écoféministes ne prétendent pas que les femmes sont essentiellement ou biologiquement plus près des animaux que les hommes.
Elles soutiennent au contraire que cette association a été faite par les hommes pour justifier et renforcer la légitimité de leur domination.
C’est ce que soutient Lori Gruen : la communauté de destin des femmes et des animaux est le résultat du patriarcat.
Les deux groupes ont été victimes d’une mentalité patriarcale où le bon père bénévolent prend soin de ses subordonnés parce qu’ils ne sont pas capables de prendre soin d’eux-mêmes (ils ne sont pas assez rationnels, trop émotifs, etc.).
Les écoféministes soutiennent que les diverses façons dont on a dominé, asservi, exploité et exterminé les animaux ont influencé profondément la façon dont on a organisé nos sociétés.
La croyance dans la “suprématie humaine” – dans la domination naturellement juste des humains sur les autres animaux – a facilité, encouragé et rendu possible plusieurs formes d’oppressions humaines, comme le colonialisme, les discriminations envers les femmes, les pauvres, les handicapés, etc.
pattrice jones résume bien l’idée :
« Les activistes pour la justice sociale et environnementale doivent comprendre que le spécisme est au fondement de plusieurs oppressions intra-espèce et comment il aide à maintenir les multiples façons dont on exploite les gens et dévaste la planète. Les activistes pour la cause animale doivent comprendre que chaque acte d’abus ou d’injustice envers les autres animaux s’inscrit dans des circonstances sociales et matérielles qu’on ne peut combattre adéquatement sans une compréhension de l’intersectionalité des oppressions. »
(pattrice jones, “Intersectionality and Animals“, International Animal Rights Conference, Luxembourg, 2013)
Le premier point de pattrice jones a été reconnu depuis longtemps : la violence envers les animaux engendre et favorise la violence envers les humains
Par exemple, en 1892, la féministe-socialiste Edith Ward demandait dans sa revue du livre Animal Rights de Henri Salt :
« Qu’est-ce qui pourrait mieux produire des batteurs de femmes que la longue pratique de la cruauté envers les autres animaux? Et inversement, qu’est-ce qui pourrait mieux imposer aux hommes la nécessité de la justice envers les femmes que l’éveil de l’idée que la justice est même le droit d’un bœuf et d’un mouton? »
(Edith Ward 1892, 41; cité dans Adams et Gruen, Ecofeminism, 2014)
Ça fait déjà longtemps que le lien a été fait. St-Thomas et Kant interdisaient la cruauté envers les animaux pour les mêmes raisons: ça mène à maltraiter les humains.
Mais, comme le faisait déjà remarquer Schopenhauer, dire qu’il ne faut pas faire de mal aux animaux (quand on peut faire autrement) parce que cela mène à des violences envers les humains, c’est encore affirmer des “devoirs indirects” envers les animaux.
C’est encore soutenir que ce ne sont pas les animaux qui comptent, mais seulement les humains.
Il faut donc faire attention en faisant le lien entre les violences intra-espèces et inter-espèces afin de ne pas instrumentaliser la lutte pour les animaux : ce n’est pas mal de battre un chien simplement parce que cela risque de mener à la violence conjugale.
Mais il faut cependant faire comprendre à la gauche progressiste que la stratégie qui consiste à sanctifier l’humain n’est pas la solution à leurs problèmes puisque l’idée qu’on peut légitimement mutiler, enfermer, dominer et tuer les animaux non-humains a facilité et facilite encore plusieurs oppressions humaines.
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Il existe, en effet, des raisons empiriques et logiques de penser que cette stratégie n’est pas la bonne pour protéger les humains de la déshumanisation et de l’animalisation.
Argument empirique : l’idée de supériorité humaine et la déshumanisation
Des études en psychologie sociale indiquent que plus on croit en la supériorité des humains sur les autres animaux, plus on est susceptible de déshumaniser les membres des exogroupes, comme les étrangers et les immigrants.
Inversement, plus on pense que les animaux sont semblables à nous et méritent notre respect, plus on est porté à reconnaître l’égalité des diverses formes de vies humaines.
Donc, plus on établit une distinction radicale et hiérarchique entre les humains et les animaux, plus on a tendance à animaliser certains groupes humains étrangers ou différents.
(cf. Hodson et Costello, “Exploring the roots of dehumanization: The role of animal—human similarity in promoting immigrant humanization“, 2010 et Hodson et Costello, “Explaining dehumanization among children: the interspecies model of prejudice”, 2014 )
Arguments logiques : liens matériels et idéologiques entre les oppressions
Il existe non seulement des raisons empiriques de penser que prôner la suprématie humaine n’est pas la meilleure stratégie pour protéger les humains de l’animalisation, mais aussi des raisons logiques.
Plusieurs philosophes, historiens et sociologues soutiennent que l’exploitation, la domination et l’oppression des animaux préparent les conditions matérielles et les conditions idéologiques de l’oppression des membres de groupes humains marginalisés et étrangers.
Pour les conditions matérielles, il suffit de penser aux chaînes, aux armes, aux cages, aux techniques de contention visant à limiter la liberté physique d’un individu et aux techniques de mise à mort. On a pratiqué toutes ces techniques sur les animaux.
On vendait les esclaves et le bétail dans les mêmes petites annonces classées.
La façon dont on marquait au fer chaud les esclaves est encore utilisée sur les animaux.
Il existe plein de livres qui détaillent les liens matériels entre les violences envers certains groupes humains et envers les animaux.
Par exemple, le livre de Marjorie Spiegel, The Dreaded Comparison. Human and Animal Slavery (1996), porte sur les liens entre l’esclavage et l’asservissement des animaux.
Le livre de Charles Patterson, Un éternel Treblinka. Des abattoirs aux camps de la mort (2002; tr. fr. 2008), montre comment la chaîne de montage de Ford, inspirée des abattoirs de Chicago, a fournit le modèle pour les camps de concentration.
Patterson soutient notamment que la domestication des animaux a posé les bases des théories raciales européennes et américaines.
Il suffit, en effet, de penser au fait que la notion de « races » à l’intérieur d’une espèce nous est venue de la sélection génétique des animaux domestiques.
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L’humanisme rend possible l’animalisation de certaines personnes humaines
On a tendance à ne voir que le bon côté de l’humanisme : la protection des humains, mais avec l’humanisme-suprémaciste – avec l’idée qu’on a exclusivement des devoirs envers les humains – on crée toute une classe d’individus qui ne sont pas “dignes” de protection et qui peuvent être mutilés, enfermés et tués dès qu’on y trouve un bénéfice.
Paradoxalement, c’est donc l’humanisme lui-même qui rend possible l’animalisation ou la déshumanisation de certaines personnes humaines:
Il suffit de les voir comme exemplifiant moins bien “l’idée d’humanité”, de les voir comme étant moins civilisés, moins rationnels, moins technologiquement avancés, plus barbares, plus près des animaux, pour justifier leur subordination, leur exploitation et parfois même leur extermination, comme lorsqu’on les présente comme de la vermine ou comme des rats.
Claude Levi-Strauss soulignait, déjà dans les années 70, que les critères utilisés pour affirmer la valeur morale supérieure des humains sur tous les autres animaux – que ce soit la rationalité, l’intelligence, la réciprocité morale, l’affinité identitaire, etc. – pourront toujours servir à créer une hiérarchie entre les êtres humains eux-mêmes selon qu’ils reflètent plus ou moins l’idéal placé au sommet de la hiérarchie.
Les humain(e)s qui partagent certaines caractéristiques associées aux animaux risquent de subir la même violence.
« J’ai le sentiment que toutes les tragédies que nous avons vécues, d’abord avec le colonialisme, puis avec le fascisme, enfin les camps d’extermination, cela s’inscrit non en opposition ou en contradiction avec le prétendu humanisme sous la forme où nous le pratiquons depuis plusieurs siècles, mais, dirai-je, presque dans son prolongement naturel. Puisque c’est, en quelque sorte, d’une seule et même foulée que l’homme a commencé par tracer la frontière de ces droits entre lui-même et les autres espèces vivantes, et s’est ensuite trouvé amené à reporter cette frontière au sein de l’espèce humaine […]. Le respect de l’homme ne peut pas trouver son fondement dans certaines dignités particulières que l’humanité s’attribuerait en propre, car, alors, une fraction de l’humanité pourra toujours décider qu’elle incarne ces dignités de manière plus éminente que d’autres. Il faudrait plutôt poser au départ une sorte d’humilité principielle : l’homme, commençant par respecter toutes les formes de vie en dehors de la sienne, se mettrait ainsi à l’abri du risque de ne pas respecter toutes les formes de vie au sein de l’humanité même. »
(Levi-Strauss, Entretien, Le Monde, 1979, 14)
Comme nous l’avons vu, le raisonnement de Levi-Strauss est confirmé par plusieurs études empiriques qui montrent que plus nous établissons une distinction radicale entre les humains et les animaux, plus nous sommes portés à déshumaniser certains groupes, notamment les immigrants et les étrangers.
Plusieurs théoriciennes soutiennent que la façon dont les Européens ont traité les peuples moins puissants auraient été impensable et impossible n’eût été de notre longue histoire à traiter les animaux exactement de la même façon : les puissances coloniales ont exploité et asservi les peuples dont ils étaient capables de tirer bénéfice et, dans le cas contraire, les ont tout simplement exterminés (pattrice jones, 2004).
Rien ne laisse penser que l’humanisme, c’est-à-dire le fait de considérer les autres animaux comme des êtres essentiellement différents et inférieurs, mène à un plus grand respect envers tous les humain(e)s.
Au contraire, le fait même de dénigrer la signifiance morale des intérêts fondamentaux d’un être conscient (sous prétexte qu’il est inférieur selon une certaine hiérarchie métaphysique des êtres) ouvre la porte à toutes les autres discriminations.
En ce sens, l’égalité morale des animaux ne s’oppose pas seulement à la suprématie humaine, mais désamorce d’emblée toute forme d’animalisation comme stratégie de domination.
Qu’est-ce que l’animalisation?
Je sais bien que les humanistes-suprémacistes cherchent à protéger les humains de l’animalisation, mais je pense qu’ils comprennent mal ce qu’est « l’animalisation ».
Animaliser un individu, ce n’est pas nier qu’il appartient à l’espèce homo sapiens.
Animaliser un individu, c’est:
∗ le faire apparaître comme étant différent de nous (comme appartenant à un autre groupe ou classe d’êtres)
∗ le dépersonnaliser ou le désindividualiser en le faisant apparaître comme un représentant interchangeable de son espèce/classe biologique ou sociale (“c’est un juif”, “un arabe”, etc.), en l’empêchant d’apparaître comme un individu à part entière)
∗ le faire apparaître comme étant inférieur sur une échelle hiérarchique, comme étant exploitable et sacrifiable, comme existant pour notre propre bénéfice (pour le bénéfice des êtres considérés supérieurs)
C’est la même logique qui s’applique aux humains et aux autres animaux.
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On a donc de bonnes raisons de penser que la stratégie traditionnelle de la gauche qui consiste à sanctifier l’humain et à renforcer la hiérarchie homme-animal (sic), n’est pas la bonne.
Non seulement elle ne mène pas nécessairement à une meilleure protection des humains – on peut prévoir que reconnaître l’égalité morale de tous les êtres conscients, de tous les individus vulnérables, protègerait mieux les êtres humains dans toute leur diversité – mais elle est aussi profondément injuste envers les autres animaux.
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Quand on fait des parallèles entre les violences envers les êtres humains et envers les autres animaux, il faut faire attention à ne pas instrumentaliser les animaux.
Prenons, par exemple, cette récente affiche d’un concours de beauté de vaches où des femmes-modèles sont invitées à parader en bikinis :
Ça fait longtemps que les féministes ont établi un lien entre les concours de beauté et les expos agricoles.
Voici une photo de Miss America de 1969 qui comparait ça un « cattle show ».
Les féministes qui critiquent l’instrumentalisation des femmes dans les concours de beauté en les comparant à des cattle shows ne s’opposent le plus souvent seulement qu’à un terme de la comparaison : les femmes qui sont traitées comme des vaches.
Mais elles ne s’opposent pas à la façon dont les vaches sont traitées.
Cela laisse entendre que c’est mal d’exploiter les femmes humaines, mais pas les femelles des autres espèces.
La violence que subissent les vaches laitières est normalisée et rendue complètement invisible.
La plupart des féministes en voyant cette affiche ne penseront pas au fait que les vaches sont attachées et inséminées de force à chaque année (avec ce que l’industrie appelle les « rape rack ») pour qu’elles produisent du lait.
On ignore largement la violence impliquée dans les produits issus du lait maternel des vaches :
On leur enlève leur bébé peu après la naissance alors que les vaches sont des mammifères sociaux qui tissent des liens très forts avec leur bébé et souffrent de cette séparation.
Si le bébé est un mâle, il sera engraissé dans une petite stalle individuelle, transporté à l’abattoir, égorgé et vendu en viande de veau.
(Si vous ne savez pas à quoi ressemblent les élevages de veaux, regardez le reportage sur la ferme de veaux de Pont-Rouge. C’est horrible ce qu’on fait à ces bébés-là.).
Si c’est une femelle, elle va subir le même sort que sa mère, être inséminée de force à chaque année, et envoyée comme sa mère à l’abattoir après 4 ou 5 ans, lorsqu’elle produit moins de lait et commence à être maganée.
Les vaches laitières sont vendues comme « vaches de réforme » et transformées en hamburgers.
Le simple fait de les appeler des « vaches laitières » et des « animaux de ferme » normalise leur exploitation.
Elles existent pour ça. Elles sont faites pour ça.
Elles n’existent que pour le bénéfice et les profits qu’elles rapportent à leur propriétaire.
Dès qu’elles sont un peu moins rentable, on leur tranche la gorge et les remplace.
Les produits issus du lait maternel de vache, comme les fromages et les yogourts, sont des produits directs de l’exploitation et de la violence sexuelle envers des femelles totalement comodifiées et réduites à leur utilité pour les hommes.
Elles ne sont rien d’autres que des “Vaches à lait”, comme le dit bien le titre du livre de Elise Desaulniers.
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Section 2. Critiquer le racisme, le sexisme et les autres oppressions humaines dans le mouvement de libération animale
Maintenant, je voudrais passer à l’autre partie de ma présentation.
Il ne suffit pas de critiquer le spécisme de la gauche, de convaincre les progressistes qu’ils et elles devraient s’opposer à la suprématie humaine et de leur faire comprendre qu’abandonner la forte hiérarchie entre les humains et les autres animaux ne risque pas de mettre en danger la protection des humains les plus vulnérables.
Il faut aussi se regarder dans le miroir et combattre les oppressions humaines dans nos propres rangs en cessant d’utiliser des stratégies racistes, sexistes, habilistes (ableist), etc. pour défendre les animaux.
Parce que si les progressistes sont hésitants envers les droits des animaux, c’est aussi parce notre mouvement est perçu comme étant raciste, ethnocentriste, impérialiste.
En anglais, on entend souvent que le “Animal Rights Movement” est un “Animal White Movement”.
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Voici une courte liste des stratégies que je considère que le mouvement de libération animale devrait éviter et favoriser pour se solidariser avec les autres luttes sociales.
(Note: Ça fait pas si longtemps que je suis militante végane, je n’ai donc pas la prétention de dire aux autres militantes ce qu’elles devraient faire, mais je veux partager les types de stratégies que je préfère privilégier et celles avec lesquelles je ne suis pas à l’aise.)
Liste des stratégies à éviter pour bâtir un mouvement progressiste et solidaire
Une des choses les plus importantes à mon avis est de
1) faire attention aux “analogies maudites” (comme l’esclavage, l’holocauste et le viol).
Quand je dis “faire attention”, je ne veux pas dire ne pas faire ces analogies.
Elles sont valides et il faut les faire.
Mais il faut les faire de façon RESPECTUEUSE et la moindre des choses est de s’informer sur ces oppressions avant de les utiliser pour promouvoir le respect des animaux.
Souvent, non seulement on prend pas le temps d’en apprendre sur les autres luttes sociales, mais on laisse parfois entendre que le racisme et le sexisme sont derrière nous.
C’est pas une joke, on entend souvent ça : “comme on a aboli le racisme et le sexisme, on doit abolir le spécisme”.
Je sais bien qu’ils veulent dire qu’on reconnaît que ces discriminations sont inacceptables et qu’on a rendu l’esclavage illégal et qu’on a aboli la subordination légale de l’épouse. Mais on ne s’est pas débarrassés de l’esclavage et de la subordination des femmes pour autant.
Je pense qu’il est important de :
2) ne pas laisser entendre que ces oppressions sont derrière nous.
On ne vit pas dans un monde post-raciste et post-sexiste.
Ce n’est pas parce qu’on a INTERDIT l’institution de l’esclavage qu’on l’a ABOLI : il y aurait près de 30 millions d’esclaves dans le monde.
Donc, non seulement il faut être attentifs aux nouvelles formes que prennent le racisme et le néo-colonialisme actuellement, mais plus important encore :
(3) ne pas prétendre que les autres luttes pour la justice sociale sont “moins importantes” que la cause animale !
On entends parfois cela chez certains activistes.
Je comprends ce qu’ils veulent dire: en termes de nombres et en termes de ce qu’on leur fait subir, c’est indéniable que nous imposons plus de souffrances et d’injustices aux autres animaux.
Mais le fait que, chaque mois, on égorge beaucoup plus d’animaux dans nos abattoirs qu’il y a eu de morts dans toute l’histoire des guerres humaines ne rend pas les guerres et génocides plus acceptables et moins graves.
Il faut faire avancer la protection des animaux sans relativiser les injustices dont sont victimes les personnes humaines.
Il fait éveiller le souci et le respect pour tous les individus vulnérables (pour tous les individus qui peuvent subir un tort) et non pas la haine et de mépris de certains groupes humains.
Pour ça, il faut
(4) éviter les tactiques racistes et sexistes pour faire la promotion de la protection animale.
La première chose à éviter est de cibler les pratiques des minorités et des étrangers.
Ne pas cibler les pratiques des minorités et des étrangers
On ne voit dans les campagnes contre la viande de chiens en Chine ou en Corée, par exemple.
On ignore que cela se fait aussi en Occident (5% de Suisses consomment des chiens et des chats) et seuls les asiatiques sont pointés du doigt.
Les forums de protection animale sont remplis de commentaires haineux envers les asiatiques.
Pensons aux défenses d’éléphants, aux cornes de rhinocéros, à la chasse aux baleines, au massacre des dauphins, à la soupe aux ailerons de requins, etc.
Certains diront que “Ce n’est pas raciste, parce que c’est mal!”
Mais pourquoi cibler ces pratiques? Pourquoi cibler les pratiques des étrangers et des minorités?
Les activistes répondent parfois qu’ils espèrent que, puisque les gens sont déjà dégoûtés à l’idée de manger du chien, alors ils se rendront compte que c’est la même chose avec les cochons.
Mais est-ce que ça marche? Est-ce que ça sensibilise vraiment les gens à réviser leurs propres pratiques culturelles et à arrêter de manger des cochons ou est-ce que ça encourage simplement les préjugés?
À penser que “nous” sommes meilleurs, plus humains, plus civilisés et qu'”ils” ont des pratiques barbares et cruelles ?
Il suffit de penser à la viande Halal. On entend dire que les pratiques d’abattage des musulmans sont cruelles, arriérés, inhumaines etc. Cela laisse sous-entendre que nos pratiques sont humaines, respectueuses et à la fine pointe de la technologie.
Pourtant, nos abattoirs et nos pratiques ne sont pas plus acceptables que les leurs. C’est à NOS pratiques que nous devons nous attaquer.
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Un autre exemple est le film The Cove sur le massacre des dauphins dans la baie de Taji au Japon.
Dans le film, une gang d’américains (qui ne parlent qu’anglais) débarquent avec des caméra sophistiquées et des équipements pour capter la communication des dauphins et leur panique.
Mais ils ne prennent parfois même pas la peine de traduire ou de sous-titrer les propos des pêcheurs japonais. On ne comprend rien de ce qu’ils disent.
On a, d’un côté, des dauphins sensibles, sociaux et intelligents et, de l’autre, des humains idiots et barbares.
Ce film a gagné plusieurs prix et je pense que ça n’aide pas la cause animale.
Par exemple, la chasse aux baleines représente un marché de 30 millions de $ annuellement tandis que les ONG qui se battent contre cette industrie dépensent autour de 25 millions par année.
Pourtant, les taux de chasse sont deux fois plus élevés qu’ils ne l’étaient dans les années 90. Ces campagnes sont donc largement inefficaces.
Le fondateur de Direct Action Everywhere, un asiatique né aux États-Unis qui notamment mené la campagne « It’s not food, it’s violence » l’explique bien : “On s’engage dans les campagnes contre les pratiques des étrangers parce qu’ils sont des étrangers et non pas parce que ce sont des campagnes efficaces.” (Wayne Hsiung)
C’est compréhensible que les campagnes menées par des blancs contre des pratiques au Japon, en Chine ou ailleurs soient inefficaces.
Comment est-ce que vous réagiriez si une communauté étrangère qui impose sa loi partout sur la planète venait vous dire de cesser de faire telle ou telle activité en vous traitant de cruels, de barbares, de non-civilisés ?
Si on écoute ce que les activistes asiatiques nous disent, ces campagnes nuisent à la protection des animaux là-bas parce qu’on crée des situations où un jeune ne pourra pas défendre la cause animale sans passer pour un traître :
“Qui veut se ranger du côté de l’arrogant homme blanc (bullying white man) contre sa propre famille? C’est l’entièreté du mouvement pour les droits des animaux qui est discrédité dans les communautés de couleur par des campagnes xénophobes (anti-foreigner campaigns).” (Wayne Hsiung, fondateur de DxE).
Elles encouragent l’idée que le mouvement pour les droits des animaux est un mouvement impérialiste et ethnocentriste.
Dans le genre, le film Blackfish est mieux.
Le film est évidemment beaucoup trop mou à mon goût, mais au moins il s’attaque à NOS propres pratiques et le message est clair : on doit mettre un terme aux orques en captivité.
Depuis la parution du film, les actions de SeaWorld ont perdu 50% de leur valeur (en date de nov 2014)!
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Ne pas adopter un cadre “welfariste” ciblant la “cruauté” et les “souffrance inutiles”
Will Kymlicka – un philosophe politique canadien qui a notamment co-écrit avec Sue Donaldson Zoopolis. A Political Theory of Animal Rights (OUP, 2011) – soutient que les dérives ethnocentriques sont inévitables dans un cadre conceptuel welfariste qui dénonce les pratiques « cruelles » et les « souffrances inutiles » au lieu de défendre les droits des animaux.
La loi Fédérale dans le code criminel canadien qui interdit contre la cruauté envers les animaux exempte explicitement les pratiques standards de l’industrie, c’est-à-dire les pratiques généralement acceptées par la majorité.
Donc, le cadre légal existant peut seulement cibler les pratiques des minorités ou la psychopathie individuelle.
Par définition, les pratiques cruelles sont celles qui ne sont pas d’usage commun dans la société majoritaire.
C’est inévitable, dans un tel cadre, que cette loi soit appliquée d’une façon qui est biaisée culturellement.
Si on abandonne le langage de la cruauté et des souffrances inutiles pour adopter plutôt le cadre théorique des droits des animaux, on évite ces dérives ethnocentristes.
Il n’y a rien dans les chiens et les cochons eux-mêmes qui justifie d’étiqueter de “cruel” le fait d’abattre les chiens et pas cruel de faire la même chose aux cochons.
On pense que ce n’est pas cruel ce qu’on fait aux cochons (que c’est normal, naturel et nécessaire) simplement parce que ça ne fait partie des pratiques de la majorité des gens dans nos sociétés.
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Éviter les campagnes habilistes ou capacitistes (ableist)
Avec une approche abolitionniste en termes de droits des animaux, on évite non seulement les applications ethnocentristes de la protection animale, mais aussi les campagnes “habilistes (ableist)” qui ciblent les handicapés.
Il faut être prudent en éthique animale avec l’argument des cas marginaux.
Ça peut mener à dénigrer les personnes handicapées plutôt que d’encourager la protection des animaux si on réduit cet argument à une question de cohérence.
On dit souvent que c’est pas cohérent de mieux traiter les personnes humaines handicapées que les animaux des autres espèces qui ont des capacités similaires ou supérieures.
Mais il ne faut pas réduire ça à une question de cohérence ou d’impartialité : il faut plutôt présenter ça comme un respect de toutes les formes de subjectivités, peu importe leurs particularités corporelles ou cognitives.
Pour les gens qui défendent les droits des animaux, le critère d’inclusion dans la sphère de considération morale, ce n’est pas l’autonomie, le fait d’avoir des capacités cognitives sophistiquées et de pouvoir s’arracher à ses déterminismes, mais le simple fait d’être sensible qui se soucie de ce qui lui arrive, d’être un individu vulnérable qui peut subir un tort.
Tous les individus conscients, dotés d’une certaine vie psychologique, méritent le respect de leur intégrité physique, de leur liberté et de leur vie, peu importe leur intelligence et leurs capacités ou incapacités cognitives ou physiques.
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Éviter les campagnes sexistes
On ne devrait pas promouvoir la cause animale en utilisant des tactiques qui alimentent le racisme et l’habilisme ou le capacitisme, mais également le sexisme. Il suffit de penser aux campagnes de PETA qui utilise abondamment des images de femmes nues, sexualisées et violentées pour promouvoir les droits des animaux.
(Je ne développerai pas ce point puisqu’il a été développé dans la partie donnée par Elise Desaulniers).
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Éviter le “grossisme”
Je pense qu’on ne devrait pas non plus “vendre” la cause animale en utilisant des tactiques qui alimentent le “grossisme (sizeism)”.
Comme lorsqu’on prétend que les gros sont nécessairement des mangeurs de viande et que les véganes sont minces. On a qu’à penser aux livres de recettes Skinny Bitch et cie.
Le « body shaming » n’a pas sa place dans le mouvement de défense animale.
Toutes les formes de corps et d’esprits sont dignes de considération morale directe et équivalente!
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Attention en “victimisant” les animaux
Il faut aussi éviter de réduire les animaux à des victimes passives et « sans-voix »
Comme le souligne Lauren Corman (prof de sociologie à Brock dans le premier programme de Critical Animal Studies au Canada), la plupart des organismes de défense animale ont des noms comme : Animal Voices, Speaking for animals, parler pour les sans-voix, etc.
On comprend pourquoi ils font ça : les animaux n’ont pas de « voix politique », on ne veut pas les entendre.
C’est aussi le cas de plusieurs groupes humains marginalisés, particulièrement des femmes racisées. (Les féministes débattent d’ailleurs depuis longtemps de ce problème de “parler pour” autrui).
Mais ce n’est pas vrai que les animaux n’ont pas de voix et qu’ils ne communiquent pas leurs émotions, leurs désirs et leurs préférences.
Il faut faire entendre les animaux et les faire voir comme des agents qui résistent à nos violences envers eux.
Si les labos et les élevages ont des cages, des chaînes et pleins de dispositifs de contention pour éviter que animaux griffent, mordent ou puissent se sauver , c’est parce que les animaux ne se laissent pas faire.
Ils résistent à nos violences de plein de façons.
Souligner la résistance et l’agentivité des animaux
Il faut faire voir les animaux comme des individus à part entière, faire apparaître leur agentivité et leur résistance pour combattre l’idée que ce sont des victimes passives qui consentent à ce qu’on leur fait.
Évidemment, comme les humains, à un moment donné ils arrêtent de résister, ça ne sert à rien. Ils ne peuvent rien contre nos cages, nos armes et nos seringues. Ils n’ont aucune chance.
Pourtant, certains réussissent à se sauver. On le voit parfois avec les animaux qui se sauvent des abattoirs.
Ces images frappent tellement l’imaginaire que certains de ces animaux sont « épargnés ».
Souvent les policiers et les gens qui ont participé à les rattraper ne sont tout simplement pas capables de les retourner à l’abattoir.
Cet individu leur apparaît soudainement comme quelqu’un, comme un individu à part entière qui s’oppose à ce qu’on lui fait et qui veut vivre.
Ce petit cochon ou ce veau n’est soudainement plus un ragoût sur pattes. On le voit autrement.
Faire apparaître les animaux comme des individus à part entière
Plusieurs formes de militantisme, prônés particulièrement par les femmes, visent à faire ça : à faire apparaître les animaux comme des individus à part entière.
À faire apparaître l’individu derrière la substance.
Il faut témoigner et faire voir que leur vie vaut plus qu’un sandwhich.
La plupart des gens ne sont pas cruels et sanguinaires, mais ignorants et ne voient tout simplement pas, ne réalisent pas les conséquences de leurs choix quotidiens sur les animaux.
La violence impliquée dans la production de viande, de lait et d’œufs est largement invisible parce qu’elle est niée, activement cachée et n’est pas reconnue comme de la violence.
1. La violence est niée
par des campagnes de publicités mensongères qui nous présentent des animaux traités aux petits soins et heureux de leur sort.
La plupart des gens sont dégoûtés par les images des élevages industriels et des abattoirs, mais on ne pense pas à ça en faisant l’épicerie : l’animal qu’on voit sur le paquet de viande, la douzaine d’œufs ou le carton de lait est toujours souriant, libre et consentant.
Le phénomène des « animaux suicidaires » (des animaux qui se tranchent le ventre ou qui se mettent la tête dans l’assiette) n’est qu’un exemple de notre volonté de penser que les animaux sont des victimes consentantes.
Avec toutes ces représentations médiatiques des animaux de ferme bien élevés, des vaches et de poules libres dans les champs, la souffrance des animaux et la violence de leur élevage est largement niée.
2. La violence est activement cachée
C’est très difficile de savoir ce qui se passe dans les élevages et les abattoirs. Les activistes et les journalistes doivent souvent se faire engager sous de faux prétextes (undercover) pour pouvoir filmer avec des caméras cachées.
Aujourd’hui, il existe des lois aux États-Unis qui interdisent de filmer dans les élevages et les abattoirs et qui criminalisent les activistes qui font perdre des profits aux entreprises qui exploitent les animaux.
C’est vraiment difficile à croire, mais les défenseurs des animaux peuvent être étiquetés terroristes et traités comme tels, même s’ils n’ont jamais fait de mal à personne.
C’est aussi vrai au Canada où le gouvernement Harper a nommé l’écoterrorisme au sommet des menaces terroristes intérieures. Cela inclut les militant(e)s écologistes et les activistes pour les droits des animaux.
Au Québec, même les journalistes de la Semaine verte (une émission fortement pro-élevage) se sont vus refuser l’accès à certains élevages. Le Président de la fédération des producteurs de porcs du Québec a répondu que : « Ce n’est pas vrai que le consommateurs veut tout voir »!).
3. La violence envers les animaux n’est pas pas reconnue comme de la violence
Ça nous vient pas à l’idée que manger du bacon et des œufs soit un acte violent qui fait souffrir des animaux domestiques.
Quand on pense à du bacon, on ne pense pas au petit cochon qui a souffert, qui s’est fait couper la queue et castrer sans anesthésie, qui a jamais vu le soleil et qui s’est fait entassé dans un camion avant de se faire égorger.
Manger du chien nous dégoûte parce qu’on perçoit un individu, pas une substance.
Manger un cornet de crème glacée ne nous dégoutte pas parce qu’on ne voit pas la violence derrière.
C’est pour ça que je pense qu’il faut modifier notre perception morale, notre imaginaire collectif et notre langage pour apprendre à voir autrement.
Apprendre à penser autrement et à parler autrement pour rendre cette violence palpable.
Il faut informer, témoigner des violences envers les animaux et s’engager.
Il y a plusieurs façon de faire ça.
En faisant de la photo comme Jo-Anne McArthur. (Si vous ne la connaissez pas, je vous conseille de regarder le film The Ghosts in Our Machines qui suit cette photographe incroyablement courageuse et dévouée).
En se joignant aux vigiles devant les abattoirs qui ont commencé avec Toronto Pig Save et qui existent maintenant à Montréal où des militants courageux accompagnent les animaux à la mort, témoignent de leur sort et montrent activement leur désapprobation.
Les abattoirs ne devraient pas exister et ils n’ont pas besoin d’exister. Pas plus que les élevages.
Il y a aussi les refuges et les sanctuaires pour animaux de ferme, comme le VINE sanctuary fondé par miriam et pattrice jones.
On peut participer à la promotion du respect envers les animaux de plusieurs façons :
En faisant du sauvetage d’animaux (rescue) à la maison.
Si on est prof, on peut cesser d’enseigner de façon non critique la suprématie humaine et de normaliser la domination des animaux.
On peut aider les élèves qui refusent de faire des expérimentations sur les animaux, exiger de la nourriture végétalienne à la cafétéria, organiser des projections de films.
On peut offrir aux enfants des livres qui leur enseignent la compassion envers les animaux au lieu de normaliser leur exploitation.
Comme avec ce jouet Playmobil qui enseigne qu’il est normal que les veaux soient séparés de leur mère et les uns des autres.
Si les enfants ont connu ce genre de jouets, comment voulez-vous qu’ils s’opposent aux veaux en cages et aux violences banalisées sur lesquelles reposent l’industrie de l’exploitation animale?
Raconter d’autres histoires
Il faut se raconter d’autres histoires, raconter d’autres histoires à nos enfants pour qu’ils puissent imaginer et rendre possible un monde meilleur.
Comme le souligne Melanie Joy, ce sont les histoires qui changent le monde.
Les histoires nous définissent et définissent les limites de notre imagination (personnelle et collective).
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On peut aussi demander à nos parents et amis qui veulent nous offrir un cadeau de faire un don à un sanctuaire.
En allant sur le site internet, il verront peut-être même l’individu qu’ils aideront à nourrir et soigner.
Et peut-être même qu’ils retiendront son nom et que la dinde qu’ils verront sur la table ne sera plus juste “une dinde”, mais le corps brutalisé et complètement commodifié d’un individu vulnérable qui se souciait de son existence.
Une fois qu’on commence à prendre conscience de la violence impliquée dans la production de viande, de lait et d’oeufs – et, parallèlement, qu’on reconnaît (1) les animaux de ferme ne sont pas différents des chiens et des chats avec lesquels on partage notre vie et (2) qu’on a pas besoin de manger des produits animaux pour être en bonne santé – notre perception du monde commence à se transformer.
Toutes les militantes et les militants pour les animaux ont vécu cette transformation :
L’odeur du bacon ne nous rappelle plus des souvenirs d’enfance, mais la violence contre un être vulnérable qui se souciait de son existence.
Notre perception morale s’est modifiée :
Je suis autant dégoutée à l’idée de manger un poulet aujourd’hui que je l’étais de manger un ragoût de Golden retriever quand j’étais petite.
Parce que je vois le poulet comme un individu à part entière dont la vie vaut plus qu’un lunch.
Quand vous penser à des boulettes de Golden, vous pensez immédiatement à un individu sensible et affectueux.
Si on a la possibilité de manger autre chose, il est aberrant de penser qu’on choisirait d’abattre un jeune Golden pour le manger, comme si sa vie valait moins qu’un sandwhich.
Mais on a le choix… et on le fait 3 fois par jour.
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Le végétalisme n’est pas suffisant.
Il ne faut pas réduire le véganisme à une alimentation végétalienne.
Il y a beaucoup de violences envers les animaux qui sont liées au divertissement (les zoos, les cirques, les courses de chevaux, la corrida), à la mode (la fourrure, par exemple) et à l’exploitation des ressources naturelles (déforestation, sables bitumineux).
Il faut aussi cesser de présenter le végétalisme comme étant en soi « éthique » et « sans cruauté ».
L’huile de palme est végétalienne, mais est-elle végane considérant la destruction des forêts de Bornéo?
Le chocolat végétalien est-il éthique simplement parce qu’il ne contient pas de produits animaux même s’il a été cueilli par des enfants qui sont dans un état qui s’apparente à l’esclavage?
Même nos fruits et légumes sont souvent cultivés par des travailleuses et des travailleurs immigrants qui sont complètement démunies et opprimées.
C’est ce que dénonce le « Food Empowerment Project », l’organisation mise sur pieds par la féministe-végane Lauren Ornelas.
On ne développera pas une nouvelle société, un monde plus respectueux, encore moins une utopie végane, tant que nos sociétés seront aussi inégalitaires, tant que les ressources seront accaparées par une poignée de corporations.
Il faut s’allier aux écoféministes du monde et aux luttes autochtones pour combattre le capitalisme, le néo-libéralisme, la privatisation des « ressources naturelles » (comme l’eau, les graines, les terres, etc.).
(D’ailleurs, c’est important d’arrêter de penser aux animaux et à la nature en général comme des « ressources naturelles », ça normalise leur exploitation, ils sont « faits pour ça »).
Tout cela devrait faire partie de l’agenda du mouvement de défense animale.
C’est certain qu’il va y avoir des tensions entre les différents groupes qui ne sont pas tous véganes.
Mais il y a aussi des tensions importantes entre les droits des minorités et le féminisme !
Ou entre la protection de l’environnement et d’autres projets de justice sociale.
Mais je pense qu’on a beaucoup plus de choses en commun que de choses qui nous divisent.
C’est pour ça que c’est important de mettre de l’avant les coûts sociaux et environnementaux de notre exploitation des animaux.
Souligner les coûts sociaux et environnementaux de l’exploitation animale
Si on cesse l’élevage, non seulement on pourra mettre un frein à la déforestation et à la destruction de ce qui reste des habitats des animaux sauvages, mais on pourrait reboiser et aider à combattre le réchauffement de la planète.
Il faut savoir que l’élevage d’animaux domestiques destinés à la boucherie :
• contribue plus aux changements climatiques que l’ensemble des transports
• que c’est la 1ère cause de déforestation des forêts tropicales au Brésil, de la pollution des sols et des rivières et du gaspillage d’eau potable
• que c’est une des premières causes de l’extinction des espèces animales sauvages à cause de la destruction de leurs habitats
C’est difficile à croire, mais depuis les années 70, la population humaine a plus que doublé et celle des animaux sauvages a chuté de moitié (cf. Living Planet Index).
• Donc, dans les 40 dernières années seulement, on a causé la mort de la moitié des animaux vertébrés.
• Ils sont décimés pour faire place aux animaux d’élevage et à l’agriculture intensive pour les nourrir.
• C’est 75% des terres arables de la planète qui sont monopolisées pour nourrir les animaux domestiques.
Et je n’ai encore rien dit des bateaux-usines qui vident les océans.
• Plus de la moitié des poissons pêchés servent d’ailleurs à nourrir les animaux de ferme.
• Pour chaque saumon d’élevage produit, 50 à 60 poissons sont pêchés dans les océans.
• Les vaches seraient les plus importants prédateurs marins (même si elles sont herbivores) parce qu’on les nourrit de farines animales souvent faites à base de poissons (c’est ce que soutient le capitaine Paul Watson de Sea Sheppard, mais je n’ai pas pu vérifier cette info encore).
Selon l’ONU, « Un tournant global vers le végétalisme est vital pour sauver le monde de la faim, de la pauvreté et des pires impacts des changements climatiques » (Ce rapport de 2010 défend “a substantial worldwide diet change, away from animal products.”)
Ce n’est pas seulement une question environnementale, mais aussi de justice sociale puisque des centaines de milliers d’humains meurent de faim pendant que leur pays engraissent des animaux de ferme pour nourrir les plus riches ou exporter des grains.
Section 3. Apprendre des luttes féministes
En soulignant les impacts environnementaux et les injustices globales liées à l’élevage, il faut cependant faire attention de ne pas tomber dans le panneau qui consiste à défendre simplement le véganisme parce que ça sert nos intérêts.
Par exemple, on entend souvent dire que le féminisme est aussi bon pour les hommes, mais c’est encore les intérêts des puissants qui sont mis de l’avant.
Les femmes n’ont pas à prouver que leur lutte va servir aussi les hommes pour que leur combat soit légitime.
De même, celles et ceux qui combattent la suprématie humaine n’ont pas à prouver que la lutte pour la libération animale est également une lutte pour les droits humains pour que cette lutte soit prise au sérieux.
Il faut donc manœuvrer entre les deux pièges qui consistent à présenter l’abolition de l’exploitation animale comme étant simplement instrumentale OU à présenter les droits des animaux comme étant en opposition et en conflit avec les droits humains.
L’humanisme-suprémaciste a tout avantage à nous représenter comme des antihumanistes, des gens qui sont contre les êtres humains.
C’est certain que les véganes s’opposent à cette forme d’humanisme qui prétend que seuls les humains comptent moralement. Mais les véganes ne s’opposent aux droits humains.
Au contraire, en affirmant qu’on doit respecter tous les individus sensibles et non seulement les êtres rationnels (ou qui ont certaines capacités cognitives sophistiquées), les véganes défendent aussi les droits de tous les êtres humains, en particulier des plus vulnérables.
Choisir de faire du mal, d’enfermer, d’exploiter et d’égorger des individus sensibles alors qu’on pourrait très bien faire autrement, ce n’est pas un droit, c’est plutôt un privilège injuste qu’on s’est arrogé sur les animaux, principalement par la force et la tradition.
C’est une des choses qu’on doit apprendre des luttes féministes.
Les féministes ont vécu la même affaire : elles sont représentées comme étant “contre les hommes”.
S’opposer au patriarcat, ce n’est pas s’opposer aux droits des hommes, mais aux privilèges injustes qu’ils se sont arrogés par la violence, la force, l’intimidation, le droit et la tradition.
De même, s’opposer au suprématisme humain, ce n’est pas être « contre les humains », mais contre la domination et la violence des humains envers les autres individus vulnérables qui partagent la planète avec nous.
C’est certain qu’on s’attaque aux privilèges que les humains s’arrogent injustement sur les autres animaux, comme les féministes s’attaquent aux privilèges injustes des hommes.
S’attaquer aux privilèges injustes
Les suffragettes, les féministes qui se sont battues pour le droit de vote des femmes, ont été ridiculisées par des affiches de ce genre.
Les hommes seront abandonnés à la maison avec les enfants et le ménage pendant que les femmes iront voter et faire de la politique!
Quand on regarde ça aujourd’hui, ça nous paraît ridicule : les hommes ont perdus certains privilèges avec l’émancipation politique des femmes et la fin de la subordination légale de l’épouse.
Pour moi, c’est la même chose avec le bacon, les œufs et le lait maternel : on s’attaque à certains privilèges que les humains s’arrogent sur les animaux, le plus souvent par la force, mais personne ne peut se plaindre de perdre des privilèges injustes!
Dans certains cas, quand notre survie/santé est en jeu, la consommation de produits animaux est moins un “privilège” qu’une nécessité.
Mais à peu près personne dans la salle ici n’est dans cette situation (du moins je l’espère).
Tout le monde a (ou devrait avoir) accès à de la nourriture végétalienne abondante et saine, qui est en réalité même meilleure pour leur santé.
Dans ce contexte, préférer enfermer, mutiler et abattre des individus sensibles est un privilège injuste et non un droit.
Les animaux qu’on mange sont des individus qui ressentent des émotions et des états affectifs, qui ont leur propre vie psychologique et sociale qui leur importe autant que notre propre existence nous importe à nous.
Et, au bout du compte, c’est ça qui compte réellement.
***
Cesser d’opposer la rationalité à la compassion
Pour terminer, je veux souligner que je trouve important de cesser d’opposer la rationalité à la compassion parce que ça perpétue une opposition inutile entre raison et émotions.
L’empathie, la compassion, le souci des autres – des autres qui sont toujours des individus singuliers qui se soucient de leur arrive – c’est ça qui nous permet de trouver la motivation, la force d’agir, de s’opposer à l’ordre établi, de désobéir et de résister.
Le préjugés contre les animaux sont tellement ancrés dans notre monde que la lutte va être interminable.
Une lutte infinie, mais nécessaire
On ne sait pas de quoi aurait l’air un monde antispéciste.
Mais on ne sait pas non plus de quoi aurait l’air un monde réellement égalitariste, sans sexisme, sans racisme, sans habilisme (ou capacitisme), sans âgisme, etc.
Mais ce n’est pas parce qu’on sait très bien qu’on ne pourra probablement jamais vivre dans un monde sans discriminations injustes qu’on ne doit pas combattre ces injustices.
En soutenant fermement nos devoirs de ne pas faire intentionnellement de mal à tout individu chez qui on est capable de percevoir une vie psychologique, je pense qu’on se donne la meilleure arme pour défendre non seulement les autres animaux et les humains les plus différents et vulnérables.
Merci !
Références :
Carol. J. Adams et Lori Gruen, Ecofeminism. Feminist Intersections between Other Animals and the Earth, Bloombury, 2014.
Carol J. Adams, Sexual Politics of Meat : A Feminist-Vegetarian Critical Theory, 1990 (2010).
Élise Desaulniers, « Les vrais mâles préfèrent la viande – Convergences du féminisme et de l’antispécisme », Françoise Stéréo, n°1, 2014.
Lori Gruen et Kari Weil (eds), Special Issue on Other Animals, Hypathia, 2012.
Breeze A. Harper, Sistah Vegan : Food, Identity, Health and Society — Black Female Vegans Speak on Food, Identity, Health and Society, Lantern Book, 2010.
Claire Jean Kim et Carla Freccero (eds), “Special Issue on Species/race/sex”, American Quaterly, vol 65, issue 3, 2013.
Will Kymlicka, « Animals and Social Justice », Talk at the University of Sydney, HARN : Human Animal Research Network, 2014.
Will Kymlicka, « Animal Rights, Multiculturalism, and The Left », Talk at 2012-2013 Mellon Sawyer Seminar Series at The Graduate Center, CUNY.
Lauren Ornelas, Food Empowerment Project.