Le paradoxe de la viande

Nier la vie mentale des animaux pour mieux les manger

Nous avons développé un puissant outil pour nous aider à surmonter la souffrance causée par notre consommation de viande : le déni. Dans son dernier numéro, Scientific American Mind (The Carnivore’s Dilemma, avril 2012) rapporte les détails d’une étude sur le conflit qui survient entre les convictions morales (ex: il ne faut pas faire souffrir les êtres sensibles) et les pratiques effectives (manger de la viande).

Des chercheurs en Australie ont montré que les gens concilient difficilement le fait d’élever et de tuer des animaux pour les manger avec la reconnaissance que ces animaux ont une vie mentale (mind). Confrontés à ce dilemme, la majorité d’entre nous préférons nier que ont les animaux ont des capacités cognitives et émotionnelles suffisantes pour souffrir.

Dans leur étude “Don’t Mind Meat? The Denial of Mind to Animals Used for Human Consumption” publiée dans Personality and Social Psychology Bulletin, Bastian et ses collègues ont montré que des personnes qui n’hésitent généralement pas à reconnaître aux animaux une vie psychologique se mettent systématiquement à la sous-estimer dès qu’on leur rappelle que ces animaux sont élevés et tués pour être mangés. « Many people like eating meat, but most are reluctant to harm things that have minds. Our studies show that this motivates people to deny minds to animals » explique le Dr. Bastian.

L’équipe de chercheurs a montré que nous sous-estimons systématiquement la vie mentale des animaux que nous consommons afin de minimiser les effets psychologiques négatifs causés par l’incohérence entre nos convictions et nos actions :

“People often mentally separate meat from animals so they can eat pork or beef without thinking about pigs or cows. Denying minds to animals reduces concern for their welfare, justifying the harm caused to them in the process of meat production.”

Les recherches du Dr. Bastian et de son équipe confirment que nos évaluations des capacités cognitives et émotives des animaux sont faussées par le fait de manger de la viande. Ils ont testé cette hypothèse avec trois différentes études qui démontrent que lorsque les gens sont confrontés à la souffrance causée par la consommation de viande, ils sont plus enclins à nier à ces animaux une vie mentale que lorsque la souffrance impliquée dans le processus d’élevage et d’abattage n’est pas soulignée.

Étude 1

Dans une première étude, ils ont établi le lien entre le fait de considérer un animal mangeable ou non et de lui attribuer une vie mentale. Le test révèle que les gens reconnaissent ou nient sélectivement les habiletés mentales des animaux selon qu’ils les mangent ou non.

L’évaluation des capacités cognitives des animaux est inversement proportionnelle au fait qu’ils soient considérés “mangeables” (edible) ou non : plus « mangeable » est l’animal, moins on lui reconnaît d’esprit. Ces données sont valides pour les étudiants australiens. Le contenu du tableau serait fort différent si les participants venaient de Chine ou de Corée, par exemple, où les chiens et les baleines font partie des animaux qu’il est tout à fait loisible de manger. La même logique prévaut cependant puisque les Chinois et les Coréens évaluent les aptitudes cognitives des chiens et des baleines bien différemment des Occidentaux ou des populations qui considèrent la viande de chien comme taboue.

Selon les auteurs de l’étude, nier la vie mentale des animaux que nous mangeons permet de réduire les effets psychologiques négatifs liés au fait que nous trouvions par ailleurs immoral de faire souffrir les animaux qui ont une vie cognitive et émotive complexe.

“Animals that have minds are considered inappropriate for human consumption, and people believe that eating them is morally wrong.”

Afin de limiter la dissonance cognitive, les gens vivant dans des cultures carnivores auraient développé des stratégies de déni qui leur permettent de réaligner leurs convictions morales et leurs pratiques quotidiennes.

Étude 2

La seconde étude visait à tester l’hypothèse selon laquelle les gens sont plus enclins à nier la vie mentale des animaux qu’ils mangent lorsque le lien entre la production de viande et la souffrance des animaux est mis en évidence.

La méthode consistait à demander une soixantaine de participants de compléter un même questionnaire, orné de l’image d’un animal dans un champ, mais avec deux descriptions différentes. Le premier décrivait l’animal comme vivant sur une ferme, broutant dans un pâturage en compagnie d’autres animaux et le second mentionnait que l’animal avait été élevé pour la consommation et qu’il allait être amené à l’abattoir pour être tué et découpé, pour être ensuite vendu pour la viande.

Après avoir lu les descriptions, les participants devaient évaluer ensuite les capacités cognitives et affectives de l’animal. Sans surprise, ceux à qui on rappelle que l’animal sera utilisé comme nourriture sous-estiment les aptitudes psychologiques des animaux comparativement à ceux qui n’ont pas eu à se rappeler le sort de la bête.

“Our work demonstrates that reminders of animal harm and a behavioral commitment to meat consumption lead meat eaters to deny morally relevant qualities (i.e., minds) to food animals, and this in turn reduces dissonance and facilitates their behavior.”

Nous savions déjà que le lien viande-animal (the Animal-Meat Link) est souvent très faible dans la perception commune des gens qui dissocient aisément la viande qu’ils mangent de l’animal lui-même, mais l’étude du Dr. Bastian nous apprend que lorsque cette dissociation n’est plus possible, la seule alternative qui reste est de nier les torts causés en niant que ces animaux aient un esprit.

Le fait que lorsque le lien viande-animal n’est pas souligné, nous n’hésitions pas à reconnaître la vie psychologique des animaux d’élevage, montre clairement que les raisons pour nier la vie mentale des animaux sont beaucoup plus idéologiques que factuelles.

Le plus étonnant est que nous sommes encore plus portés à nier la vie affective et cognitive des animaux si nous allons manger de la viande dans un avenir rapproché, comme le montre l’étude suivante.

Étude 3

La troisième étude démontre que nous sommes plus enclins à nier que les animaux ont une vie mentale sophistiquée si nous prévoyons manger de la viande à court terme.

Les chercheurs ont demandé aux participants de deux groupes – un qui allait devoir manger de la viande et un qui allait devoir manger des pommes – d’écrire un essai décrivant le cycle de la vie d’un animal de boucherie et évaluant les aptitudes mentales d’une vache.

Les participants qui devaient manger des pommes à la fin du test avaient une appréciation beaucoup plus riche de la vie mentale des animaux que ceux qui allaient manger de la viande. Ces derniers allaient jusqu’à nier que les animaux avaient les capacités cognitives et émotionnelles suffisantes pour souffrir.

“The findings reveal that this denial of mind to food animals is especially evident when people expect to eat meat in the near future.”

Lorsqu’on leur demande de penser à l’origine de la viande, les participants sont plus enclins à nier la vie mentale des animaux s’ils doivent manger des échantillons de viande que s’ils prévoient manger des pommes.

“However, this denial was only significant for participants who were told they were going to sample the food animal’s meat. Participants who wrote about the origins of meat but were told they would sample an apple did not deny mind to the same degree, indicating they did not experience the same level of dissonance.”

Cette étude apporte des preuves tangibles pour soutenir l’hypothèse selon laquelle nous sous-estimons la vie mentale des animaux afin de justifier les torts causés par la consommation de viande.

Résumé des conclusions de l’étude

Les gens sont plus fortement enclins à nier un esprit aux animaux qu’ils ont l’habitude de manger (étude 1), lorsque le lien entre la viande et la souffrance de l’animal leur est rappelé (étude 2) ou lorsqu’ils prévoient en manger à court terme (étude 3).

La négation des torts permet d’éviter les conflits psychologiques liés au plaisir de manger des animaux et au dégoût des souffrances que cela implique. “Being reminded that animals have minds but are killed for food can create a moral conflict for meat eaters“, résume le Dr. Bastian.

“Mind denial facilitates morally questionable, but cherished and culturally valued, practices by bringing cognitions in line with behavior and reducing dissonance.”

Le fait que l’attribution d’un esprit aux animaux varie en fonction des préférences culinaires montre que nous sommes très peu objectifs lorsque vient le temps d’évaluer les capacités cognitives des animaux que nous mangeons.

Conclusions: les options possibles

Les résultats de cette étude apparaîtront moins surprenants lorsqu’on se questionne sur les options possibles ouvertes une fois que nous prenons conscience de la souffrance des animaux d’élevage.

Lorsque nous prenons conscience de la souffrance impliquée dans nos habitudes alimentaires quotidiennes, il y a trois réactions possibles : (1) arrêter de manger de la viande, (2) nier que les animaux souffrent vraiment ou (3) nier que la souffrance importe moralement.

La dernière option étant réservée à une poignée de philosophes rationalistes et hors de la portée du sens commun, il reste la possibilité de devenir végétarien ou de nier que les animaux souffrent réellement.

L’option 1 est évidemment l’option la plus rationnelle et la plus saine d’un point de vie psychologique, mais c’est aussi la possibilité la moins couramment choisie. Devenir végétarien est particulièrement difficile d’un point de vue pratique en raison du fait que cela implique de s’opposer à des pratiques socialement acceptées et fort valorisées. C’est aussi un choix qui est à refaire au quotidien, à l’épicerie comme au restaurant où il n’y a parfois aucune option sans viande. Cela implique aussi de devoir subir régulièrement la raillerie des omnivores sur la défensive et de délaisser une partie significative de nos traditions culinaires.

L’option 2 (nier que les animaux souffrent) est donc l’option par défaut. Évidemment, elle a des variantes plus sophistiquées: on peut nier que les animaux soiennt réellement capables de souffrir comme nous ou encore admettre qu’ils sont capables de souffrir, mais nier qu’ils souffrent effectivement (en se disant que les pratiques d’élevage et d’abattage ne causent pas de souffrance).

Un des intérêts de l’étude de l’équipe du Dr. Bastian est de montrer les mécanismes qui font de l’option 2 l’alternative la plus couramment adoptée sont suffisamment sophistiqués pour avoir lieu complètement à notre insu. Aucun d’entre nous n’admet, ni même ne pense, sous-estimer les capacités cognitives et émotionnelles qu’il mange – et bien peu d’entre nous sommes prêts à reconnaître que cette tendance est d’autant plus forte que nous sommes sur le point de les manger.

Christiane Bailey

———————————

Références

The Carnivore’s Dilemma, Scientific American Mind, March/April 2012, 8.

Bastian, B., Loughnan, S., Haslam, N., et Radke, H. R. M., « Don’t Mind Meat? The Denial of Mind to Animals Used for Human Consumption ». Pers Soc Psychol Bull 2012 38: 247. DOI: 10.1177/0146167211424291. (Article disponible ici)

Références secondaires

Bilewicz, M., Imhoff, R., & Drogosz, M. (2011). The humanity of what we eat: Conceptions of human uniqueness among vegetarians and omnivores. European Journal of Social Psychology, 41, 201-209.

Bratanova, B., Loughnan, S., & Bastian, B. (2011). The effect of food categorization on the perceived moral standing of animals. Appetite, 57, 193-196.

Epley, N., & Waytz, A. (2009). Mind perception. In S. T. Fiske, D. T. Gilbert, & G. Lindsay (Eds.), The handbook of social psychology (5th ed., pp. 498-541). New York, NY: Wiley.

Gray, H. M., Gray, K., & Wegner, D. M. (2007). Dimensions of mind perception. Science, 315, 619-621.

Mameli, M., & Bortolotti, L. (2006). Animal rights, animal minds, and human mindreading. Journal of Medical Ethics, 32, 84-89.

Morewedge, C. K., Preston, J., & Wegner, D. M. (2007). Timescale bias in the attribution of mind. Journal of Personality and Social Psychology, 93, 1-11.

Voir également l’étude de Hodson et Costello sur la croyance en la supériorité humaine comme source de la déhumanisation.

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *