À la mesure du Dasein

 

 

INTRODUCTION

 

LE PROBLÈME DE LA VIE ANIMALE CHEZ HEIDEGGER

 

 

L’étant, en tant que vivant, est  être tel qu’en son être, l’existence [Da-sein] lui importe.
Heidegger, Grundbegriffe der aristotelischen Philosophie

 

Nous sommes tellement habitués, dans les études heideggériennes, à faire l’équivalence entre la notion de Dasein et celle d’homme que, malgré les querelles de surface, personne ne doute du fait que « si le Dasein n’est pas l’homme, ce n’est cependant rien d’autre que l’homme »[2]. Cette habitude est si fortement ancrée que certains traducteurs rendent tout simplement « Dasein » par « existence humaine »[3].
Pourtant, si le Dasein désigne bien le mode d’être spécifique de l’homme,
s’ensuivent une foule de questions concernant l’animal : puisque l’ouverture au monde est condition de possibilité de l’affection
sensible, comment les animaux peuvent-ils être affectés ? Si l’être-au-monde
compréhensif rend possible l’orientation dans le monde et la rencontre de
quelque chose comme une résistance ou une menace, comment les animaux se
meuvent-ils dans leur environnement ? Les
structures existentiales ratissent si large qu’il est difficile de comprendre
comment les animaux pourraient en être privés : comment penser que les animaux
ne sont pas eux aussi fondamentalement définis par l’affection
(Befindlichkeit), par le fait de s’y comprendre dans le monde dans lequel
ils s’orientent (Verstehen) et par la structure de l’être-avec
(Mitsein) ? Nous pensons pourtant que les animaux perçoivent eux aussi le
monde dans lequel ils se meuvent, qu’ils perçoivent différemment les mêmes
choses que nous, qu’ils discriminent les choses selon leur propre mesure. Nous
pensons, par exemple, qu’un chien voit un ballon comme étant quelque chose
pour-jouer ou à-mâchouiller et le chat voit la souris comme une chose-à-chasser,
c’est-à-dire qu’ils prennent toujours l’étant comme tel ou tel, pour
ceci ou cela
, mais jamais comme tel, jamais comme simplement comme
étant
. Suivant la célèbre maxime de von Uexküll, les animaux ne pourraient
jamais entrer en relation avec un objet comme tel, un objet neutre, mais
seulement avec des « porteurs de significations », avec des choses qui ont une
certaine signifiance, une certaine pertinence pour eux[4]. Seul l’homme, l’animal rationnel, serait en mesure de percevoir les choses comme des objets, des choses simplement là. Cette capacité proprement humaine de se déprendre du réseau de sens dans lequel nous sommes quotidiennement plongés, de se dégager d’une perception immédiatement significative et impérative de l’étant, serait à la source de notre pouvoir de décider, de notre liberté et, ultimement, de notre dignité.

Ainsi vont les philosophies qu’ont
élaborées, à la même époque que Heidegger, Scheler et Bergson[5]. Telle était aussi la pensée
d’Aristote. L’idée fondamentale est qu’un animal, même privé de logos,
doit néanmoins avoir part à une forme de discrimination grâce à laquelle les
choses sont perçues comme désirables ou indésirables afin qu’il les
poursuive ou les fuie. En fait, le simple fait de percevoir quelque chose de
désirable implique d’emblée une prescription : la chose désirable est
chose-à-poursuivre. Dans ce tableau, l’homme aurait, par contre, le
pouvoir de prendre conscience qu’il voit la chose comme désirable,
qu’il la voit comme chose-à-poursuivre – c’est-à-dire qu’il peut prendre
conscience non seulement de ses inclinations, mais en même temps de leur cause
et de ce à quoi elles le poussent –, de sorte qu’il serait alors en son pouvoir
de décider de suivre ou non ses inclinations, et, de là, sa liberté et sa
responsabilité.

Cette anthropologie philosophique dans
laquelle nous baignons encore aujourd’hui – l’homme est un animal rationnel,
capable de se dégager de la familiarité du monde pour considérer les choses de
manière objective – sera considérée en 1942 par Heidegger comme étant « une des
dernières conséquences de l’oubli de l’être »[6]. À ses yeux, cette métaphysique
populaire ne s’exprime nulle part mieux que dans la poésie de Rilke où l’animal,
« parce qu’il voit sans regarder, c’est-à-dire sans objectiver les choses », est
dans le monde, tandis que « nous nous tenons devant lui à cause de
la singulière tournure qu’a pris notre conscience »[7] :

Par tous ses yeux
la créature voit l’Ouvert.
Seuls nos yeux sont comme invertis et posés
autour d’elle,
tels des pièges qui cernent notre libre sortie.
Ce qui
est, au-dehors, nous le savons uniquement par la face de l’animal.[8]

Heidegger
commente sèchement : « Pour Rilke, la “conscience” humaine, la raison, le
logos, sont justement des limites qui rétrécissent les capacités de
l’homme par rapport à l’animal. Devons-nous aussi devenir des “bêtes” » ? (GA
54, 229). Cette poésie n’est rien d’autre qu’une « humanisation sans limite et
sans raison de l’animal » puisque « l’animal ne voit pas l’Ouvert, pas même avec
un seul de ses yeux » (GA 54, 231). Priver les animaux du
logos tout en
leur laissant la perception mène à méconnaître l’essence de la différence ontologique :

« Il serait
trompeur de penser qu’il suffit de retrancher la pensée et la raison pour avoir
ce qu’a l’animal. Au contraire la perception chez l’animal est fondamentalement
autre que celle de l’homme. L’aisthēsis
de l’homme est bien plutôt dès le commencement quelque chose d’autre que la
nature, bien que l’entente de l’être où elle se trouve insérée ne soit pas
encore éveillée, soit indéterminée et reste de prime abord indéployée. […].
Cette indétermination de l’entente de l’être (chez le nouveau-né) ne signifie
pas rien, mais est quelque chose de positif qui manque à l’animal pendant toute
sa vie parce que l’entente de l’être, d’une façon générale, lui fait défaut. »
(GA 34, 235-6[264])

Cette thèse – radicale, mais constante dans l’œuvre de Heidegger à
partir des années 30[9] – a rarement été questionnée dans
les études heideggériennes même si elle est pourtant au cœur de la privation en
monde des animaux dans le cours sur Les concepts
fondamentaux de la métaphysique
: « L’animal est exclu de la possibilité de
percevoir quelque chose comme quelque chose. » (GA 29/30, [359]). Si plusieurs ont vu dans
cette formule un retour à la primauté du logos apophantique, il s’agit
plutôt de refuser aux animaux de la structure générale du « comme » via
la privation de l’appréhension de l’être[10] :

« Il ne s’agit pas
simplement d’une altérité qualitative du monde animal par comparaison au monde
humain. Et, à plus forte raison, il ne s’agit pas de différences quantitatives
en termes d’ampleur ou d’étendue. Il ne s’agit pas de savoir si l’animal prend
autrement le donné ni comment il le fait, mais de savoir s’il peut ou non
percevoir quelque chose en tant que tel, percevoir quelque chose en tant
qu’étant. S’il ne le peut, c’est qu’il est alors séparé de l’homme par un abîme.
» (GA 29/30, [383])

Il faut prendre au sérieux le caractère
absolument primordial de la compréhension de l’être afin de comprendre que si
l’animal vit hors différence ontologique, il est du fait même privé de la
structure herméneutique du « comme » : « C’est là seulement
où, d’une façon générale, de l’étant se manifeste en tant qu’étant qu’il est
possible d’éprouver tel ou tel étant déterminé en tant qu’il est ceci ou cela »
(GA 29/30, [397])[11]. Il ne faut pas sous-estimer
le rôle de la pré-compréhension de l’être pour Heidegger : c’est elle qui
conditionne la possibilité de percevoir quelque chose comme tel ou tel (comme
menace ou proie, etc.), bref, de vivre dans la signifiance. Privé de la possibilité
de percevoir comme étant
ce avec
quoi il est en relation, l’animal est par là même exclu de la possibilité de le
percevoir comme ceci ou cela. Situé hors différence ontologique, l’animal
est d’emblée exclu du monde du sens. L’apparente similitude
entre la vie des animaux et des hommes « n’est qu’une tromperie », car il y a
entre les deux modes d’être « un abîme qu’aucune médiation
ne peut, en quelque sens que ce soit, permettre de franchir » (GA 29/30, [409]).
Pour Heidegger, c’est parce que l’animal est privé de monde
– c’est-à-dire de tout accès à l’« en tant que » – que le logos
lui est refusé et non l’inverse; la tradition a pris
les choses à l’envers en privant d’abord l’animal du logos
:

« Si les plantes
et les animaux sont privés du langage, c’est parce qu’ils sont emprisonnés
chacun dans leur univers environnant, sans être jamais situés dans l’Éclaircie
de l’Être. Or, seule cette éclaircie est “monde”. Mais s’ils sont
suspendus sans monde dans leur univers environnant, ce n’est pas parce que le
langage leur est refusé. » (Lettre,
83).

Si les animaux ne parlent pas, c’est parce
qu’ils n’ont rien à dire (Zollikoner seminare, 114), parce qu’ils sont
privés de cette « ouverture pré-logique à l’étant » (GA 29/30, [494]) qui fonde la possibilité même de la
phénoménalité[12].

Nous avons tenté de raconter ailleurs
cette déconstruction de la vie animale comme vie douée de perception, de
discrimination et d’orientation dans le monde[13] et nous voulons maintenant nous
pencher sur sa préhistoire : qu’est-ce qui a poussé Heidegger à élaborer une
telle conception de la vie animale dans laquelle elle ne se distingue plus d’une
vie végétative ? Dans notre premier chapitre, nous verrons que plusieurs axiomes
fondamentaux de la pensée heideggérienne laissaient pourtant présager un
tout autre dénouement : la réhabilitation de l’affection sensible, la
conceptualisation du rapport au monde en termes de compréhension plutôt qu’en
termes de connaissance et la destitution du privilège traditionnel accordé à
l’énoncé, voilà toutes des percées majeures qui permettent de repenser le lieu
ontologique traditionnellement dévolu aux animaux. Et pourtant, aussi primordiales soient-elles, les
structures de l’être-au-monde doivent vraisemblablement être pensées
comme de nouveaux propres de l’homme puisque Heidegger affirme d’entrée de jeu
dans Sein und Zeit que les animaux ne
sont ni Dasein, ni
chose. Nous ne nous attarderons pas ici sur cette soi-disant indigence
ontologique de l’animal dans l’ontologie fondamentale puisque, si l’animal vient
assurément « brouiller la
partition de l’existence et de la Vorhandenheit
»[14], ce n’est pas du tout là que
réside le problème. La
difficulté que pose la vie animale à la pensée heideggérienne ne vient pas du
fait qu’il n’y a pas de mode d’être propre pour les animaux, mais bien au
contraire du fait qu’il y en a un : le « simplement
vivant », ce qui n’est « rien de plus que vie ». Or, ce n’est pas le fait que
les animaux vivent qui les rend si analogues au Dasein
humain,
mais le fait
qu’ils ne font précisément pas que vivre, ils perçoivent et se
meuvent.

Dans notre deuxième chapitre, nous verrons
que c’est sur le fond de ces deux capacités fondamentales de l’âme animale que
sont la perception et la mobilité que s’élabora la notion de vie facticielle
dans les travaux du jeune Heidegger. Définir la vie facticielle en termes de
mienneté et de mobilité, c’est reprendre en un autre langage la définition
aristotélicienne de l’animal par le se sentir et le se mouvoir. La
radicalisation de l’idée de mobilité de la vie (Lebensbewegtheit) en termes de mobilité préoccupée
(Besorgensbewegtheit) à laquelle s’essaie Heidegger dans le célèbre Rapport Natorp
calque précisément la conception aristotélicienne du mouvement des animaux
comme mobilité désirante : se mouvoir, c’est toujours se mouvoir en fonction de
quelque chose que l’on désire poursuivre ou fuir. Pensée de manière
ontologiquement radicale, la mobilité des animaux n’est jamais un simple
déplacement indifférent, mais toujours un mouvement
orienté, dirigé vers quelque chose qui a une
certaine importance pour l’animal, vers quelque chose par quoi l’animal est,
d’une manière ou d’une autre, concerné.

Notre partie principale (chap. 3) sera
consacrée à retracer pas à pas la genèse des structures fondamentales de
l’être-au-monde que sont l’affection (Befindlichkeit), la compréhension
(Verstehen) et l’être-avec par le langage (Mitsein) dans les travaux qui précèdent
immédiatement Être et temps (1924-1926) pour montrer que ces structures
n’avaient rien, dans l’esprit de Heidegger lui-même, de proprement humaines.
Enracinant les structures existentiales dans les déterminations fondamentales de l’âme définies par
Aristote (aisthēsis, pathos, krinein, kinein, orexis, phantasia,
phonē et nous praktikos), Heidegger
reconnaît à maintes reprises que ces structures définissent la vie animale en
tant que telle. Loin d’être considérés « simplement vivants » comme les
végétaux, les animaux étaient essentiellement définis par le fait d’être affectés par les choses du
monde qu’ils perçoivent, par le fait de se mouvoir de manière préoccupée et
circonspecte dans un monde dans lequel ils s’y comprennent toujours en un
certain sens.

Cette genèse des existentiaux dans la vie
animale comme vie douée d’affection et de compréhension, définie par
son
ouverture au monde et à autrui, laissait d’elle-même présager de « l’énorme difficulté » (GA 24,
270[231]) que ne tardera pas à poser la vie animale pour une pensée qui prétend
avoir « mis hors circuit la définition traditionnelle et confirmée de l’homme »
(SZ, 183). Puisque « l’essentiel est manqué si nous ne voyons pas que l’animal a
un monde » (Cassel, 179), l’homme apparaît, encore une fois, comme cet animal capable de
mettre le monde à distance pour se dégager de la
significativité immédiatement impérative de l’étant et exister de manière libre,
authentique et responsable (chap. 4). Notre but n’est pas
seulement de montrer pourquoi Heidegger en viendra à priver les animaux de perception, d’orientation
et de cette forme de souci non libre qu’est l’impulsion, mais surtout de montrer
que, même s’il en viendra à priver les animaux de monde, c’est néanmoins lui qui
a débroussaillé le chemin vers une réflexion phénoménologique sur
l’être-au-monde animal.

 

 

CHAPITRE 1.

NI CHOSE, NI EXISTENCE :
DE L’INDIGENCE ONTOLOGIQUE DES ANIMAUX DANS
ÊTRE ET TEMPS

Seul peut être affecté un étant qui se-trouve, autrement dit qui,
existant, a (est) déjà chaque fois été et existe selon un mode constant de
l’être-été. […]. Comment l’excitation et la stimulation des sens, chez un être
sans plus vivant [Nur-Lebenden], doivent être ontologiquement
délimitées, comment et où en général l’être des animaux, par exemple, est
constitué par un “temps”, cela reste un problème à part.

 

Penchant et impulsion sont des possibilités qui s’enracinent dans
l’être-jeté du Dasein. […] Ce qui n’exclut pas qu’impulsion et penchant
ne constituent aussi ontologiquement l’étant qui “vit” sans plus [das nur ‘lebt’]. Néanmoins la
constitution ontologique du “vivre” pose un problème propre qu’il n’est possible
de déployer que sur la voie d’une privation réductrice à partir de l’ontologie
du Dasein.

Heidegger, Sein und Zeit

Six courts passages nous mettent sur la
piste des animaux dans Être et temps, ou plutôt sur la piste de leur
absence puisqu’il n’en sera question que pour expliquer justement qu’il n’en
soit jamais question : les êtres vivants ne sont pas des choses simplement
subsistantes, mais ils ne sont pas non plus Dasein et il n’est possible
d’élucider leur mode d’être – la « vie » – qu’au moyen d’une interprétation
privative ou encore d’une orientation privative sur le Dasein.

« La vie est un mode d’être spécifique, mais il n’est essentiellement
accessible que dans le Dasein.
L’ontologie de la vie s’accomplit sur la voie d’une interprétation privative;
elle détermine ce qui doit être pour que puisse être quelque chose qui ne serait
“plus que vie” [Nur-noch-Leben]. La vie
n’est pas un pur être-sous-la-main, ni, encore, un Dasein. Et le Dasein, inversement, ne
peut en aucun cas être déterminé en affirmant qu’il est vie (ontologiquement
indéterminée), plus quelque chose d’autre. » (SZ, 50)[15]

Voilà
l’essentiel de ce que l’essai d’ontologie fondamentale qu’est Être et
temps
avait à dire à propos des animaux. Puisqu’il s’agit d’un « problème
propre », il semble que nous devions refermer Sein und Zeit pour nous
tourner sans plus tarder vers le cours de 1929-30 où Heidegger entreprend
explicitement l’analytique de la vie animale. Mais cela n’est pas aussi simple.
Si Heidegger s’en était strictement tenu au niveau
ontologique en distinguant deux modes d’être (l’existence et la subsistance)
et n’avait pas attribué aux animaux un énigmatique mode d’être
intermédiaire ou privatif (toute la question est là, comme nous le verrons),
nous aurions été en droit de penser l’ontologie du vivant comme un
« problème à part » à traiter ultérieurement dans le cadre d’une ontologie
régionale. Or, la logique de l’ontologie fondamentale ne donne pas les moyens de
reléguer l’ontologie de la vie aux oubliettes des ontologies
régionales puisque le
schéma cardinal est celui d’une distinction bipartite entre subsistance
et existence (entre ce qui relève des catégories et ce qui relève des
existentiaux) qui doit guider dès le départ toutes les ontologies possibles à
venir :

« Existentiaux et catégories sont les deux formes fondamentales
possibles de caractères d’être. L’étant qui leur correspond requiert une guise
d’interrogation primaire à chaque fois distincte : l’étant est un qui (existence) ou un quoi (être-sous-la-main au sens le plus
large). » (SZ, 45).

S’il n’y a
que « deux formes fondamentales possibles de caractères d’être », si toute chose
répond à un « qui » ou à un « quoi » et doit par conséquent être accessible
grâce aux existentiaux ou aux catégories, comment penser la vie comme « un mode
d’être propre », ni chose, ni existence ? Comme plusieurs
l’ont souligné, Heidegger introduit un parasite qui dérange la structure même de
l’ontologie fondamentale. S’insérant quelque part entre la subsistance et
l’existence, le mode d’être propre qu’est la vie relativise considérablement
l’ontologie heideggérienne, toute
entière structurée autour de la disjonction oppositionnelle entre ce qui est à
la manière du Dasein et ce qui ne l’est pas
(Daseinsmäßig/Undaseinsmäßig)[16]. Poursuivant
dans cette voie, en effet, on n’a d’autre choix que d’en venir à la conclusion
qu’il manque une « catégorie » dans Être et
temps
et qu’il
faudra, au terme de l’ontologie régionale de la vie, amender ou réviser la
bipartition structurelle de l’ontologie fondamentale en ajoutant un autre
mode d’être
pour les étants qui ne peuvent êtres pensés ni par le biais des
catégories, ni par le biais des existentiaux. Non seulement nous ne pouvons pas nous consacrer à une telle tâche – ce
que personne n’a vraiment fait à notre connaissance –, mais nous tenterons de
montrer ici que nous n’avons en réalité aucune raison de vouloir le faire. La
position ontologique intermédiaire des animaux laissait d’elle-même
entrevoir des problèmes conceptuels internes d’une ampleur telle qu’elle laisse
dès le départ soupçonner son impossibilité : tout est ou bien une
chose significative et utile ou alors l’être-en-vue-de-quoi qui donne sens.
Il n’existe aucun mode d’être intermédiaire entre ce qui répond à un « qui »
et à un « quoi », tout comme il n’existe, dans la philosophie kantienne, aucun
intermédiaire entre la chose-moyen et la personne-fin-en-soi[17]. Une ontologie fondamentale, par définition, ne peut être amendée par
les ontologies régionales.

Le véritable problème que pose l’animal à
la conceptualité de Sein und Zeit ne vient pas du tout
du fait qu’il n’y a pas de mode d’être propre pour les animaux puisqu’il
y en a bien un
: la vie, ce qui ne
fait « rien de plus que vivre ». Et c’est cela qu’il nous apparaît légitime de
questionner. Rien ne justifie, dans la perspective de la phénoménologie
herméneutique, l’introduction de ce mode
d’être propre qu’est supposé être le « simplement vivant ». De façon étonnante,
ce n’est pas cet obscur mode d’être propre, accessible privativement, mais bien
plutôt l’affirmation selon laquelle l’homme n’est pas essentiellement vivant –
« le Dasein ne peut en aucun cas être déterminé en affirmant qu’il est
vie (ontologiquement indéterminée), plus quelque chose d’autre » –, qui a
suscité le plus d’intérêt dans les études heideggériennes, laissant suggérer la
relative insignifiance de l’ontologie de la vie dans le vaste projet de
Heidegger[18]. Il a été répété sur tous les tons
que nous prenions les choses de travers à penser l’homme comme un animal avec
une quelconque spécificité, mais il a été peu discuté pourquoi, s’il n’est pas
adéquat de penser l’homme à partir de l’animal, il est en revanche tout indiqué
de penser l’animal, privativement, à partir de l’homme. Si l’homme n’est pas un
animal pourvu de capacités spécifiques (H ≠ A + x),
pourquoi ce dernier est-il accessible « dans » celui-là au moyen d’une
méthodologie privative (A = H – x) ? Comment concilier une « mise
hors circuit de la définition traditionnelle et confirmée de l’homme » (SZ, 183)
comme un animal pourvu d’une capacité spécifique avec une méthode
d’interprétation privative ?

§1. Qu’est-ce qu’une interprétation
privative ?

Qu’est-ce que cette interprétation
privative qui devrait nous permettre d’élucider le mode d’être des animaux ?
Comment comprendre l’orientation privative de l’ontologie de la vie ? Le
plus souvent, cette injonction méthodologique a été comprise comme signant
l’impossibilité de comprendre la vie animale à partir d’elle-même, de la
comprendre autrement qu’à partir de la vie humaine. En ce sens, si « la vie ne
peut être fixée ontologiquement que dans une orientation privative sur le
Dasein » (SZ, 246), c’est parce que, comme le suggère Michel Haar, « nous
ne pouvons pas ne pas comprendre l’animal à partir du monde qui est le
nôtre »[19]. Entendue ainsi, la
voie privative de l’ontologie de la vie semble aller de soi puisque, selon la
formule Merleau-Ponty, « nous ne pouvons penser l’animal qu’à partir du socle
que nous sommes toujours nous-mêmes »[20]. C’est
aussi ce que suggérera Dastur : « Dans toute interprétation, nous nous
anticipons toujours nécessairement nous-mêmes, puisque le regard que nous jetons
sur l’étant ne vient pas de nulle part, mais il est “l’expression de la structure d’anticipation du Dasein lui-même”. »[21]. En conséquence, « nous n’avons
peut-être pas d’autre choix que celui de voir l’animal dans le perspective de la
privation »[22] :

« Nous n’avons d’ailleurs qu’un accès négatif à l’être de l’animal,
puisque, la “vie” étant toujours pour nous vie humaine, c’est-à-dire une vie capable de
s’interpréter, de se comprendre elle-même […] nous ne pouvons nous représenter
la vie du “simple” vivant que par un effort d’abstraction. »[23]

Soit ! Le
regard que nous jetons sur l’étant ne vient pas de nulle part, c’est toujours le
nôtre, celui d’un Dasein humain, d’une compréhension finie. Mais en quoi
cela implique-t-il de penser l’animal de manière privative ? Si Heidegger
entendait simplement affirmer l’impossibilité de ne pas penser l’animal à
partir de notre compréhension du monde, pourquoi parler d’interprétation
privative et non seulement d’interprétation ? Toute phénoménologie de
l’étant qui n’est pas à la mesure du Dasein doit s’orienter sur
une herméneutique du Dasein préalable. Cela est
clairement établi dès
l’introduction de Être et temps : toute ontologie se fonde sur
l’ontologie fondamentale qui a lieu dans
l’analytique existentiale et toute phénoménologie procède du Dasein
que
nous sommes à chaque fois nous-mêmes. En conséquence, si Heidegger voulait
simplement dire que l’être de l’animal doit être cerné à partir
de

l’existence de l’homme, il s’agirait là d’une répétition tout à fait superflue :
toute ontologie serait, en tant qu’herméneutique,
privative
!

L’expression « interprétation privative »
doit donc avoir un autre sens : celui d’une interprétation négative, ou,
mieux, réductive au sens où Heidegger entend, comme le pense Derrida,
atteindre l’essence de l’animal en opérant « négativement, par soustraction »[24]. La vie serait alors « ce qui reste après qu’on a
privé le Dasein de ce qui lui est essentiel, de ce qui en fait
justement un Dasein »[25]. L’interprétation privative ne vise donc pas, contrairement à ce que nous
pensons spontanément, à affirmer le fait que toute description de l’essence de
l’animalité doit passer par notre interprétation et notre
explicitation (bien que cela soit évidemment aussi le cas), mais bien
à affirmer le principe selon lequel l’essence des animaux n’est accessible
« qu’au moyen d’une privation réductrice à partir de l’ontologie du
Dasein » (SZ, 194)[26]. Or, s’il
s’agit bien de déterminer le mode d’être de l’animal en soustrayant quelque
chose du Dasein humain, la question qui ne peut manquer de se poser est
alors : par soustraction de quoi au juste ?

La question est de taille.
Il s’agira, suite à l’analytique existentiale, de
soustraire quelque chose de l’existence humaine afin de déterminer le mode
d’être de ce qui n’est « rien de plus que vie ». Il faudra alors s’enquérir de cette propriété distinctive qu’aurait
l’homme par rapport aux autres animaux et nous avons évidemment en cette matière
l’embarras du choix : la rationalité, le langage, la réflexivité, la conscience
temporelle, etc. Cependant, comme le souligne Krell, Heidegger devra se montrer
très prudent à ce sujet :

« Heidegger will have to be very careful not to allow that
substractable something to be “logos”. Otherwise he will betray the fact that an ancient prejudice – the
very prejudice he wishes to eradicate, that of the “zōon logon ekhon”, the animal rationale – guides his own venture from start to finish.
»[27]

Ce dont il
s’agira de priver le vivant dépendra de ce qui sera identifié comme
caractérisant essentiellement les étants qui sont à la mesure du Dasein :
l’être-au-monde, le souci, la temporalité et la finitude sont en tête de liste,
mais tous les existentiaux sont des candidats potentiels. Si nous ne pouvons,
semble-t-il, prévoir ce qu’il s’agit de soustraire, nous voyons qu’il existe en
fait deux possibilités : il s’agira soit de soustraire certains aspects de
l’existence, soit de raturer tout ce qui a trait à l’existence
. La voie de
l’interprétation privative consistera ou bien à priver les animaux de
quelques existentiaux ou quelques aspects des existentiaux (par
exemple, l’être-pour-la-mort, l’appel de la conscience et la résolution
devançante, tout en gardant, intacts ou amendés, les structures de l’être-à et
l’être-avec) ou alors il faudra raturer toute trace d’existentialité :
l’être-au-monde comme tel puisque ce n’est rien de moins que « constitution
fondamentale du Dasein » (SZ, 52).

Partagée par plusieurs, la première option
a de nombreuses vertus, elle permet notamment d’expliquer pourquoi il n’y avait
nul besoin d’interprétation privative en ce qui concerne le mode d’être des
choses : il n’y a rien à soustraire puisque le Dasein ne partage rien
avec eux[28]. Cette hypothèse permet également
de s’accorder au sens commun : l’animal n’est pas une forme de vie complètement
étrangère à la nôtre, lui aussi est affecté par les choses du monde, se trouvant
bien ou mal disposé par rapport à ce qu’il perçoit, et lui aussi se meut dans un
monde qui a quelque signifiance pour lui. L’animal s’oriente selon une
spatialité et une temporalité qui lui sont propres, mais, contrairement aux
êtres humains, il ne peut se déprendre de l’emprise du monde ambiant pour le
considérer comme tel, comme monde, et ainsi se saisir comme Dasein. Pour
reprendre le langage de Sein und Zeit, les animaux participeraient des
structures existentiales, mais seraient incapables d’attester
existentiellement de ces structures. Dans ce cas de figure, il s’agirait
donc de retrancher, d’une part, tout ce qui a trait à l’existence authentique
et, d’autre part, tout ce qui a trait à l’attitude objectivante. Une
telle interprétation soulève cependant un problème évident puisque, rapprochant
l’animalité de l’inauthenticité et de l’être-jeté du Dasein, elle nous
met devant le problème de l’unité des modalités d’être du Dasein : il
faudrait, par exemple, départager l’être inauthentique de la possibilité
d’authenticité, l’éparpillement préoccupé de la résolution devançante, arracher
telle ou telle modalité de sa condition de possibilité et ainsi fragmenter la
totalité du Dasein.

      Malgré les apories auxquelles elle nous mène, il ne faut pas fermer trop
vite cette avenue puisque c’est bien ainsi qu’a été le plus souvent comprise la
célèbre thèse directrice de l’ontologie de la vie menée en 1929-30 selon
laquelle « l’animal est pauvre en monde »[29]. Néanmoins, si nous tentons
d’entendre ce que nous dit vouloir dire Heidegger, il nous faut prendre au
sérieux l’abîme zoo-anthropologique : l’animal n’est pas Dasein, mais un
autre mode d’être[30]. Il faut donc penser la vie animale
comme étant réellement un mode d’être propre et non comme un mode d’être
analogue au nôtre simplement appauvri par-ci et par-là, comme si les animaux
n’étaient jamais que des hommes ontologiquement handicapés. Dans ce cadre, il
s’agirait alors non pas d’interpréter l’être de l’animal en partant de
l’existentialité,
contrairement à ce que laissait entendre une première
interprétation, mais en raturant l’existentialité : interpréter
privativement le vivant à partir de l’existence, ce serait soustraire à
l’existence son caractère existential (et non seulement
existentiel) pour atteindre quelque chose qui ne serait « rien de plus
que vie ». Assurément plus radicale, cette voie qui nous mène à priver les
animaux de toute forme d’affection, d’orientation, de compréhension et
d’être-avec est néanmoins plus cohérente avec l’ensemble du projet de Heidegger
et avec le déploiement futur de sa pensée. C’est le sens véritable de
l’ontologie de la vie animale menée dans le cours de Fribourg : la pauvreté en
monde de l’animal ne signifie pas que l’animal a moins de monde que
l’homme, mais qu’il en est privé : « être pauvre signifie être privé »
(GA 29/30, [290]). C’est ce qu’il ne cessera d’affirmer par la suite :
« L’animal n’a pas de monde [Welt], ni même de monde ambiant
[Umwelt] » (GA 40, 54[56]). Les animaux seraient alors privés non pas de
la possibilité de se dégager de la pression immédiatement signifiante et
impérative du monde ambiant, mais bien de la structure générale de
l’être-au-monde. On se demande évidemment comment cette voie qui nous mène à dépouiller l’animal de tout caractère existential
(et non seulement de la possibilité d’appropriation existentielle)
peut-être praticable puisque cela implique vraisemblablement de priver
les animaux de tout ce qui les a toujours définis en propre : l’affection, la
perception, le désir, la possibilité de s’orienter dans le monde et d’être-avec
autrui. Ces
apories nous mènent à questionner le principe même de la méthode privative :
la soustraction. Le but est assurément, comme l’a bien vu Barbaras, de
« contrer la thèse commune aux grecs et à l’humanisme classique selon laquelle
l’homme serait une modalité du vivant, un “animal
rationnel” »[31]. Mais on voit mal
comment une interprétation privative pourrait mener ailleurs : comment
une zoologie privative pourrait ne pas avoir comme corrélat nécessaire une
anthropologie additive ?

§2. La phénoménologie
husserlienne de l’animalité : la rature de « couches »

Nous ne
pouvons qu’être frappés par la similitude qui unit la méthodologie privative à
la phénoménologie des anomalies de Husserl où il s’agit de retrancher certaines
couches psychiques pour atteindre l’animal[32]. Dans la phénoménologie
husserlienne de l’intersubjectivité, l’animal a un statut doublement dérivé en
ce que le type « animal » n’est qu’une modification privative du type
« autrui », lui-même atteint par modifications intentionnelles de nous-mêmes. Il
n’y a pas que les bêtes qui ont ce statut dérivé, mais tous ceux que Husserl
appelle les « anormaux » : enfants, fous et étrangers font tous partie des
subjectivités anormales qui nécessitent une méthodologie privative.
L’approche husserlienne est fondée sur le principe selon lequel « l’anomalie
se constitue comme telle
et elle ne le peut que sur la base de la
normalité qui, en soi, la précède
»[33] :

« Au problème de l’anormalité appartient celui de l’animalité et de la gradation
des animaux en “inférieurs et supérieurs”. Au point de vue de la constitution, l’homme représente par rapport aux
animaux, le cas normal; de même que moi-même, je suis dans l’ordre de la
constitution la norme première pour tous les êtres humains. Les animaux sont
essentiellement constitués comme “variantes” anormales de mon humanité. Il s’agit toujours de modifications
intentionnelles. »[34]

La
psychologie animale est, comme la psychologie des anormaux, déconstructive parce
qu’il s’agit de raturer certains aspects de notre expérience du monde pour
atteindre le monde de ces subjectivités étrangères[35]. S’il y a beaucoup à dire à
ce sujet, l’important, pour nous, est de saisir que cette
méthodologie qui procède par soustraction n’a pas, chez Husserl, un sens
seulement épistémologique, mais une portée véritablement
ontologique
.
Il ne s’agit pas simplement d’assumer la finitude inhérente à notre faculté
de connaître ou de souligner les limites de notre imagination, mais il s’agit
véritablement d’un postulat métaphysique : les animaux sont réellement
des « sous-humains » ou, mieux vaut la réciproque, les hommes sont de
super-animaux, le sommet dans l’échelle naturelle des êtres. Autrement dit,
l’approche privative de la vie animale ne vise pas seulement à assumer une forme
d’anthropocentrisme nécessaire (bien que cela soit aussi présent chez Husserl),
mais elle a une visée réellement métaphysique : elle n’a de justification que
parce que l’homme est considéré comme l’apogée de la hiérarchie des vivants.

Chez Husserl, comme chez Schopenhauer et
Hegel d’ailleurs[36], la méthode
d’accès à l’essence des animaux par soustraction et retranchement implique une
anthropologie additive de type aristotélicien. À la
manière d’Aristote, Husserl distingue des couches reposant les unes sur les
autres : la plante vit seulement selon la pulsion (Trieb) – elle est,
dira Husserl, « privée de psychisme » – alors que les animaux « vivent non
seulement selon une certaine “pulsion” », mais
aussi selon des « actes égologiques » : « en tant qu’être
égoïque-psychique, l’animal a aussi quelque chose de la structure du Moi, mais
lui manque « la couche de pensée théorique » qui n’appartient qu’à
l’homme[37]. Ainsi, chaque
couche implique l’existence des couches inférieures : l’homme, en tant qu’être
vivant,
animal et rationnel, possède toutes les couches, de la même
manière que, chez Aristote, l’homme possède à la fois l’âme pensante, l’âme
sensitive et motrice des animaux ainsi que l’âme reproductive et nutritive des
végétaux. Étant le plus parfait des animaux, l’homme inclut en lui-même les
autres couches intentionnelles, les autres « âmes » et peut donc à bon droit
être pris comme mesure : tous les autres êtres sont définis, par privations
successives, à partir de lui, l’âme supérieure.

Mais on se demande immédiatement comment
Heidegger pourrait cautionner une telle stratégie puisque l’interprétation
privative – si elle doit avoir un sens proprement ontologique et non seulement
épistémologique – n’est possible que sur fond d’une vision continuiste que
Heidegger n’a jamais cessé de critiquer : elle implique que l’homme soit, d’une
manière ou d’une autre, l’être qui récapitule tous les degrés de l’étant. Or,
s’il est une critique récurrente de Heidegger, c’est bien de penser l’homme
comme un animal pourvu d’une distinction spécifique, un composé de corps, d’âme
et d’esprit (ein leiblich-seelish-geistige Einheit) (SZ, 48). Cette thèse
de l’homme-récapitulation sera justement considérée comme « l’erreur
fondamentale de la position schélérienne ». Cette erreur est fondée sur « la
conviction que l’homme est l’être qui unifie en lui-même tous les degrés de
l’étant : l’être physique, l’être de la plante et de l’animal, et l’être
spécifiquement spirituel » (GA 29/30, [286]). Or, s’il ne
s’agit pas de retrancher quelque chose de l’existence humaine pour atteindre la
vie animale, que pourrait bien signifier cette méthode d’interprétation ?
Ce problème a été abordé de plusieurs manières dans les études
heideggériennes. Une des approches les plus fructueuses a été celle de Dastur
qui, tentant de concilier la stratégie privative avec la différence de nature
entre l’homme et l’animal, suggère de penser l’interprétation privative sur le
modèle de la théologie négative.

§3. Dastur et la voie de la
théologie négative ou l’ineffabilité de la vie animale

Dans son article
désormais canonique intitulé Pour une
zoologie
privative ou
comment ne pas parler de l’animal
, Dastur
s’engage dans une des lectures les plus charitables et patientes de l’ontologie
heideggérienne de la vie animale. Tentant de soustraire l’approche
heideggérienne aux critiques de Derrida, elle soutient que le discours « négatif
» ou « privatif » de Heidegger n’est pas tributaire de la perspective de la
métaphysique classique (qui a toujours pensé les animaux à partir de ce qui leur manque pour être humains),
mais qu’il vient au contraire de la chose même. S’il est nécessaire de
« partir de l’existentialité afin de cerner négativement l’être
du seulement vivant »[38], ce n’est pas parce que Heidegger
se contenterait de penser l’animal comme une forme sous-humain, mais plutôt afin
de souligner la finitude de notre pouvoir de connaître, d’insister sur la
difficulté qu’il y a pour nous de comprendre une forme de vie différente
de la nôtre. La perspective ne serait pas celle du plus ou du moins, mais celle
de l’altérité : l’animal n’est pas une forme d’existence appauvrie par
rapport à la nôtre, mais un autre mode d’être, une forme de vie
à ce point différente qu’elle serait pour nous proprement impensable et
ineffable. Cette altérité absolue, radicalement
incompréhensible, ferait ainsi de l’animal « autrui par excellence », « celui
avec qui tout Mitsein est impossible »[39]. En ce sens, la zoologie
privative serait une forme d’interprétation qui, suivant le programme de la théologie négative, « ne parle des animaux que pour
commander de n’en pas parler »[40]. S’en tenir à des « énoncés
négatifs » sur l’animal serait une
manière de tenter de sauvegarder l’énigme qu’est pour nous la vie animale plutôt
que de simplement réduire toute forme d’ouverture à la nôtre.

Le parallèle entre la méthode
d’interprétation privative et celle de la théologie négative a le mérite de
faire sens de l’étrange principe de rature du langage qu’introduit Heidegger
dans son cours de 1929-30[41]. L’interprétation de Dastur reçoit
également un appui de taille dans la « mystification » de l’être animal qui aura
lieu dans la pensée plus tardive de Heidegger, notamment dans la Lettre sur
l’humanisme
où la vie animale est considérée comme « une réalité fermée et
impénétrable », encore plus étrangère et indicible que les dieux (Lettre,
82). Toutefois, en explicitant l’interprétation privative en ayant recours aux
textes plus tardifs de Heidegger, Dastur semble omettre le fait que l’interprétation privative est propre à l’époque de l’ontologie
fondamentale
et que Heidegger n’y fera plus appel par la suite. Il serait donc pour
le moins étrange que le sens de cette méthode d’interprétation soit à puiser
dans une époque où il n’en est plus question[42]. D’autre part, dans le cadre strict
de Sein und Zeit, cette compréhension de la voie d’interprétation
privative soulève plus de problèmes qu’elle n’en résout. Elle défie notamment un
axiome central de la pensée heideggérienne selon lequel « une compréhension de
l’être est toujours déjà comprise dans tout ce que l’on saisit de l’étant » (SZ,
3). Si cette compréhension de l’être de l’étant ne dit rien de la chose
elle-même, peut-on encore parler de « compréhension de l’être » ? Ce point est
plus fondamental qu’il n’apparaît au premier abord. Dastur elle-même reconnaît
que la compréhension de l’être qui appartient au Dasein et qui l’institue
en tant que tel implique qu’il ait une compréhension des étants qu’il n’est pas
: « En ayant ainsi la capacité de se comprendre lui-même
dans son propre être, le Dasein a du même coup celle de comprendre les
autres étants. »[43]. Comment peut-on alors comprendre
l’interprétation privative sur le modèle de la théologie négative qui ne parle
des choses que pour commander de n’en pas parler ? N’y a-t-il
pas quelque chose de profondément anti-heideggérien à affirmer que la
compréhension de l’être qui nous définit comme Dasein et le langage qui
exprime cette essence particulière de l’homme sont précisément ce qui nous
empêche d’accéder à l’être animal ? La pensée de Heidegger est traversée par une
idée fondamentale à laquelle jamais il ne renoncera : il nous échoit une
compréhension de l’être, de l’être que nous sommes et de l’être que nous ne
sommes pas, et c’est précisément en cela que consiste le privilège ontologique
du Dasein,
« il lui appartient une compréhension de l’être de tout
étant qui n’est pas à la mesure du Dasein » (SZ,
32). Si c’est bien là que réside la différence essentielle entre l’homme et
l’animal, comment se fait-il que l’homme ne puisse pas appréhender l’animal tel
qu’il est en lui-même et qu’il doive s’en tenir à son propos à des énoncés
négatifs ? D’où vient cette soudaine pauvreté du langage ? Il serait pour le
moins ironique que la compréhension de l’être et le langage faillissent
précisément lorsque vient le temps de penser et de parler des
animaux, comme si nous devenions bêtes devant les bêtes, alogon face aux
alogon. Il ne faut pas se méprendre, la réflexion de Dastur mérite notre
attention, c’est bien pourquoi elle sera souvent reprise dans les études
heideggériennes[44]. Elle soulève des questions
essentielles et capture le sens de la position – fort étrange – qui sera plus
tard
celle de Heidegger, mais elle ne nous éclaire pas vraiment sur le sens
à donner à la méthode de privation réductrice qui doit, selon Être et
temps
, nous permettre de déterminer l’essence de l’animalité puisque, bien
qu’il en souligne lui-même les difficultés, Heidegger n’avait
vraisemblablement pas encore abandonné l’espoir de penser la vie animale.

§4.
De l’ontologie privative comme phénoménologie indirecte ?

Si la méthode
d’interprétation privative qui doit nous mener à l’ontologie du vivant doit
avoir une portée proprement ontologique et non seulement une valeur
épistémologique – autrement dit s’il ne s’agit pas d’une
ontologie qui ne dit
rien de l’animal lui-même, mais qui ne fait que souligner la pauvreté de
notre imagination et la finitude de notre pouvoir de
connaître –, comment
concilier une stratégie privative avec la thèse selon laquelle l’homme n’est pas
et ne peut jamais être pensé comme un animal pourvu d’une capacité spécifique ?
Si le
Dasein n’est pas
essentiellement vivant et ne peut en aucun cas être déterminé en
affirmant qu’il est vie plus quelque chose d’autre, pourquoi l’animal est-il
accessible par « privation réductrice » à partir de ce même Dasein ? Ce point a été
soulevé par un des premiers critiques de la conception heideggérienne de
l’animal, Didier Franck : « Comment peut être ostensible grâce au
Dasein, en lui, quelque
chose qui lui est ontologiquement étranger ? »[45]. D’une manière ou
d’une autre, nous en revenons à ce fait fondamental : ce n’est que parce que
nous vivons, que parce que nous sommes aussi
des
animaux que la voie privative est justifiée. Voilà d’ailleurs ce que Heidegger
semble lui-même admettre dans les Problèmes
fondamentaux de la phénoménologie
:

« Nous-mêmes, dans la mesure où, pour parler prudemment, nous ne sommes
pas de purs animaux, nous ne comprenons pas d’emblée le monde animal. Mais dans
la mesure où en tant qu’existants, nous vivons – ce qui constitue encore un
autre problème –, la possibilité reste ouverte de déterminer réductivement, en
partant de ce qui nous est donné à titre d’existants, ce qui pourrait être donné
à un animal qui vit simplement sans exister. » (GA 24, 271-272[231]).

La méthode de l’ontologie de la vie animale
n’est pas une phénoménologie herméneutique au sens strict; elle ne consiste pas
à dévoiler l’être de ces étants que sont les animaux grâce aux façons dont ils
se montrent dans l’expérience que nous avons d’eux. Il ne s’agit pas d’une
méthode qui part de la compréhension que nous avons de la « chose elle-même » –
puisque, selon une hypothèse décisive dont nous reparlerons, Heidegger prend
pour acquis que « nous ne comprenons pas d’emblée le monde animal » – mais il
s’agit en quelque sorte, comme le dira Haar, d’une phénoménologie indirecte. Une phénoménologie indirecte, si une
telle expression a un sens, est une méthode qui ne se concentre pas sur les
diverses manières dont les animaux apparaissent, mais qui vise, par voie
privative, à « délimiter aprioriquement la constitution d’être de la “vie” »
(SZ, 58), c’est-à-dire à « déterminer réductivement, en partant de ce qui nous
est donné à titre d’existants, ce qui pourrait être donné à un animal qui vit
simplement sans exister » (GA 24, 271[231]). Mais une question ne peut manquer
de se poser ici : pourquoi les animaux échappent-ils à une phénoménologie
directe ? Les animaux ne se montrent-il pas ? Ne sont-ils pas phénomènes ? Évidemment, comme
toute chose. Mais ils sont phénomènes en un sens particulier puisqu’ils se
montrent de manière bien différente de l’étant simplement subsistant :
ils se
montrent, et se cachent au demeurant, d’eux-mêmes. Les
animaux ne sont pas simplement des êtres vus, mais des êtres se voyant
vus
, des « êtres vus vus »,
comme le rappelle Derrida[46]. Un animal
n’est pas seulement une chose vue, mais une chose elle-même voyante.
C’est bien cela,
souligne Arendt, qui rend les animaux si énigmatiques et si fascinants :
« Living beings, man and animals, are
not just in the world, they are of the world, and this is precisely because they
are subjects and objects – perceiving and being perceived – at the same
time. »[47]. Cette dialectique de l’être
perçu-percevant ne se trouve-t-elle pas évacuée par Heidegger lorsqu’il
affirme que les animaux ne sont « rien de plus que vie » ?

Le problème que pose la vie animale à la
conceptualité de Sein
und Zeit ne vient pas du tout du fait que les animaux
vivent, c’est-à-dire qu’ils naissent, croissent, se nourrissent, se
reproduisent et périssent, mais du fait qu’ils ne font pas simplement que vivre,
ils perçoivent et se meuvent. En ce sens, si la vie des animaux pose une si
grande difficulté à la pensée heideggérienne ce n’est pas en raison de ce que
Burgat a appelé « l’indigence ontologique de l’animal », mais c’est bien plutôt
l’inverse : le
problème tient précisément en ce que Heidegger aménage justement un énigmatique
mode d’être propre pour les animaux
: la vie,
ce qui n’est « rien de plus que vie » (Nur-noch-Leben), le domaine du « simplement vivant »
(Nur-lebenden), et c’est cela qu’il nous apparaît légitime de
questionner. Deux objections peuvent être faites à
l’institution de ce mode d’être propre – qui ne reçoit, faut-il le rappeler,
aucune justification dans Être et
temps
:
l’objection que nous appelons « phénoménologique » et l’objection que nous
pourrions nommer « derridienne ». La première objection, qui sera pour nous la
plus importante, consiste à contester l’institution de ce mode d’être propre sur
le terrain même de Heidegger. Du fait que l’analytique existentiale ne parvient
qu’à dégager deux modes d’être, pourquoi supposer qu’il en existe un autre ? Si,
comme le montre par ailleurs Heidegger, tout nous apparaît comme
Daseinsmäßig ou Undaseinsmäßig, si tout étant est accessible via
les existentiaux ou les catégories, pourquoi supposer l’existence d’une tierce
catégorie ontologique ? N’est-il pas profondément anti-phénoménologique de poser
sans plus de justification un énigmatique mode d’être propre dont nous ne savons
rien dans notre expérience naturelle du monde ? D’autre part, il conviendrait de
se demander pourquoi Heidegger n’institue qu’un seul mode d’être ?
Pourquoi pas plusieurs ? Nous rejoignons ici
la critique derridienne, mais nous devons la radicaliser. Cherchant
à questionner l’institution d’un mode d’être général pour tous les
animaux, Derrida reproche à Heidegger de traiter de « l’animal au singulier
général », « comme s’il n’y en avait qu’un »[48]. Accordons à Derrida qu’il ne fait
aucun doute que, pour Heidegger, il n’existe pas – et ne peut, par principe, pas
exister – de différence ontologiquement décisive entre les
diverses espèces animales et qu’en conséquence « n’importe quel type d’étant
ferait l’affaire ». La critique derridienne vise évidemment juste – c’est bien
pourquoi elle sera reprise ad nauseam par la suite –, mais elle est bien
trop charitable : non seulement, l’ontologie heideggérienne repose-t-elle sur
l’idée selon laquelle il n’y a pas de différence de nature entre la manière
d’être d’une amibe, d’une mouche ou d’un chimpanzé, mais il n’en peut pas non
plus exister entre un chien et un champignon, entre un éléphant et sa cacahuète.
Nous n’allons pas assez loin en remarquant que
l’ontologie heideggérienne repose sur l’hypothèse d’un genre animal
homogène : Heidegger n’élabore pas seulement un mode d’être pour tous les
animaux, mais un seul mode d’être pour tous les vivants
! Non seulement
n’existe-il aucune différence ontologiquement pertinente entre les diverses
espèces animales, mais il n’en existe pas non plus entre un animal et une
plante. La pensée de Heidegger est guidée par la thèse, déjà bien arrêtée
dans Être et temps, selon laquelle la vie est « un mode d’être
propre » : cela ne signifie pas seulement que la vie est un mode d’être
propre – c’est-à-dire ni chose, ni Dasein – mais également
un mode d’être unique pour tous les êtres vivants autres que
l’homme, végétaux comme animaux[49].

§5. Prolégomènes à une phénoménologie de l’être-au-monde
animal

      La
détermination apriorique des animaux comme simplement vivants n’est en aucun cas
une détermination ontologique si, du moins, il est vrai que l’ontologie n’est
possible que comme phénoménologie, puisque les animaux qui peuplent notre monde
familier ne se donnent aucunement comme tels dans notre expérience : « Nous ne
faisons pas l’expérience des bêtes en tant qu’êtres vivants étrangers,
mais en tant que tels dans une typique connue, en tant que bœufs, que chevaux,
hirondelles, etc. »[50]. Husserl touche ici à quelque chose
d’essentiel que Heidegger omet de considérer dans son analyse du monde ambiant :
« des bêtes de différentes espèces sont par avance là dans le monde qui est pour
nous et appartiennent au monde qui nous est donné dans les modes respectifs du
familier et de l’étranger et ainsi le monde des bêtes […] est toujours
déjà esquissé
»[51]. Considérer
a priori les
animaux comme « simplement vivants » – ou poser d’emblée l’animal
comme « organisme » comme il le fera dans le cours de 1929-30 –, ce n’est pas
du tout une attitude naturelle, mais c’est bien plutôt une attitude
naturaliste
. La critique qu’adressait Heidegger à Husserl se retourne contre
lui. Il reproche en effet à son maître d’avoir d’emblée considéré l’homme comme
un un animal, arguant qu’il ne s’agit nullement là d’une attitude naturelle,
c’est-à-dire d’une attitude qui n’a pas été encore modifiée théoriquement :

« Ce qu’on considère là comme donné à l’attitude naturelle, en
l’occurrence le fait que l’homme soit donné en tant qu’être vivant, en tant
qu’objet zoologique, c’est cette attitude qui se désigne comme naturelle. Est-ce
la manière naturelle d’envisager les choses, s’agissant de l’expérience que
l’homme fait de lui-même et d’autrui, que d’en faire l’expérience comme un
zōon, un être vivant, cela au sens le plus large d’objet naturel survenant
dans le monde ? Est-ce que l’homme, dans le monde de l’expérience naturelle,
s’expérimente lui-même, pour faire court, de manière zoologique ? Cette attitude
est-elle une attitude naturelle, ou n’est-elle pas plutôt tout le
contraire, c’est-à-dire une “attitude naturaliste” ? » (GA 20, 155[169])

Accordons
à Heidegger que nous ne nous expérimentons pas spontanément nous-mêmes, ni
autrui d’ailleurs, comme des êtres simplement vivants et que ce genre d’attitude
n’est en rien naturelle, mais qu’il s’agit plutôt d’une attitude
naturaliste
en ce qu’elle « implique une posture théorique déterminée ». La
question qui se pose immédiatement est alors : pourquoi le faire avec les
animaux ? En quoi est-il moins naturaliste de considérer les animaux comme des
organismes ou des êtres simplement
vivants, que de considérer les autres hommes de cette façon ? Qu’un animal ne
soit pas au monde « comme l’eau dans l’eau »[52], mais qu’il ait une
relation au temps et à l’espace essentiellement différente de celle des choses,
que jamais un chien ne se trouve simplement là comme le lit dans la chambre,
qu’il ne soit jamais ici ou là indifféremment, voilà des éléments
qui font partie de notre expérience des animaux et qu’il est impossible
d’exclure sans justification.

Maints animaux nous apparaissent comme
étant « au monde » et non seulement « dans le monde », c’est-à-dire qu’ils sont
d’une manière essentiellement différente des choses simplement
subsistantes[53] : ils ne sont jamais simplement
posés là, indifféremment, mais ils se trouvent toujours ici ou là d’une
certaine manière
. Un animal s’oriente dans un environnement dans lequel il
n’est jamais simplement placé, mais qu’il habite, sachant s’y prendre
avec telle configuration d’étants et se trouvant complètement désorienté par une
autre. Beaucoup d’animaux aménagent (räumen) l’espace en lieux familiers,
en autant d’endroits où ils sont chez eux : cet aménagement des lieux a un
impact décisif sur la manière dont se comportera un animal selon qu’il se trouve
sur son territoire ou en territoire étranger. La notion de
spatialité (Räumlichkeit), telle qu’élaborée aux §§22-24 de Être et
temps
, n’est-elle pas précisément ce qui donne sens à la notion de
territorialité ? Jamais un espace n’est objectivement un territoire, il
ne le devient que cette appropriation des lieux qu’est l’habitation par laquelle
un animal investit l’espace d’un sens inédit; il devient alors son
territoire, son terrier, son nid, son terrain de
chasse, etc. Chaque bête n’est-elle pas alors le centre d’articulation d’un
réseau de renvois dont elle est, comme nous, l’en-vue-de-quoi ? Le pivot à
partir duquel est configuré un monde ambiant où s’articule d’emblée un
horizon en faisant naître un « ici » et un « là-bas »[54] ? Si c’est le cas, ne faut-il pas
reconnaître que le phénomène de la significativité (Bedeutsamkeit) et de la
mondanéité (Umweltlichkeit) s’étendent bien
au-delà de l’humanité ?

Dans son cours au
Collège de France, Merleau-Ponty s’inspire abondamment des existentiaux dégagés dans
Être et temps et de l’œuvre de von Uexküll pour livrer une interprétation philosophique de l’animalité qui fasse sens du fait
qu’« il y a des manières dont les animaux se comportent qui se
comprennent »[55]. Par certains
de leurs comportements, les animaux explicitent leur compréhension de la
situation d’une manière qui est souvent immédiatement significative pour nous.
Un chat poursuivant un écureuil, ce n’est pas une situation
incompréhensible : ce
comportement est immédiatement perçu par nous comme étant sensé. Dans sa
poursuite de la souris, le chat articule d’emblée sa compréhension du petit
animal comme proie, comme chose-à-attraper, plutôt que comme menace ou
chose-à-fuir. Lorsque nous interprétons ainsi la situation du chat, nous
reconnaissons que même un être vivant sans raison et sans langage (du moins,
sans langage propositionnel) puisse habiter un monde qui a pour lui une certaine
signifiance. Cependant, comme on le sait, l’habitation dans un monde de sens est
une prérogative de l’homme puisque « le sens est un existential du
Dasein » (SZ, 151) et, comme le déplorait déjà
Erwin Strauss dès 1935, « il n’est apparemment pas possible de réclamer pour la
vie des animaux les existentiaux présentés pour l’être-là humain
»[56].
Or, nous
ne trouvons, dans Être et temps, aucune raison de n’accorder aucune
importance au fait que des bêtes se montrent selon les traits propres à
l’être-au-monde préoccupé et englué dans le sens. Si la manière dont se
comportent certains animaux nous apparaît comme étant parfois adéquate et
parfois inadéquate, n’est-ce pas précisément parce que le comportement d’un
animal articule une certaine compréhension ou une mécompréhension de sa
situation – situation qui n’existe pas seulement pour nous, mais pour lui
également, comme en témoigne le fait qu’il peut apprendre à s’y prendre
autrement ? La question principale est donc : pourquoi un chien devrait-il être
pensé comme étant simplement vivant puisqu’il nous apparaît souvent sous des
traits existentiaux, comme ayant non seulement une ouverture affective, mais
aussi une ouverture compréhensive au monde ? La réponse traditionnelle, nous la
connaissons : c’est parce qu’il ne parle pas. Mais Heidegger n’a pas le
luxe de cette dérobade puisque sa critique de l’obnubilation de la tradition sur
la parole proférée repose précisément sur le
principe selon lequel « du défaut de mots, on ne doit pas conclure le défaut
d’explicitation » (SZ, 149). Cela vaut – ou du moins devrait, dans une
perspective transcendantale, valoir – pour l’homme comme pour
l’animal.

5a) Critique de la parole proférée :
le comportement est compréhensif-explicitatif

Construite en parallèle avec la critique
du logos apophanticos, la critique heideggérienne du privilège de
l’énoncé s’appuie sur l’idée que, dans le monde de la circonspection
quotidienne, notre comportement envers l’étant témoigne – le plus souvent
silencieusement – de notre compréhension particulière de la situation. Agissant,
j’explicite d’emblée, sans mot dire, la manière dont je comprends la situation
dans laquelle je suis[57]. Par exemple, raccommoder un
vêtement, c’est expliciter ma compréhension de la chose comme brisée : «
L’usage circonspect explicitatif de l’à-portée-de-la-main intramondain, qui
“voit” celui-ci
comme table, porte, voiture, pont, n’a pas nécessairement besoin
d’expliciter déjà dans un énoncé déterminant l’étant ainsi explicité par
la circonspection. » (SZ, 149)[58]. Il n’y a donc pas lieu de tenir
l’animal hors monde et hors sens sous prétexte qu’il ne parle pas. Il y a, dans
notre perception des animaux et des hommes, un contenu d’emblée articulé où les
uns et les autres apparaissent comme usant circonspectivement et
compréhensivement de l’étant qui leur est à leur portée. Maints comportements
des animaux qui nous sont familiers sont « compréhensifs-explicitatifs » d’une
manière similaire à ceux des hommes. Nous n’avons traditionnellement pu ramener
ces comportements à des principes essentiellement différents des nôtres qu’en
raison d’un privilège accordé à la parole humaine. Nul n’est besoin de rappeler
que la privation de la parole est le fondement de la théorie cartésienne des
animaux-machines qui agissent mécaniquement « selon les dispositions de leurs
organes », la parole étant le seul témoin de la pensée. Or, Heidegger effectue à
cet égard quelque chose comme une révolution lorsqu’il nous met en garde : « le
fait ontique que le “comme” ne soit
pas exprimé ne doit pas conduire à le méconnaître en tant que constitution
existentiale apriorique du comprendre » (SZ, 149). Qu’un être – animal ou
humain, peu importe – n’explicite pas verbalement sa compréhension de la
situation et la manière dont il se sent ne doit pas nous mener à
méconnaître ce phénomène de l’expressivité non langagière. Dès lors que la parole proférée ne reçoit plus son privilège
traditionnel et que le
comportement est reconnu comme étant lui-même compréhensif-explicitatif, le
rempart majeur qui excluait les bêtes du domaine de la compréhension et du sens
s’effondre. Naïvement peut-être, mais là n’est pas la question, la manière dont
les animaux familiers se comportent nous est le plus souvent compréhensible :
les voyant se comporter, je saisis quelque chose de leur compréhension de la
situation. Je peux bien sûr me tromper, cela n’est pas moins vrai avec les
hommes. Ce n’est qu’en ne limitant pas cette compréhension athématique, pré-réflexive et antéprédicative
à soi ou à l’être humain que nous pouvons comprendre quelque chose des
animaux et des autres êtres humains.

5b) Caractère dérivé de la réalité
comme objectivité : résistivité et significativité

La pensée heideggérienne permet de
reprendre à nouveaux frais la question des animaux en philosophie non seulement
en raison de la destitution du privilège accordé à la parole, mais également grâce
à sa critique de la conception représentationaliste de la réalité conçue comme
objectivité. Dans son essai de 1890 auquel renvoie fréquemment
Heidegger, Dilthey avait critiqué la position philosophique qui fait de la
réalité le corrélat de la représentation soutenant que la réalité n’est pas
donnée « primairement à la pensée et à la saisie », mais qu’elle est
immédiatement expérimentée dans l’impulsion et la volonté comme résistance (SZ,
209)[59]. Cette
caractérisation phénoménologique de la réalité du réel comme résistivité sera principalement popularisée par Scheler : « L’être des
objets n’est donné immédiatement que dans la relation propre à l’impulsion et à
la volonté et non pas dans un quelconque savoir » (SZ, 210; GA 20, 303[321]).
C’est dans l’épreuve de la résistance que tient la phénoménalité du réel et non,
comme le suppose le rationalisme, dans une saisie conceptuelle : la résistivité
– et non l’objectivité – caractérise l’être de l’étant[60]. Applaudissant l’avancée phénoménologique de Dilthey et de Scheler,
Heidegger leur reprochera de n’avoir pas vu que l’épreuve de la résistance, loin
de donner naissance à l’ouverture au monde, la présuppose au contraire (SZ,
211). L’expérience de la résistivité du réel n’est possible que sur fond
d’ouverture primitive au monde :

« La résistance fait encontre comme un ne-pas-pouvoir-passer, comme
empêchement d’un vouloir-passer. Mais avec celui-ci est d’ores et déjà ouvert
quelque chose vers quoi pulsion et volonté [Trieb und Wille] sont exposées.
[…] L’expérience de la résistance, autrement dit la découverte tendue de ce
qui résiste, n’est ontologiquement possible que sur la base de l’ouverture du
monde.
[…] Le “contre” est porté en sa possibilité ontologique par l’être-au-monde ouvert. »
(SZ, 210)

Malgré
tout ce qu’il doit à Scheler et Dilthey pour avoir su dépasser l’étroite saisie
du réel comme objectivité, Heidegger les critiquera pour avoir omis de voir que
la résistance n’ouvre nullement le monde : le monde est déjà là dans
l’affection
. Ce n’est ni la raison, ni la volonté qui met le monde à
découvert, mais c’est encore plus fondamentalement la sensibilité.
L’ouverture au monde n’est pas créée par l’épreuve de la résistivité, mais la
rencontre de résistance est le fait d’un être déjà ouvert au monde par
l’affection :

« Si la résistance était l’être proprement dit de l’étant, il faudrait
que, dans le rapport d’être de deux étants entre lesquels il y aurait une
résistance maximale, quelque chose comme un monde devienne présent […]; mais
cette présence au monde n’advient pas simplement dans un rapport de résistance
entre deux étants (pression et contrecoup ne font jamais surgir un monde au sens
de la mondanéité) la résistance est
bien plutôt un caractère phénoménal qui
présuppose déjà le monde
. » (GA
20, 304[322]).

Une
pression, aussi forte soit-elle, ne créera jamais un Umwelt, c’est
pourquoi « seul un être ayant le mode d’être du Dasein peut se heurter à
du résistant » (SZ, 211). Il est fort étrange – mais très révélateur pour notre
propos – que Heidegger omette au §43 une précision qu’il avait pourtant faite au
§21 : « la dureté et la résistance ne sauraient se manifester tant que n’est pas
présent un étant ayant le mode d’être du Dasein, ou, au moins, d’un vivant » (SZ,
97). Cette petite précision pourrait facilement passer inaperçue. Elle est
pourtant capitale : seul un vivant peut rencontrer une résistance
parce que seul il est sensible. C’est la
sensibilité qui est ici le phénomène fondamental.

Sensibilité et monde ont toujours été,
dans la pensée de Heidegger, des phénomènes étroitement associés à tel point que
nous devons les considérer comme co-originaires. En effet, il semble difficile
de déterminer quel est le phénomène le plus fondamental puisque, si Être et
temps
institue l’ouverture au monde comme condition de possibilité de
l’affection sensible (SZ, 137), il affirmait plutôt à l’été 1926 – donc à une
époque où Sein und Zeit était déjà presque achevé – que le concept fondamental de la sensibilité
signifie « en ouvrant, se laisser donner un monde, le laisser venir à la
rencontre
» (GA 22, 186[205]). Pour Heidegger, ce n’est pas la raison qui
ouvre le monde, mais ce n’est pas non plus, contrairement à ce qu’enseigne la
philosophie de la vie, la volonté ou l’impulsion : c’est bien plutôt la
sensibilité qui met le monde à découvert[61]. Nous ne
devons cependant pas durcir la
critique heideggérienne envers Scheler puisque ce dernier a accompli, avec sa
« théorie de l’existence axée sur le volontaire » (GA 20, 303[320]), un pas que
Heidegger considère décisif, celui d’avoir su faire voir que « la fonction
spécifique de la corporéité intervient également dans la constitution de la
réalité du monde » (GA 20, 303[321]). Pour Heidegger, il faut cependant aller
encore plus et voir que « le phénomène de la résistance n’est pas le phénomène
originaire » : « la résistance ne peut être entendue […] que sur la base de la
significativité » (GA 20, 304[321]).

Nous y voilà. « La véritable corrélation
du monde et du Dasein n’est pas celle de l’impulsion et de la résistance
[…], mais celle du souci et de la significativité. » (GA 20, 304[321]). La
réalité du réel ne consiste nullement dans l’objectivité (comme le
suppose la tradition rationaliste qui en fait le corrélat de la représentation),
mais elle n’est pas non plus originairement donnée comme résistivité
(comme le supposent les diverses philosophies de la vie qui en font le corrélat
de la volonté et de l’impulsion), mais elle est primitivement ouverte par la
sensibilité et se donne comme significativité[62]. Objectivité, résistivité,
significativité : trois manières d’exprimer l’être de l’étant qui correspondent
aux trois pouvoirs traditionnels de l’âme – penser, vouloir, sentir. Nous
reviendrons plus loin sur la corrélation entre la sensibilité et la signifiance,
mais notons déjà ce n’est pas un hasard, comme le souligne souvent Heidegger, si
l’affection sensible a toujours été nommée en dernier lieu : on tient
traditionnellement la sensibilité pour être « la troisième classe des vécus »
(GA 29/30, [104]), un phénomène somme toute accessoire qui ne fait
qu’accompagner – voire détourner – la volonté et la raison. Or, que les affects
aient souvent été réduits à des « états psychiques » et les tonalités pensées
comme « des vécus fugitifs qui “colorent” le tout des états psychiques » (SZ,
340) est pour Heidegger la source d’innombrables problèmes philosophiques
traditionnels.

5c) Sensibilité et monde : la
réhabilitation de l’affection sensible

Alors que les émotions, les sentiments et
les passions sont traditionnellement une source d’aveuglement de
l’homme, le tournant loin des lumières de l’entendement et le poussant à obéir
à ses pulsions[63], Heidegger propose
une réhabilitation de l’affection sensible arguant que, bien
au contraire d’être de simples phénomènes accompagnateurs sans réalité
objective, les affects sont ontologiquement cruciaux : sans eux, rien de serait
jamais rencontré – nous serions fermés comme des pierres. La reconnaissance du «
sens des sens », selon l’expression de Strauss, mène à considérer que, bien au
contraire de nous fermer au monde et de nous aveugler à nous-mêmes, les affects
sont précisément ce qui nous ouvrent à nous-mêmes et au monde. Ce que nous avons
le plus souvent retenu de ces analyses, c’est la force de la conception de
l’être-au-monde ouvert par la Befindlichkeit pour miner profondément
toute conception d’un Moi sans monde. Nous avons cependant moins porté attention
au fait que l’In-der-Welt-sein devient du même coup un pré-requis
ontologique à la capacité d’être affecté
,
l’ouverture au monde devient condition de possibilité de l’affection
sensible :

« C’est seulement parce que les sens [Sinne] appartiennent
ontologiquement à un étant qui a le mode d’être de l’être-au-monde affecté
qu’ils peuvent être “touchés” et “avoir du sens pour” [Sinn haben für] de telle manière que ce qui touche se montre dans l’affection
[Affektion]. » (SZ, 137).

« Affection », note
Martineau, doit être compris « au sens courant d’impression sensible » et non en
un quelconque sens spécialisé qui rendrait sa limitation à l’homme non
problématique. C’est d’ailleurs pour cette raison que Dubois se trouve tout à
fait justifié de dire que « sans cette ouverture, l’étant glisserait en quelque
sorte à côté de nous »[64]. Heidegger fait bel et bien de
l’ouverture au monde la condition de possibilité de l’affectivité au sens
large
allant jusqu’à y fonder l’abordabilité de l’étant
:

« Quelque chose comme de l’“affection sensible” [Affektion] ne
pourrait se produire, même sous l’effet de la pression et de la résistance la
plus forte, cette résistance demeurerait essentiellement recouverte si
l’être-au-monde affecté ne s’était déjà assigné à une abordabilité – prédessinée
par des tonalités – par l’étant intramondain. L’affection inclut
existentialement une assignation ouvrante au monde à partir duquel de l’étant
abordant peut faire encontre. En fait, nous devons, du point de vue ontologique,
confier fondamentalement la découverte primaire du monde à la “simple tonalité”. Un pur intuitionner, quand bien même il
pénétrerait jusqu’aux veines les plus profondes de l’être d’un étant
sous-la-main, serait incapable de découvrir quelque chose comme une menace. »
(SZ, 137).

Si l’abordabilité de l’étant se fonde
dans la Befindlichkeit, si « seul ce
qui est dans l’affection de la peur peut découvrir de l’étant intramondain comme
menaçant », nous n’avons d’autre choix que de reconnaître
une ouverture au monde à l’animal. À moins
d’être prêts, évidemment, à nier que les animaux soient effectivement des êtres
sensibles, des êtres doués de perception qui rencontrent le monde dans l’orée du
plaisant et du déplaisant, du menaçant et de l’attirant, etc., nous devons bien
en venir à la conclusion qu’ils sont eux aussi à la mesure du
Dasein.

§6. Conclusion sur les
avancées heideggériennes : vie et être-au-monde

Une pensée qui tente de dépasser le
rationalisme et l’intellectualisme ne peut que difficilement se mettre à l’abri
de la possibilité que ses analyses aient une portée au-delà de l’humain. En
déconstruisant la hiérarchie des facultés de l’âme (penser, vouloir, sentir),
Heidegger n’était pas sans savoir qu’il dérangeait le propre de l’homme. Dans la
métaphysique classique, les animaux ne posent pas de véritable problème
puisqu’ils peuvent bien être sensibles, avoir part à cette « troisième classe
vécus » que sont les affects, ils n’en demeurent pas moins exclus de ce qui est
tenu pour essentiel : la rationalité. L’être de l’étant se trouvant d’emblée
posé comme objectivité, c’est-à-dire comme corrélat de la raison, la question du
rapport des animaux au « réel » ne pouvait évidemment pas se poser. Déjà la
critique du rationalisme de Dilthey et Scheler permet de reposer à neuf la
question du rapport au monde des bêtes parce qu’une fois que le phénomène de la
mondanéité établit la réalité objective comme étant non originaire ou dérivée,
la question de l’ouverture au monde de l’animal peut enfin se poser autrement
que comme une capacité de former des « représentations détachées d’objets
indépendants »[65]. En effet, si c’est
bien l’avisement théorique qui perd le monde dans l’uniformité du
sous-la-main (SZ, 138), le fait que les animaux ne soient jamais faces à des
objets, mais qu’ils n’entrent en relation qu’avec les choses du monde qui ont
une certaine pertinence pour eux perd son importance. Dès lors que la
signifiance est pensée comme une composante primordiale du monde et non comme
une caractéristique secondaire projetée sur un monde en soi objectif, il est
enfin possible de déployer la question du rapport au monde des animaux sur un
nouveau sol.

Voilà
précisément ce que semble reconnaître Heidegger dans un énigmatique passage qui
a étonnamment très peu fait jaser dans les études heideggériennes : « La vie
doit être comprise comme un mode d’être auquel appartient un être-au-monde
[Leben muss verstanden werden als eine Seinsart, zu der ein
In-der-Welt-sein gehört
]. »
(SZ, 246). S’agit-il d’un faux pas de la part de Heidegger ? En raison de
l’usage quasi-synonymique des concepts d’être-au-monde et de Dasein, il
convient de se poser la question : si le vivant est un
être-au-monde, n’est-il pas du fait même Dasein ? Comment comprendre que les êtres
vivants ne soient pas Dasein, mais qu’ils participent d’un mode
d’être auquel il faut reconnaître un monde si
l’être-au-monde n’est en fait rien de moins que la constitution fondamentale du
Dasein
(SZ, 52) ? Krell, un des rares à se pencher sur
cette étonnante confession de
Heidegger, ne manque pas d’exprimer son étonnement :

« The reader is, or ought to be, flabbergasted. We now find “a being
in the world” attributed to life, which […] is not of the measure of
Dasein. […] Perhaps we would be less flabbergasted if we were better
prepared; that is, more familiar with the texts that prepare the way toward
Being and Time. »[66]

Krell a
bien raison : il n’y a là aucun faux pas de Heidegger puisque c’est loin d’être
la première fois qu’il reconnaît un être-au-monde aux animaux. À la lueur des
cours précédant 1927, il y a même fort à parier que les lecteurs de l’époque ont
été bien davantage ahuris d’entendre Heidegger nier le mode d’être du Dasein
aux animaux. La
reconnaissance d’un être-au-monde animal est, en effet, loin d’être un geste
inédit dans le chemin de pensée de Heidegger puisqu’il n’avait jamais cessé
jusque là de présenter l’animal comme un être qui « a » un monde, qui est tel
qu’un monde est pour lui.

 

 

CHAPITRE
2.

FACTICITÉ ET
ANIMALITÉ :
MIENNETÉ ET MOBILITÉ DE LA VIE COMME SE SENTIR ET SE
MOUVOIR

 

S’il
importe tant de cheminer avec Heidegger, c’est qu’il donne les moyens de frayer
ce qu’il refuse de penser.

Elisabeth
De Fontenay, Le silence des bêtes

      Le lecteur
qui tomberait en bas de sa chaise en entendant Heidegger reconnaître un
être-au-monde aux animaux n’aurait assurément pas assisté aux cours qu’il
donnait à l’époque puisqu’il avait, à maintes reprises, affirmé que le monde est
toujours monde de la vie (Lebenswelt) et que la vie a toujours son monde.
Bien qu’il soit d’usage commun d’entendre cette vie comme vie humaine et
ce monde comme monde humain, nous verrons que ce n’est pas tout à fait en
ce sens que l’entendait Heidegger. En effet, dans les travaux qui précèdent
Être et temps, la situation ontologique des animaux voisine celle de
l’homme d’une manière que les développements subséquents de la pensée
heideggérienne ne laissent pas soupçonner. Le portrait de l’animal qui se dégage
des Concepts fondamentaux de la philosophie aristotélicienne (1924), du
Sophiste (1924-25), des Prolégomènes à l’histoire du concept de
temps
(1925) et des Concepts fondamentaux de la philosophie antique
(1926) est celui d’un être se mouvant circonspectivement dans un monde dans
lequel il se trouve toujours disposé d’une certaine manière. Pour ceux qui sont
plus familiers avec l’œuvre plus tardive de Heidegger, il sera très étonnant de
constater que l’animal avait toujours été, jusqu’à l’été 1926[67], présenté comme un être qui est là
de telle manière qu’un monde est pour lui ouvert :

« [L]’essentiel
est manqué si je ne vois pas que l’animal a un monde [das Tier eine Welt hat]. De même, nous
sommes également toujours dans un monde, de telle sorte qu’il est ouvert. Un
objet, par exemple une chaise, est simplement disponible. Mais toute vie est là
de telle sorte qu’un monde est également là pour elle. » (Cassel,
179)

Si nous
avons peu porté attention dans les études heideggériennes à cette reconnaissance
d’un être-au-monde animal dans les travaux du jeune Heidegger, c’est assurément
parce que, lisant ces textes à rebours des œuvres plus tardives, nous
considérons qu’il s’agit là, en quelque sorte, d’une attribution
allégorique.
S’il est indubitable que Heidegger ne fera plus jamais, à
partir des années 30, allusion à une mondanéité, une temporalité ou même
seulement à une Befindlichkeit animale, il est manifeste qu’il s’agit là
d’un revirement dans la pensée de Heidegger[68]. Tandis qu’il affirmera en 1935 que
« l’animal n’a pas de monde [Welt], ni même de monde ambiant
[Umwelt] » (GA 40, 54[56]), les impulsions premières de la pensée
heideggérienne plaidaient, dix ans auparavant, pour la reconnaissance d’un monde
aux animaux :

« Tout être vivant a son monde ambiant, non comme quelque chose de
disponible à côté de lui, mais qui lui est ouvert, qui est là, à découvert
[Jedes Lebewesen hat seine Umwelt nicht als etwas, was neben ihm vorhanden
ist, sondern das für ihn erschlossen, aufgedeckt da ist
]. Ce monde peut être
très simple (pour un animal primitif). Mais la vie et son monde ne sont jamais
deux choses juxtaposées comme deux chaises côte à côte, la vie “a” au contraire
son monde. » (Cassel,
179)

Il n’est pas ici de notre propos de nous
enquérir sur les raisons de ce tournant, de se demander si c’est la conception
de l’animal qui a changé ou plutôt le concept de monde. L’important est de
saisir qu’au milieu des années 20, c’est-à-dire dans le contexte de la rédaction
de Être et temps (1924-26), la reconnaissance d’un monde aux animaux n’a
rien de métaphorique, ni même d’incongru. Sa nécessité provient du terreau
aristotélicien dans lequel ont pris naissance les structures existentiales du
Dasein. Que Heidegger en vienne plus tard à priver les animaux de monde
est pour l’instant une question qui doit demeurer à part. Nous
voulons simplement faire voir que les prémisses fondamentales de Heidegger le
menaient à reconnaître un monde aux animaux et que cette reconnaissance n’a rien
d’une extension illégitime du concept de monde,
contrairement à ce que suppose Gadamer, ni d’une simplement
attribution métaphorique, comme le pense Greisch[69].

§7. De la philosophie de la
vie à l’herméneutique de la facticité

      Le concept de vie
tapisse littéralement les travaux du jeune Heidegger. Rappelons qu’avant
d’être une analytique existentiale, l’ontologie du Dasein était d’abord
une herméneutique de la vie facticielle. Dans la
présentation abrégée de ses interprétations d’Aristote – connu sous le
nom de Rapport Natorp (1922) – Heidegger
affirme qu’« il est capital de garder à l’esprit que le terme de “zoè”,
vita”, désigne un phénomène fondamental autour duquel gravite
l’interprétation […] de l’être-là humain. » (NB, 20). Concept en vogue à l’époque, son usage avait été critiqué par les
néo-kantiens et, en particulier, par Rickert qui dénonçait, dans son ouvrage
Die Philosophie des Lebens (1920), le caractère ambigu et passe-partout
du terme que la Lebensphilosophie utilise d’une manière si élastique
qu’il peut inclure à peu près n’importe quoi (GA 61, 80). Dans son
cours de l’hiver 1921-22, Heidegger se porte à la défense du concept de vie et
s’insurge contre toute philosophie qui abandonne le terme sous prétexte qu’il
est vague, imprécis ou obscur. Aux yeux de Heidegger, ces réquisitoires
trahissent « la défaite de la philosophie » : renoncer à la possibilité de
penser la vie, c’est se défiler devant ce qui est le plus difficile à
penser[70]. Ce faisant, nous tournons le dos à
la philosophie puisque la philosophie n’a pas d’autre objet que la vie.
En effet, l’objet premier de la philosophie était, pour
Heidegger à
l’époque, la vie et non l’être (GA 61,
85). De là, la
célèbre affirmation selon laquelle l’expression « philosophie de la vie » a
autant de sens que « botanique des plantes » (GA 21, 216; SZ, 57) La philosophie
n’est pas la science des sciences, la théorie de la théorie, mais c’est une
science originaire du préthéorique.

Élève de Natorp et
lecteur assidu de Bergson[71], Heidegger était bien au fait des
écueils inévitables d’un tel projet : comment faire retour réflexivement au vécu
(Erleben) sans le dé-vivre (Entleben) ? Comment exprimer l’essence
de la vie dans sa singularité et sa mobilité au moyen d’un langage qui use de
concepts nécessairement fixes et généraux ? Cette
préoccupation apparaît très tôt dans le chemin de pensée de Heidegger. Comme en
témoigne le cours de 1919 appelé le Kriegsnotsemester, il s’accordait avec Natorp pour dire que toute
réflexion théorique sur l’expérience que nous faisons du monde suppose une
objectivation de la vie (GA 56/57, 89). Le retour sur
l’expérience vécue fige ce qu’il y a de vital et de mouvant dans le vécu, de
sorte qu’a lieu une forme de
« dévitalisation » de la vie. Or, si dans la réflexion la
vie n’est plus vécue, mais regardée, inspectée, disséquée, comment espérer
penser le
phénomène de la vie
? Comment
décrire la vie dans sa vitalité, c’est-à-dire dans sa mobilité et sa
singularité, au moyen d’un langage conceptuel (GA 56/57,
99-111)[72] ? La
solution du jeune Heidegger face aux objections de Natorp reprend principalement
les pistes ouvertes par Bergson et Dilthey : il s’agira de forger un autre
langage
et une autre manière de penser afin de penser la vie dans ce
qu’elle a de vivant, de singulier, de mouvant. C’est en ce
sens que Heidegger
en appelle, dès 1919, à une « intuition herméneutique » (GA
56/57, 117) qui, contrairement à l’intuition phénoménologique, est une
intuition compréhensive, très proche en vérité de l’intuition
bergsonienne : il s’agit d’une compréhension non réflexive, d’un regard non
objectivant porté sur le vécu qui ne le fige, ni ne le met en pièces, mais en
conserve la mobilité et la cohésion. Afin de s’expliciter, cette intuition
compréhensive ne pourra se contenter des catégories traditionnelles et des
concepts usuels, mais devra impérativement forger de nouveaux concepts et
utiliser des catégories d’une toute autre nature, des catégories aptes à penser
le vécu dans ce qu’il a de mouvant, de singulier, de vivant. Cette distinction entre catégories traditionnelles et catégories propres à
penser la vie dans sa mobilité et dans sa singularité – au fondement de la
distinction plus tardive entre catégories et existentiaux – n’a rien de nouveau pour le public philosophique de l’époque : « les
représentations souples, mobiles, presque fluides » de Bergson et les « concepts
vivants » de Dilthey visaient précisément la même chose, c’est-à-dire penser la
vie sans la ramener à du non vivant, sans la réifier, la chosifier, la
dé-vivre[73]. Parfois
nommées herméneutiques ou phénoménologiques, ces catégories fondamentales de la
vie que tente de mettre en lumière l’herméneutique de la vie facticielle
constituent les structures grâce auxquelles la vie s’articule et se déploie. Ce
ne sont pas des structures plaquées extérieurement sur le phénomène de la vie,
des outils conceptuels qui permettent de l’interpréter, mais il s’agit plutôt
des catégories par lesquelles et grâce auxquelles la vie elle-même se
meut et s’oriente :

« Les catégories ne sont pas inventées et ne sont pas un groupe de
schèmes logiques ou de “grilles”, mais elles sont vivantes dans la vie elle-même de
manière originaire : vivantes de sorte à “former” la vie [daran Leben zu “bilden”]. Elles ont leur
propre mode d’accès […], elles sont précisément la manière éminente dont la
vie vient à elle-même. » (GA 61,
88).

Voilà bien
une idée fondamentale à laquelle Heidegger ne renoncera jamais : les catégories
ne sont pas des « formes de la pensée », mais bien des formes de la vie
elle-même, « des guises de l’être » (GA 22, 296[313]). Ancêtres des structures
existentiales, les catégories de la vie permettent de ne pas abandonner
simplement le phénomène du vécu au domaine de l’irrationnel et de l’ineffable.
Certes, ces articulations ou ces structures de la vie ne sont pas données dans
une vision claire et une évidence transparente à la pensée, mais l’essentiel est
de montrer qu’elles ne sont pas pour autant complètement fermées :

« En autant que la vie se possède à chaque fois elle-même
facticiellement d’une façon ou d’une autre, peu importe à quel point cela peut
être d’une manière dispersée ou perdue, alors le caractère interprétatif de la
vie et ses catégories peuvent devenir visibles et d’une certaine manière
intelligibles. » (GA 61, 88)

D’une
certaine manière intelligible
: là est
l’essentiel. La vie, même si elle apparaît souvent comme un bazar incohérent,
s’y comprend toujours à ce qu’elle fait, s’y comprend toujours en quelque sorte
avec elle-même. Lorsque Heidegger tente, sur les traces de Dilthey et de
Bergson, de dégager une herméneutique de la vie facticielle, c’est au nom d’une
intelligibilité inhérente à la mobilité de la vie. Cette intelligibilité ne se
laisse pas saisir dans l’opposition traditionnelle entre le rationnel et
l’irrationnel. Si nous voulons vraiment tenir la mobilité de la vie pour «
irrationnelle », nous ne pouvons pas pour autant la tenir pour
« incompréhensible » et « inintelligible ». Il ne fait aucun doute que cette
compréhension que la vie a d’elle-même n’est pas claire et distincte, mais cette
non-transparence ou cette brumosité (Diesigkeit) ne la fait pas pour
autant sombrer dans une multiplicité inintelligible (GA 61, 88). La vie forme en
quelque sorte un tout qui a une cohérence, une cohésion
(Lebenszusammenhang). Principalement grâce à Aristote, l’idée diltheyenne d’une vie qui s’explicite elle-même sera radicalisée
d’une manière telle que ce caractère auto-interprétatif de la vie ne transparaît
pas seulement dans l’art, la littérature ou l’histoire, mais dans les
comportements les plus prosaïques : rentrer à la maison, coudre, marteler,
pêcher, etc. Heidegger cherche à percer l’auto-compréhension que la vie a
d’elle-même, avant même son objectivation dans les arts et les sciences. On
objectera que c’est ainsi que la vie s’explicite : par ses œuvres. Mais
pourquoi prendre les œuvres de haute culture ? La vie ne s’explicite-t-elle pas
tout ce qu’elle fait ? Dans ses œuvres les plus hautes, comme dans ses actions
les plus quotidiennes et les plus usuelles ? Le
phénomène de la compréhension, du moins tel est le pari que prend Heidegger,
transparaît dans la mobilité même de la vie, elle s’explicite dans la manière
dont la vie se meut. L’interprétation n’est pas un art de lire, mais un art
de vivre.
L’herméneutique n’est pas une théorie sur l’interprétation, ce
n’est pas une technique ou un art, mais bien une manière d’être : c’est
ainsi que la vie vit, en interprétant, en s’interprétant (GA 63, 13).
Fondamentalement, l’interprétation n’est pas une « méthode » ou une «
épistémologie » : elle n’est pas appliquée après coup au phénomène de la vie,
elle détermine d’emblée la mobilité de la vie
(Lebensbewegtheit).

La possibilité d’une herméneutique de la
vie facticielle se fonde donc sur le caractère auto-interprétatif de la vie, sur
le fait que toute vie s’y comprend en quelque chose à ce qu’elle fait, qu’elle
se trouve toujours d’une certaine manière ouverte à elle-même et à sa situation.
C’est donc en définitive parce que la vie s’y comprend avec elle-même, parce
qu’elle s’interprète et s’explicite (« Das Leben legt sich selber aus »),
parce que « le sens s’étend aussi loin que la vie » comme le posait Dilthey[74], qu’une herméneutique de la vie est
possible. Mais si une telle herméneutique est en même temps
nécessaire, c’est parce que cette ouverture à soi n’est en rien
transparente, mais plutôt à tel point vague et fuyante que cette compréhension
est souvent une compréhension. La philosophie a alors pour tâche de
tirer au clair et d’expliciter la situation herméneutique de la vie : elle est
donc à ce titre « ontologie de la facticité » ou « herméneutique
phénoménologique de la facticité » (NB, 28)[75].

§8. Qu’est-ce
qu’une vie facticielle ? Le problème de la vie des
végétaux

Mais qu’entend exactement Heidegger par «
facticité » ? Qu’est-ce qu’une vie facticielle ? Même si Heidegger
utilise souvent le terme « vie » sans autre qualificatif, le concept de vie
facticielle a le plus souvent été compris comme synonyme de vie humaine. En
effet, il ne fait aucun doute que c’est bien de la vie humaine dont part
Heidegger, de cette vie qui est toujours mienne[76], mais la vie facticielle n’est pas
un autre nom pour désigner la vie humaine. Nous avons peut-être tort de chercher
à quoi se réfère exactement le concept de « vie facticielle » : la
facticité ne caractérise pas une certaine portion des vivants, mais une manière
d’être de la vie
. La vie facticielle désigne avant tout cette vie qui a un
monde, cette vie qui vit d’une manière telle qu’un monde est là pour elle. Ce
monde, comme Heidegger y insiste dans son cours sur les Interprétations
phénoménologiques d’Aristote
, ne doit pas être conçu comme un endroit dans
lequel les êtres vivants se trouvent placés, mais comme l’espace de sens dans
lequel et par lequel la vie se meut, s’oriente, se déploie : « Le monde est la
catégorie fondamentale du sens de contenu [Gehaltssinnlichen] du
phénomène de la vie. » (GA 61, 86). En ce sens, la vie ne doit pas être pensée à
partir du monde, mais c’est le concept de monde qui doit être originairement
déterminé à partir de la vie. Et la vie, de son côté, ne doit pas être
conceptualisée en termes de processus biologiques, mais en partant du phénomène
du vivre, de l’action de vivre, de vivre sa vie, vivre sa propre
vie
. La vie facticielle, ce n’est jamais la vie au sens général, mais
toujours un phénomène singulier : une vie, ma vie, sa vie
(GA 58, 30). Corrélativement, le monde est le « contenu du vivre », le « vers-où
» se déploie cette vie qui est toujours une vie singulière. Le monde, c’est ce
dont la vie se préoccupe, ce dont elle se soucie, « ce à quoi tient la vie »
(GA 61, 86). C’est
donc à l’acte de vivre que se ramène le concept de monde : vivre, c’est
vivre quelque chose, vivre pour quelque chose, avec quelque
chose, vivre de quelque chose (GA 61, 85).
Or, « vivre », au sens transitif et intransitif, ce n’est pas le propre
de l’homme. Vivre
signifie fondamentalement se soucier : « Le sens fondamental de la
mobilité de la vie facticielle est le souci. » (NB, 21). En ce sens, si nous
tenons vraiment à identifier l’« extension » exacte du concept de vie
facticielle, il semble, au premier abord, que nous devions l’étendre à toute
vie
. Heidegger affirme en effet que « dans son sens relationnel le
plus large, vivre signifie se soucier de son “pain quotidien” » et que « cela
doit être entendu en un sens très général » (GA 61, 90). Doit-on l’entendre
aussi largement que nous pensions à l’âme nutritive d’Aristote, comme le fait
Sommer[77] ? Heidegger ne le dit jamais sans
équivoque[78], mais peut parfois sembler le
suggérer : « Chaque être vivant a un monde ambiant qui lui est ouvert, qui est
là, à découvert. » (Cassel, 179). Ou encore : « Tout vivant, dans la
mesure où il est, a un monde, ce qui ne vaut pas pour le non-vivant. Tout
vivant s’oriente sur quelque chose, il se dirige vers lui, l’évite etc. à vrai
dire tout cela de manière encore indistincte. » (GA 22, 207[228]). Du fait que
les végétaux sont eux aussi vivants, il faut bien se demander si le
concept de vie à partir duquel travaille Heidegger ne désigne pas finalement
toute forme de vie. Remarquons cependant que Heidegger s’exprime souvent
– suivant en cela un travers que l’on trouve aussi chez Aristote – comme si
seuls les animaux étaient vivants : « Dès qu’un vivant est, il y a déjà
l’aisthēsis. » (GA 22, 209[228]). Ou encore : « Ce qui vit a pour
caractère fondamental de se mouvoir. » (GA 33, 150[152]). Pourtant, Heidegger
sait bien que les végétaux, même s’ils sont privés de perception et de mobilité,
sont eux aussi en vie. Cette manière de s’exprimer reflète cependant le fait que
le phénomène de la vie ne semble pas se trouver exemplairement chez les
végétaux, mais seulement chez les animaux « complets », c’est-à-dire chez les
êtres qui perçoivent et se meuvent. Comme on le sait, Aristote critique ses
devanciers pour n’avoir pas été suffisamment attentifs au fait que les végétaux
sont eux aussi animés (empsykhon), mais il admet néanmoins que ce n’est
pas par hasard qu’ils l’ont fait : « L’animé semble différer de l’inanimé
surtout par deux choses, par le mouvement et par le sentir. » (DA, 403b
25-27). La forme de vie propre aux végétaux (une vie de nutrition, de croissance
et de reproduction) ne semble pas adéquatement définir l’essence de l’âme.
C’est pourquoi Aristote, lorsqu’il parle des vivants (zōia), fait toujours en
premier lieu référence
aux animaux (en incluant évidemment les hommes), tandis que lorsqu’il
veut
désigner les plantes (phuta), il les nomme tout
simplement zōnta, « vivants », ou
« seulement vivants » (oū zēn
monon
) :

« Quant à l’animal [zōon], c’est la sensation ou la perception [aisthēsis] qui est à la base de son organisation : même, en effet, les êtres qui
ne se meuvent pas et qui ne se déplacent pas, du moment qu’ils possèdent la
sensation ou le percevoir, nous les appelons des animaux [zōia] et non plus seulement des vivants [oū zēn monon]. » (DA, II, 413b 1-4).

Les
zōia, sous la
plume d’Aristote, ne sont donc pas les vivants, mais bien les animaux.
C’est le fait qu’ils perçoivent qui les
rend exemplairement vivants alors que les êtres vivants privés de perception
seront dits vivants en un sens moindre[79]. En ce sens,
« zōion » désigne
non pas l’être vivant au sens large, mais l’être vivant au sens de l’animal,
l’être vivant qui perçoit et se meut. Glosant ce
passage du De Anima, Heidegger utilise cette fameuse expression bien
familière au lecteur de Être et temps – « seulement vivant » – pour
traduire « oū zēn monon
» :

« Mais ce qui différencie le zēn
monon
– le seulement-vivre, le “végéter” [das Nur-dahin-leben,
“Vegetieren”
] – vis-à-vis du zōon – de l’être vivant au sens de l’animal –, c’est le fait que manque à ce
qui est “seulement vivant” [nur Lebenden], ce qui qualifie en propre le
zōon : l’aisthēsis – le percevoir [das Wahrnehmen]. »
(GA 33, 124[128])

On ne peut
dire plus clairement que la formule « seulement vivant » (Nur-lebenden)
ou « rien de plus que vie » (Nur-dahin-Leben) désigne non pas les
animaux, mais seulement les végétaux, c’est-à-dire les vivants qui ne
perçoivent pas
. Or, comme nous le savons, cette expression sera utilisée
dans Être et temps pour désigner tous les vivants à l’exception de
l’homme
. C’est d’ailleurs ainsi qu’il l’utilisera par la suite, se
débarrassant du même coup de l’énorme problème que représente le fait que les
animaux autres que l’homme perçoivent et se meuvent eux aussi[80]. Mais nous n’en sommes pas encore
là. Jusqu’à Être et temps, Heidegger admet comme un fait que les animaux
sont capables de sentir, de percevoir et de discerner ce qu’il leur faut fuir ou
poursuivre, il est encore sur la voie aristotélicienne et c’est sur cette voie
que nous le suivrons.

§9. Mobilité de la vie
comme mobilité intentionnelle et soucieuse

Alors que le problème de
l’existence s’articulera principalement autour de la temporalité,
le problème de la facticité concerne en premier lieu le mouvement ou
plutôt la mobilité. « La structure ontologique de l’être de l’homme »,
affirme Heidegger en 1922, ne devient intelligible qu’« à partir de l’ontologie
de l’étant dans la modalité d’une mobilité déterminée et à partir de la
radicalisation ontologique de l’idée de cette mobilité [Bewegtheit] »
(NB, 44). Si cette ontologie prend la forme d’une interprétation
phénoménologique d’Aristote
, c’est parce que celui-ci a livré « la première
appréhension phénoménologique de la vie qui a conduit à l’interprétation du
mouvement et qui a rendu possible la radicalisation de l’ontologie » (GA 22,
182[201]). Le concept de mobilité est la clé de la facticité à tel point que
Heidegger dira simplement que « la vie facticielle est mobilité [Faktisches
Leben ist Bewegtheit
] »[81]. Mais qu’est-ce exactement que
cette radicalisation de l’idée de mobilité qui
promet de nous ouvrir à la compréhension originaire de l’être humain que
Heidegger a trouvée chez Aristote ? Fondamentalement et le plus simplement
possible, disons
qu’elle consiste dans l’idée que la Lebensbewegtheit est toujours une
Besorgensbewegtheit
, que la mobilité de la vie est toujours une mobilité
préoccupée ou soucieuse.

Deux caractères fondamentaux sont
immédiatement rattachés à la mobilité de la vie : l’intentionnalité et le souci.
Le « premier caractère phénoménal de la mobilité fondamentale de la vie » est
l’intentionnalité (NB, 28). Affirmer que la mobilité de la
vie est intentionnelle signifie que « chaque
mouvement est mouvement vers », il est « en chemin vers… » (NB, 44). Se mouvoir
signifie « se mettre en quête », « “porter en soi la kinesis”, être la
source du mouvement : avoir en soi-même “l’à partir de… et le vers…” : être
en chemin vers quelque chose » (GA 19, 366[347-348]). Pensée en un sens
radical, l’intentionnalité n’a rien d’une attitude particulière qui adviendrait
de temps en temps : intentio ne signifie pas « remarquer quelque chose, y
prêter attention, avoir pour intention quelque chose », mais désigne plutôt le
fait que la vie est par essence orientée sur quelque chose :
« Intentio signifie littéralement se-diriger-sur » (GA 20, 37[55]). Désignant
l’« être-hors-de-soi dirigé vers quelque chose et tendu vers cela (orexis) » (GA
63, 70), l’intentionnalité est donc le fait de tout être désirant, de tout être
en quête de quelque chose : il s’agit de « la structure fondamentale de toute
conduite de l’être humain, voire en général de tout être
vivant » (GA 19, 424[401], je
souligne)[82].

La réinterprétation heideggérienne de
l’intentionnalité en termes de désir ou
d’être-hors-de-soi-dirigé-vers permet de faire apparaître le lien avec le second
caractère fondamental de la mobilité de la vie : le souci (Sorge).
La mobilité de la vie (Lebensbewegtheit) est toujours une
mobilité préoccupée ou soucieuse (Besorgensbewegtheit) parce que ce vers
quoi la vie se dirige et ce vers quoi elle s’oriente n’est jamais un objet
neutre, mais c’est toujours quelque chose qui a une certaine signifiance,
une certaine importance ou pertinence pour ce que l’être vivant
est en train de faire : « Le monde vient à l’encontre avec un caractère de
signifiance. » (NB, 21). Et la signifiance, insiste Heidegger, « doit être
comprise aussi largement que possible », elle « ne doit pas être identifiée avec
la valeur » et « n’est pas expérimentée comme telle, de manière explicite » (NB,
69-70). La signifiance, dira Heidegger dans son cours de
1923, doit être pensée en fonction de la disponibilité
ou de l’utilité
des choses : les choses sont toujours là comme ceci ou
cela, c’est-à-dire qu’elles sont toujours là pour tel ou
tel usage, en vue
de ceci ou cela[83]. Le monde se
définit donc en termes de signifiance (comme ceci ou cela), de disponibilité (pour ou « en vue de ») et de familiarité (le contexte référentiel ou le réseau de renvois dans lequel chacun sait
comment s’y prendre) (GA 63, §§23-24) : « Cet étant, le “monde” se présente avec
ces caractères : “servir à’”,
“être utile
pour”, ou bien “nuisible à”,
“être important
pour” et des choses semblables. Ce qui est mondain fait
toujours encontre soi-même dans le renvoi et à titre de
renvoi à autre chose. » (GA 20, 252[270]). Pensé comme
complexe de signifiance et réseau de renvois, le monde est défini par le jeune
Heidegger comme « ce qui importe aux êtres vivants » :

« Le monde est là pour
la vie de telle manière telle que vivre, être-en-soi, lui importe [angeht] toujours d’une
certaine manière. Le monde dans lequel je me trouve m’importe, me concerne. Ce
concernement [Angehen] – ou ce fait : que la
vie est concernée par le monde dans lequel elle est – nous le caractérisons
comme une
manière définie de rencontre du monde dans la vie. » (GA 18, 51).

En d’autres mots, ce envers quoi la vie se
meut n’est jamais une chose indéterminée et indifférente, mais c’est toujours
quelque chose qui importe au vivant : avoir un monde, c’est y être impliqué, s’en préoccuper, être concerné par
quelque chose. Pensée de
manière ontologiquement radicale, la mobilité de la vie est donc (1) une
mobilité intentionnelle (c’est-à-dire orientée ou dirigée vers quelque
chose) et (2) une mobilité soucieuse (c’est-à-dire que ce « quelque
chose » est toujours quelque chose qui concerne la vie). Le
Rapport Natorp n’explique pas réellement en quoi Aristote
serait la source de cette idée qui aura valeur de tremplin pour la pensée du
jeune Heidegger. Pourtant, malgré le langage étrange, nous pouvons remarquer que
c’est la théorie du mouvement des animaux livrée dans le De Anima que
nous présente ici Heidegger. Aristote y soutient en effet que le mouvement
propre aux animaux – la mobilité selon le lieu (kinesis kata topon) ou le
déplacement local (kinesis poreutikê) – est toujours un mouvement
« en vue de quelque chose » (eneka tinos), « en vue de l’évitement ou de
la recherche de quelque chose » (DA, III,
9, 432b 17-29).

§10.
Le mouvement des animaux chez Aristote
(orexis, phantasia, krinein)

S’interrogeant dans son traité De l’âme
sur le principe fondamental de la mobilité des animaux, Aristote exclut la
possibilité que la faculté motrice soit la faculté nutritive (parce que les
végétaux ne se déplacent pas librement dans l’espace) et il exclut aussi que ce
soit la faculté sensitive (puisque certains animaux inférieurs ne se meuvent
pas). Dans un geste qui aura une importance décisive pour Heidegger, il exclut
également que ce soit la faculté rationnelle qui soit au principe du mouvement
selon le lieu : « L’intellect
théorétique ne pense rien qui ait rapport à la pratique et n’énonce rien sur ce
qu’il faut éviter et poursuivre, alors que le mouvement de progression est
toujours d’un être qui évite ou poursuit quelque chose. » (DA, 432b 25-30). Glosant ce passage dans son cours de l’été 1926,
Heidegger dira que le
mouvement des animaux est toujours un « se mouvoir en direction de quelque
chose
ayant quelque importance pour la vie » :

« Un grand nombre de vivants sont attachés à un lieu, d’autres peuvent
se déplacer. Il s’agit pourtant d’un changement de lieu différent de celui des
choses inertes : kinesis poreutikê
(432b 14), se mouvoir en direction de quelque chose ayant
quelque importance pour la vie; un mouvement qui s’oriente au sein du monde
ambiant donné à chaque fois. Au phénomène du kinein est lié celui du krinein, du “différencier”, au sens de
repérage formel en général. […] De
Anima
III, 9 : tout mouvement est eneka tinos : ce vers quoi le mouvement
se dirige en tant qu’il tend, c’est l’orekton (433 a 18), “ce que l’on cherche
à atteindre”, le “désirable”. » (GA 22, 309[326])

Nous
retrouvons ici les éléments identifiés dans le Rapport Natorp comme
constituant la radicalisation de l’idée de mobilité : l’intentionnalité (comme
se mouvoir en direction de quelque chose) et le souci (comme se mouvoir
en direction de quelque chose qui a quelque importance pour la vie). La
mobilité de la vie est donc toujours le mouvement du désir ou, dans la langue de
Heidegger, la mobilité du souci (Sorgensbewegtheit). Le souci est au principe de la mobilité de la vie parce que se mouvoir (nager, voler, marcher, etc.), c’est toujours se mouvoir en
fonction de quelque chose que l’on désire poursuivre ou éviter. Sans cette faculté désirante, le mouvement des animaux ne serait jamais
qu’un mouvement involontaire « car aucun animal, à moins de désirer ou de fuir
un objet, ne se meut autrement que par contrainte » (DA, 432b
10-20)[84].

L’important ici est
de souligner que la faculté
désirante, si elle est nécessaire pour parler d’un véritable mouvement
volontaire, n’est cependant pas suffisante pour expliquer le mouvement
des animaux : afin de poursuivre et de fuir quelque chose, ceci doit être donné
d’une manière ou d’une autre à l’animal. Autrement dit, il est nécessaire que quelque chose apparaisse désirable à l’animal afin
qu’il désire le poursuivre ou que quelque chose apparaisse indésirable afin
qu’il cherche à le fuir
.
C’est ici qu’entre en jeu la phantasia : « C’est en tant que l’animal est doué de désir qu’il est son propre
moteur. Mais il n’est pas doué de désir sans l’être d’imagination ou de
représentation [phantasia]. » (DA, 433b 27-28). Que l’on préfère traduire par imagination (Tricot)
ou représentation (Bodéüs), la phantasia désigne la faculté par laquelle
un animal se représente ou s’imagine ce qui est un bien pour lui[85]. Évidemment,
ce bien, souligne Aristote, peut n’être qu’un bien apparent, mais il n’en
demeure pas moins qu’il doit apparaître comme un bien à l’animal afin
qu’il désire le poursuivre :

« Ainsi est-ce toujours
le désirable [to orekton] qui meut, mais il
peut être soit le bien réel, soit le bien apparent [to phainomenon
agathon].
Non pas tout bien d’ailleurs, mais le bien pratique [to prakton
agathon],
et le bien pratique, c’est le contingent, ce qui peut toujours être autrement. »
(DA, 433a
27-28)[86]

L’orientation pratique du concept heideggérien
« Umgang » vient précisément
du fait que ce terme est celui choisi pour traduire la notion aristotélicienne du mouvement selon le lieu caractéristique des animaux
: « kinesis kata topon : Umgang, Bewegung in seiner
Welt
» (WS 22/23, 8[26]). La mobilité, pensée en son sens radical comme se
mouvoir, comme « poreutikê kinesis (432b 14), est un
“se mettre en mouvement vers”, “se porter en direction de”, commerce avec [Umgang mit], eneka tinos (“en vue de quelque chose”) » (GA 22, 186[205]). La mobilité des êtres vivants
dans le monde n’est pas un mouvement quelconque, c’est le fait d’un
« être-capable-de-se-mouvoir-soi-même d’une place à l’autre » (GA 18, 238). Or,
cet être-capable-de-se-mouvoir [Sichbewegenkönnen] a déjà un sens du vers-où il
s’en va. Il faut, dira Heidegger, penser cela de manière très terre-à-terre :
qu’ils volent, marchent, nagent ou rampent, les animaux se déplacent, se meuvent
vers quelque chose. Ce en vue de quoi le vivant se meut n’est jamais un
objet quelconque, mais toujours quelque chose qui lui apparaît comme étant,
d’une manière ou d’une autre, agréable et désirable. « Toute
préoccupation a une tendance en elle-même : elle court après quelque chose, elle
est dirigée vers un agathon. » (GA 18, 105).

« Aristote montre que ce qui déclenche le mouvement, ce n’est pas la
simple considération d’un objet désirable. […] Il n’y a pas un être qui
considère, qui d’abord se verrait lui-même en train de considérer et se mettrait
ensuite en mouvement vers quelque chose : l’orexis est son mode d’être fondamental.
[…] L’aisthēsis des animaux non comme
faculté théorique, mais en tant qu’inscrite dans la poursuite et la fuite. » (GA
22, 309[326]).

Que le
désir ou le souci soit au principe de l’être animal signifie que toutes les
possibilités de l’animal s’enracinent dans cette nature désirante. C’est
pourquoi la perception animale n’est aucunement neutre ou objective (GA
18, 48), mais
toujours une perception d’emblée impérative ou orientée vers l’action.
Ceci est absolument fondamental. Percevoir quelque
chose d’agréable, c’est du fait même désirer le
poursuivre
, se mettre en mouvement vers cela. Aristote
reconnaît en effet une forme d’impérativité à la perception :
« ce
qui pénible est à
fuir
et ce qui est agréable est à
rechercher
» (DMA, 7, 701b 5). Percevant les
choses du monde dans l’orée de l’agréable et du désagréable, les animaux ne
restent pas simplement là devant ce qui leur cause plaisir et peine, mais ce qui
est plaisant est d’emblée perçu comme désirable, donc
à-poursuivre, et ce qui est
désagréable ou pénible est indésirable, donc
à-fuir. Il n’y a par
conséquent nul besoin de supposer une quelconque décision de la part de l’animal
pour expliquer son comportement : le désirable – ou plutôt : ce qui est perçu
comme désirable, car ce
peut être le bien réel ou le bien apparent – meut d’emblée[87]. Cette
théorie du mouvement animal fera une très forte impression sur Heidegger à tel
point que le principe selon lequel le mouvement ne procède pas d’une
considération théorique, mais toujours du désir ou du souci, sera le tremplin de
ses interprétations phénoménologiques d’Aristote qui le mèneront à s’opposer à
Husserl sur la notion d’intentionnalité.

§11. Radicalisation
de l’intentionnalité : l’escargot a le mode d’être du Dasein

S’engageant dans les Prolégomènes à l’histoire du concept de temps
dans un long dialogue avec la phénoménologie husserlienne qui ne se
retrouvera que partiellement dans la version finale de Sein und Zeit,
Heidegger tente de montrer que l’intentionnalité n’est nullement la structure de
la conscience (Husserl), de l’esprit (Scheler) ou du jugement (Rickert), mais
qu’elle « constitue la structure du comportement » : « L’être du
comportement est un se-diriger-vers. » (GA 20,
40[58]). L’intentionnalité est le fait d’un être qui
se meut vers, s’oriente sur, se dirige vers quelque chose.
Dans
cette acception radicale, l’intentionnalité constitue l’essence même de la vie :
« toutes les relations de la vie sont déterminées intrinsèquement par cette
structure » (GA 20, 47[65]). Heidegger peut affirmer que l’intentionnalité ou
l’être-dirigé-vers constitue l’essence de l’être vivant parce qu’il pense
encore,
à la suite d’Aristote, le vivant comme un être
essentiellement désirant
, c’est-à-dire comme
un être au-devant-de-soi tendu vers, attiré par ou pris par l’objet de son
désir. C’est cette nature désirante qui signe l’essentielle transcendance du
Dasein et le détermine
comme être-au-devant-de-soi-dirigé-vers. Cet
être-hors-de-soi-déjà-dans-le-monde-auprès-de – qui n’est rien d’autre que la
structure formelle du souci (GA 20, 407[425]; SZ, 192) – révèle non seulement la
primordiale transcendance du Dasein humain, mais
du vivant en général. L’être-hors-de-soi
en-quête-de-quelque chose qui permet l’être-auprès-de-quelque chose n’est pas,
comme en témoigne le cours de l’hiver 1924-25, une structure proprement humaine,
mais « une structure appartenant au vivant lui-même relativement à son être »
(GA 19, 424[401]). Il s’agit de la structure fondamentale « toute conduite de
l’être humain, voire en général de tout être vivant » (GA 19, 424[401])[88].
L’intentionnalité (l’être dirigé vers) détermine tout être par nature
désirant et c’est cette nature ek-statique qui le distingue abyssalement
de l’immanence de la nature inerte ou matérielle[89]. Afin d’illustrer cette notion
radicale d’intentionnalité, Heidegger prend dans son cours de l’été 1925
l’exemple d’un escargot. Comparant le sujet et sa sphère intérieure à un
escargot dans sa coquille, il cherche à montrer que les diverses théories de
l’immanence de la conscience oblitèrent le fait de la transcendance, de
l’intentionnalité, intrinsèque au vivant :

« On pourrait
dire : l’escargot sort de temps à autre de sa coquille, mais sans la quitter
pour autant, il s’étend vers quelque chose, vers de la nourriture, vers telle ou
telle chose qu’il trouve par terre. Dira-t-on que c’est à ce moment-là seulement
que l’escargot entre dans un rapport au monde ? Non ! Sortir n’est pour lui
qu’une modification locale de son être déjà au monde. » (GA 20, 224[243]).

L’exemple de l’escargot mis en parallèle avec
le problème du sujet comme Moi sans monde est particulièrement bien choisi :
l’escargot n’est pas d’abord dans sa coquille d’où il sortirait parfois pour
aller à la rencontre du monde. Recroquevillé dans sa coquille, l’escargot est
encore un être-au-dehors. « Même lorsqu’il est dans sa coquille, son être
correctement entendu est d’être à l’extérieur » :

« [L]’escargot
n’est pas d’abord pour ainsi dire seulement dans sa coquille sans être encore au
monde […] de sorte qu’il n’entrerait pas dans un tel face-à-face qu’en sortant
de sa coquille. Il ne sort de sa coquille que parce qu’il est déjà, en vertu de
son être, au monde. Il ne s’adjoint pas d’abord un monde en allant explorer,
mais il explore parce que son être ne signifie rien d’autre qu’être auprès d’un
monde. » (GA 20, 224[243])

Dans son exégèse de ce passage – emblématique
de la manière d’aborder le problème de l’animal dans le corpus heideggérien en
ce qu’il lit ce passage à la lueur des affirmations plus tardives de Heidegger
sur l’animal – Greisch suppose que l’attribution d’un monde à l’escargot n’a
qu’une valeur allégorique parce que l’escargot n’existe pas : « Si l’escargot
était un existant (ce qu’il n’est pas), alors il faudrait dire que même dans sa
coquille, il est déjà “au-dehors” »[90]. Or, Heidegger n’affirme nulle part
(du moins, à l’époque) que l’ouverture au monde est, en un sens ou un autre,
dépendante d’une caractéristique supérieure – fût-elle l’existence. C’est
pourtant bien ce que suggère Greisch en posant que nous ne pourrions reconnaître
la mondanéité de l’escargot seulement « si l’escargot était un existant », « ce
qu’il n’est pas », s’empresse-t-il d’ajouter. Et pourtant, si nous sommes
attentifs au texte, bien au contraire de faire dépendre l’Erschlossenheit
d’une autre capacité, Heidegger affirme clairement que dès que cette
ouverture au monde est manifeste chez un étant, alors cet étant a le mode d’être
du Dasein
:

« [L’escargot]
n’est pas dans sa coquille comme l’eau dans le verre, mais l’intérieur de sa
coquille est pour lui le monde auquel il se heurte, qu’il explore, dans lequel
il se chauffe et ainsi de suite. Toutes choses qui ne valent pas pour le rapport
d’être de l’eau dans le verre ou alors, si c’était le cas, il nous faudrait dire
que l’eau a le mode d’être du Dasein,
qu’elle est telle qu’elle a un monde. » [GA 20, 224[243])

Si l’eau était dans le verre d’une telle
manière qu’elle ait une relation à ce verre – qu’elle puisse, par exemple, s’y
trouver trop à l’étroit – nous serions alors en droit, nous dit Heidegger,
d’affirmer que l’eau a le mode d’être du Dasein, c’est-à-dire qu’elle est
de telle manière qu’elle a un monde ! Rien dans le contexte du cours permet de
considérer qu’il s’agit là d’une « analogie boiteuse », comme le fera Greisch.
Il s’agit bien d’une analogie – au sens où Heidegger se défend de prétendre que
« les théories qui traitent de l’immanence de la conscience et du sujet font de
la conscience une coquille d’escargot » –, mais c’est une analogie que Heidegger
trouve justifiée dans la mesure où il s’agit d’un être vivant, c’est-à-dire « un
étant auquel nous devons aussi attribuer (d’un point de vue formel) le mode
d’être du Dasein » :

« Avant d’en venir
à cette analyse [de l’intentionnalité de l’être-au-monde], nous allons éclaircir
le phénomène au moyen d’une analogie qui en elle-même n’est pas trop éloignée
de ce qui est en cause
puisqu’il s’agit d’un étant auquel nous devons aussi
attribuer (d’un point de vue formel) le mode d’être du Dasein – la “vie”. » (GA 20,
223[242]).

Nous retrouvons ici presque mot à mot la même
affirmation qui nous avait tant étonnés dans Être et temps à cette
différence près que Heidegger ne dit pas ici que « la vie doit être comprise
comme un mode d’être auquel appartient un être-au-monde » (SZ, 246), mais
que nous devons lui attribuer le mode d’être du Dasein.

§12.
Befindlichkeit comme se sentir et se trouver
(1ère
partie)

Absolument rien, répétons-le, ne permet d’interpréter la reconnaissance
d’un monde aux animaux comme étant, en un sens ou un autre, métaphorique. Non
seulement Heidegger considère-t-il cette analogie est justifiée en ce qu’elle
traite d’un vivant
, non seulement affirme-t-il nettement que cette ouverture
au monde ne dépend d’aucune caractéristique supérieure, mais aussi et surtout
parce qu’un peu plus tard dans le cadre du même cours, il affirmera que tout
animal – même cette forme de vie primitive qu’est l’animal unicellulaire – se
trouve toujours dans une certaine disposition :

« Une pierre ne se
trouve jamais dans telle ou telle disposition, mais elle est simplement
là-devant; un être unicellulaire très primitif aura toujours au contraire une
certaine Befindlichkeit, laquelle
peut consister dans l’engourdissement ou l’abasourdissement le plus profond et
le plus opaque [größtmögliche und
dunkelste Dumpfheit
], mais en tout cela il est essentiellement distinct,
dans sa structure d’être, du simple être là-devant d’une chose. » (GA 20,
352[369])

La manière dont les animaux se sentent, la manière dont ils sont ouverts
à eux-mêmes et à leur situation, peut bien être bornée, fuyante et obscure, elle
n’en est pas moins une ouverture qui les distingue essentiellement de l’être
sous-la-main des choses subsistantes. Cela est-il
réellement étonnant ? Pourquoi tenter d’interpréter comme une « analogie
boiteuse » ce qui pourtant a un sens manifeste : sentir, c’est aussi se
sentir ? Tout être caractérisé par la perception est un être ouvert non
seulement à autre que soi, mais aussi à lui-même au sens où il se sent
toujours agréablement ou désagréablement disposé vis-à-vis de ce qu’il
perçoit. La « mienneté » de la vie facticielle n’est
aucunement tributaire d’un retour réflexif sur soi, mais la vie se constitue
déjà comme « mienne » dans l’épreuve du plaisir et la peine
. Heidegger
faisait déjà état, dès 1924, de cette ouverture essentielle permise par le
sentir :

« Les pathos, les émotions ou les
affects [Affekte], ne sont pas des
états du psychique; il s’agit d’une disposition ou d’un être-disposé du vivant
dans son monde [Befindlichkeit des
Lebenden in seine Welt], selon la manière
qu’il a d’être disposé à l’égard d’une chose, de se laisser affecter ou
concerner [angehen] par une chose. » (GA
18, 122).

Le plaisir, dira Vaysse dans son
analyse de ce cours, « est une détermination fondamentale de l’être-au-monde
comme vivant, car il est un se-sentir renseignant sur l’être-au-monde et le
constituant comme mien »[91]. C’est
dans l’être affecté, l’être joyeux ou accablé, que se constitue la mienneté de
la vie : « L’affectif a déjà comme tel le caractère du s’avoir-soi-même. » (GA
18, 247). La mienneté de la vie – le fait de toujours se sentir comme ceci ou
cela – ne requiert aucune prise de conscience thématique de cet être-disposé
puisque Heidegger choisit l’expression « se trouver disposé » pour
« éviter d’emblée toute réflexivité » (GA 20, 352[369])
:

« L’être-disposé lui-même apparaît maintenant comme la
véritable manière d’être Dasein, de se posséder soi-même en tant qu’être
découvert, c’est le mode fondamental suivant lequel le Dasein lui-même
est son Là. […] Être-là, en tant que se trouver disposé, veut dire précisément :
ce Là est non-thématique. » (GA 20, 354[371]).

Négliger cette disposition affective, cette ouverture à soi qui est le
lot de tout animal en tant
qu’animal et non en tant que seulement vivant
sous prétexte
qu’elle est « très vague et très générale », à tel point qu’elle s’apparente
chez les animaux unicellulaires à un engourdissement ou un abasourdissement,
c’est omettre le fait que toute
Befindlichkeit
l’est à un degré ou
à un autre : « L’abasourdissement [Dumpfheit]
est déjà en soi un se-sentir ou un se-trouver [Sich-befinden]. (GA 63, 180n). Même chez le
Dasein humain, l’ouverture
à soi est essentiellement caractérisée par la brumosité, par la
non-transparence. C’est précisément cette Diesigkeit
qui
rend nécessaire une herméneutique de la vie facticielle (GA 61, 88). En effet,
si la possibilité d’une herméneutique
de la vie est fondée sur le fait que la vie s’y comprend toujours en quelque
sorte avec elle-même, la nécessité
d’une telle herméneutique provient pour sa part du fait cette ouverture
à soi est le plus souvent vague, nébuleuse et à tel point obscure que la
compréhension que la vie a d’elle-même est le plus souvent une mé-compréhension.

§13.
Conclusion. De la distinction entre facticité
et existence

De
ce qui précède, nous pouvons établir que l’être-au-monde appartient aux êtres
vivants qui perçoivent et se meuvent. Une telle situation nous interdit à
l’évidence de simplement raturer la structure de l’être-au-monde pour atteindre
la constitution ontologique des animaux et pointe en vérité vers la nécessité de
faire une distinction entre « Existenz » et « In-der-Welt-sein ».
Bien sûr, l’usage veut qu’il existe une corrélation entre l’existence et
l’être-au-monde à tel point que les deux termes sont souvent utilisés de manière
synonymique. Et pourtant, si nous voulons tenter d’élucider la position
ontologique des animaux, il est nécessaire de distinguer ces concepts. C’est
cette distinction qu’omet Greisch lorsqu’il attribue un sens métaphorique à la
reconnaissance d’une intentionnalité, d’un être-hors-de-soi-auprès-de, aux
animaux. En prenant pour acquis qu’un animal ne peut pas participer de la
structure de l’être-au-monde parce qu’il n’ek-siste pas, nous omettons
un fait fondamental que Kisiel met pourtant en évidence dans son étude consacrée
à la genèse de Être et
temps
: le cours de 1925 est une « version pré-existentielle » de
Sein und Zeit. Cela ne signifie
pas que le vocabulaire de l’existence y est absent, bien au contraire : le terme
Existenz se retrouve très tôt
dans les travaux du jeune Heidegger, mais il n’a pas du tout la même
signification. Loin d’être synonyme d’être-au-monde, Existenz était utilisé en un
sens restreint pour ne désigner qu’une certaine
possibilité de la vie
facticielle, « l’être authentique de la vie
accessible dans le questionnement angoissé de sa facticité »[92]. Loin d’être
considérée comme un pré-requis à l’ouverture au monde, l’existence n’est
qu’une possibilité
qui se
déploie dans la vie facticielle, de cette vie qui se constitue déjà comme
« mienne » dans l’épreuve du plaisir et du déplaisir. Heidegger l’exprime très
clairement dans le Rapport Natorp :

«
Nous désignons par “existence” cet être accessible pour lui-même dans la vie
facticielle. […]. Facticité et existence ne signifient donc pas la même
chose, et le caractère ontologique facticiel de la vie n’est pas déterminé par
l’existence ; celle-ci est seulement une possibilité qui se déploie
temporellement dans l’être de la vie, telle qu’elle a été définie dans sa
facticité. » (NB, 25-27).

« Existenz » avait donc un sens
beaucoup plus précis et plus restreint que celui qu’il prendra dans l’analytique
existentiale (et qui est encore celui que nous l’entendons généralement
aujourd’hui) : il ne désigne qu’une possibilité de la vie, celle de
devenir transparente à elle-même – littéralement : la capacité de voir à travers soi
(Durchsichtigkeit)
– de vivre une vie qui procède d’une décision et non une
vie qui se laisse aller à poursuivre tout ce qui se donne comme agréable.
Ne
référant qu’à la possibilité d’être authentique d’une vie facticielle, à
l’appropriation de soi, « Existenz » avait trait non
pas à ce qui sera qualifié d’« existential », mais plutôt
seulement à ce que Heidegger nommera dans Sein und Zeit, l’« existentiel ». Puisque « le caractère ontologique facticiel de la vie n’est pas
déterminé par l’existence », autrement dit, puisque l’Erchlossenheit
n’est pas le simple dévers le l’Entschlossenheit, on peut très bien
comprendre que Heidegger ait pu reconnaître un monde aux animaux sans pour
autant qu’ils puissent exister (au sens strict d’existence authentique).
L’argument de Greisch pour refuser l’intentionnalité et la structure de
l’être-hors-de-soi-auprès-de à l’escargot sous prétexte qu’il n’existe pas
apparaît alors comme un anachronisme puisqu’en 1925 il
n’y a pas lieu de supposer que l’existence soit, en un sens ou un autre,
condition de possibilité de l’être-au-monde. La situation est cependant
exemplaire d’une tendance assez répandue dans les études heideggériennes : celle
de lire les cours du jeune Heidegger à la lueur de ses travaux plus tardifs.
Cette tendance explique notamment que nous ayons le plus souvent pris pour
acquis que le concept de vie facticielle à partir duquel travaille le jeune
Heidegger correspond ontiquement à celui de vie humaine. Mais cela reste
néanmoins difficile à comprendre. Au fond, personne ne
devrait s’étonner que la relecture phénoménologique d’Aristote à laquelle
s’essaie le jeune Heidegger dépasse la vie simplement humaine puisque s’appuyer
sur Aristote et particulièrement sur le De Anima signifie prendre
appui sur un sol conceptuel qui n’a rien de proprement humain.

 

CHAPITRE 3.

AFFECTION, COMPRÉHENSION ET LANGAGE :
LA GENÈSE DES STRUCTURES EXISTENTIALES DANS LA VIE
ANIMALE

« Vie » signifie
un mode d’être et, en fait, être-en-un-monde. Un vivant n’est pas simplement
présent, mais est plutôt dans un monde de telle manière qu’il a son monde. Un
animal n’est pas seulement placé sur la rue, s’y mouvant comme poussé par un
quelconque appareil. Il est au monde au sens de l’avoir, le posséder.

Heidegger, Grundbegriffe der aristotelischen
Philosophie

Jusqu’à Être et
temps
, Heidegger avait toujours reconnu que les animaux participent eux aussi
de la structure de l’être-au-monde, c’est-à-dire que nous devons leur
reconnaître le mode d’être du Dasein. Les catégories
fondamentales de la vie facticielle – la mobilité et la mienneté – rejouent
même, trait pour trait, la définition aristotélicienne de l’animal par le sentir
et le mouvement local. Définir la facticité comme mobilité et mienneté, c’est
reprendre en un autre langage la définition aristotélicienne de l’âme animale
comme se sentir (sich
befinden
) et se mouvoir (sich
bewegen
). Le simple fait de réinterpréter l’intentionnalité en terme de désir et
de traduire « orexis » par « Sorge » aurait déjà dû
nous mettre la puce à l’oreille : la vie dont il s’agit ici, la vie qui « a » un
monde, la vie qui se meut et s’oriente dans un monde qui est là pour elle,
dépasse largement le cadre anthropologique. Cela dit, il ne
fait aucun doute que Heidegger traite d’abord et avant tout de la vie
humaine
, de cette vie qui est toujours mienne. Il n’y aucun sens à remettre
cela en question. Toutefois, si nous
réduisons précipitamment les concepts de vie facticielle, d’être-au-monde et de
Dasein à celui de vie
humaine, nous aurons bien du mal à entendre ce que Heidegger tente de mettre en
lumière à partir d’Aristote. Comme il le souligne souvent lui-même, c’est
principalement au fil d’une relecture phénoménologique de l’ontologie de la vie
d’Aristote qu’il élabore les catégories fondamentales qui deviendront, dans
Être et temps, les structures
existentiales du Dasein. Or, le
De Anima – considéré à juste
titre par Heidegger comme la « source primordiale de l’ontologie
aristotélicienne de la vie » (GA 22, 182[210]) – n’a rien d’un traité de
psychologie et encore moins d’un traité d’anthropologie, il s’agit au contraire
« d’une ontologie du vivant en général » (GA 33, 150[152]). Aristote se donne pour but d’étudier l’âme (psychē) comme
principe des êtres vivants et traite en majeure partie des facultés sensitives,
cognitives et motrices grâce auxquelles les animaux vivent dans leur
environnement[93]. L’essence de l’âme y est essentiellement définie par la perception
(aisthēsis) et l’aptitude à s’orienter ou se mouvoir (kinein)
grâce à un discernement (krinein)[94] :

« Les zōia – la multiplicité de ce qui est là au-monde comme vivant – sont
interrogés quant à la manière dont ils se comportent comme vivants dans le
monde. Si nous examinons de plus près comment se développe cette détermination
de la zoē, nous savons qu’Aristote définit la zoē par le kinein kata topon – le changement de lieu et le
krinein. Le krinein correspond à ce que nous connaissons ici au
titre de la techne : le fait de mettre en relief et de distinguer, au
sens le plus large et le plus rudimentaire, la perception, l’instinct. Le
kinein kata topon, le fait de pouvoir se retourner au sein d’un
monde-ambiant qui est le sien, tel est le comportement caractéristique de
la zoē. » (GA 19, 283[270]).

Aristote caractérise les deux possibilités fondamentales de l’âme
comme krinein et kinein
parce que « l’aisthēsis chez l’animal comporte déjà le caractère de
krisis; même dans l’aisthēsis, dans la perception normale, quelque
chose est mis en relief par rapport à autre chose » (GA 19, 39[45]).
C’est cette discrimination qui permet la seconde détermination de l’âme,
« celle du kinein, du “se-mettre-en-quête” » (GA 19, 39[45]). Comme en témoigne les cours de Marbourg, c’est sur le fond de ces
pouvoirs fondamentaux de l’âme que prendront racines les structures de
l’être-au-monde : perception
(aisthēsis,
Vernehmen); discrimination (krinein, Unterschieden); se mouvoir
(kinesis kata
topon,
Umgang); disposition
(diathesis,
Befindlichkeit); affect (pathos, Stimmung); désir
(orexis, Sorge); compréhension
(praktike
noein,
Verstehen); circonspection
(phronesis, Umsicht); interprétation
(hermeneuien, Auslegung); signification
(semainein, Bedeutung); être-avec
(zōia
politika, Mitdasein) et parler
(phonē/logos, Rede)[95]. Ce qu’il importe ici de voir, c’est que ces pouvoirs de l’âme qui
serviront de sol aux structures existentiales ne définissent pas seulement la
vie humaine, mais plutôt la vie des animaux. Pour le démontrer,
nous retracerons pas à pas la genèse des structures existentiales du
Dasein dans les travaux
qui, de 1924 à 1926, préparent immédiatement la rédaction de Sein und Zeit afin de montrer que
les trois structures existentiales fondamentales – affection (Befindlichkeit), compréhension
(Verstehen) et être-avec
(Mitsein) par le langage ou
le parler (die
Rede) –
sont chacune retracées, par Heidegger lui-même, dans la vie des animaux.

§14.
1er existential. La
Befindlichkeit animale (2ème
partie)

Nous avons déjà montré, à
l’aide du §28 des Prolégomènes à l’histoire du concept de temps, que la première
structure existentiale fondamentale de l’être-au-monde selon l’analytique du
Dasein – la Befindlichkeit – est explicitement
reconnue comme une structure fondamentale de la vie animale, même sous ses
formes les plus primitives. Que cela
n’ait jamais été suffisamment considéré – à tel point que nous avons le plus
souvent pris pour acquis que la Befindlichkeit était une structure
proprement humaine – est pour le moins étonnant puisque c’est loin d’être la
première fois que Heidegger reconnaît que la disposition affective appartient à
la vie animale, c’est-à-dire à toute vie caractérisée par ce pouvoir
décisif qu’est la perception sensible. Traduisant la notion
aristotélicienne de diathesis, la Befindlichkeit est une structure
appartenant aux êtres vivants doués d’aisthēsis parce que l’être
mis en rapport à quelque chose dans la perception se sent toujours agréablement
ou désagréablement disposé vis-à-vis de ce qu’il perçoit[96]. La Befindlichkeit désigne ce
phénomène fondamental bien connu de tous : avoir faim ou être repu, avoir chaud
ou froid, se sentir bien ou mal, triste ou enjoué. Ces états passagers qui se
modifient constamment ne sont pas tant des états d’esprit que des manières de
se sentir être, des manières de
savoir où l’on en est, de savoir de quoi il en retourne avec soi-même, d’être
ouvert à soi. Dans son analyse du concept de pathos menée dans son cours
sur les Concepts
fondamentaux de la philosophie aristotélicienne de l’été 1924,
Heidegger affirme que les affects constituent « la disposition du vivant dans
son monde [Befindlichkeit des Lebenden in
seiner Welt] », « la manière qu’il a d’être disposé à l’égard
d’une chose, de se laisser affecter ou concerner par quelque chose »[97]. En son sens
premier, pathos
désigne
une modification (alloiēsis), un
devenir-différent du vivant au sens où les passions ou les
affects modifient la manière dont les animaux sont au monde[98]. L’être du vivant est alors défini
comme « un
être-disposé-ainsi-dans-telle-ou-telle-circonstance
[Je-und-je-sich-so-Befinden] » (GA 18, 195]. De
même, dans son
célèbre cours de l’hiver 1924-25, Heidegger affirme clairement que la
Befindlichkeit n’a rien d’une structure exclusivement humaine, mais qu’il
s’agit bien d’une structure constitutive de l’essence de l’être vivant :

« Nous considérons le fait de se-trouver-affecté [sich Befinden],
la “disposition-affective” [Befindlichkeit], autrement dit l’hedone, le fait de
se-réjouir, se trouve toujours conjoint à l’être propre de l’homme. De manière
générale, c’est une dimension constitutive pour tout être vivant, que
d’être-disposé selon telle ou telle tonalité [So-und-so Gestimmtsein]
vis-à-vis de ce avec quoi et par rapport à quoi il vit. » (GA 19,
175[168]).

D’une
manière embêtante, Heidegger affirme ici que la Befindlichkeit est une
dimension constitutive pour tout être vivant, mais, encore une
fois, il faut bien voir que ce n’est pas le cas : la Befindlichkeit n’est
pas le fait de tous les vivants, mais seulement le lot des vivants
doués de
perception. Les plantes, dira Heidegger dans son séminaire de
l’hiver 1922-23, ont bien une forme de passivité, au sens où
elles reçoivent des impressions de l’extérieur, mais elles ne sont pas à
l’affût de ce qui vient de l’extérieur[99], elles sont dans le
monde de telle sorte que le monde n’est pas perçu parce que « les plantes n’ont
pas d’aisthēsis
» (GA
18, 237). Tandis que l’animal, percevant le monde dans
l’orée du plaisant ou du déplaisant, se sent agréablement ou désagréablement disposé vis-à-vis de ce qu’il perçoit. Autrement dit,
ouvert à autre que soi par la perception,
l’animal est du fait même ouvert à lui-même puisque être doué d’aisthēsis signifie « se sentir
disposé de telle ou telle
manière », « se trouver bien ou mal » (GA 22, 186[205]). Dans le se sentir
disposé bien ou mal, il y a co-découverte de soi et du monde :

« En même temps que cet être découvre un monde, son être lui-même se
découvre [entdeckt]. Cet étant sait de quoi il retourne avec lui-même, quoique seulement en
un sens très vague et très général. Lui-même est déjà découvert avec l’être
découvert du monde. » (GA 22, 208[228]).

L’être
vivant caractérisé par la perception se sent ou se trouve (befindet sich)
toujours de telle ou telle façon accordé à l’étant sans pour autant que ce « se
sentir » ou ce « se trouver » ne soit thématiquement pris
pour objet de saisie. La « mienneté » de la vie qui se constitue dans le fait
d’éprouver du plaisir et de la peine n’a aucunement à être développée comme un
« Je conscient ». Heidegger est très clair sur ce point : il faut même que la
disposition, afin de rester telle qu’elle est, ne soit pas réfléchie sans quoi
elle est déjà devenue autre. Le fait de prendre conscience de notre être disposé
de telle ou telle manière modifie déjà notre état. Se sentir comme ceci ou comme
cela, bien ou mal, n’implique donc aucunement le fait de réaliser que
nous sommes agréablement ou désagréablement disposés, tristes ou enjoués,
etc., mais ces modalités changeantes, ces affects, sont tout de même des
manières de se sentir, c’est-à-dire d’être ouvert à soi.

Le premier
existential constituant l’ouverture au monde du Dasein n’est donc pas une
prérogative humaine, mais une capacité fondamentale dont sont aussi pourvus les
animaux, et ce, non pas en tant qu’êtres vivants, mais en tant qu’êtres
sentants et percevants
. Nous y insistons parce que c’est bien de ce pouvoir
fondamental dont nous privons les
animaux lorsque nous les considérons « simplement vivants » : n’est « rien de
plus que vie » ce qui ce qui ne perçoit pas et ne sent pas[100]. Mais nous n’en
sommes pas encore là. Jusqu’à l’été 1926, Heidegger considère encore que le
fait que les animaux perçoivent les différencie essentiellement d’une forme de
vie végétative :

« La plante est treptikon, elle se nourrit, croît et dépérit en
restant au même endroit. L’animal au contraire se caractérise par
l’aisthēsis; même si quelque chose ne se déplace pas, ne change pas
d’endroit, dès lors qu’il perçoit, c’est un animal. L’aisthēsis, c’est
primairement tâter, aller pour saisir. Là où il y a perception de quelque chose,
orientation au sein d’un monde, là il y a psychē te kai hedone, se
sentir disposé de telle ou telle manière, se trouver bien ou mal et là
aussi il y a être ouvert à : orexis [désir]. » (GA 22, 185-186[204-5]).

Comme il
le fait souvent, Heidegger associe ici immédiatement la perception au désir
parce que ce sont là des puissances cooriginaires : « car là où il y a
douleur et plaisir, il y a nécessairement appétit [epithumia] » (DA, 413b 23). Ce n’est que si nous gardons bien en vue l’unité intime de
la perception et du désir que nous pouvons comprendre en quel sens l’aisthēsis des animaux ne doit pas être
pensée comme « une faculté
théorique, mais en tant qu’inscrite dans la poursuite et la fuite » (GA 22,
309[326]). La perception animale – même si elle donne lieu, comme nous le
verrons bientôt, à une forme de connaissance au sens où elle est une forme de
dé-voilement de l’étant – n’est pas pour autant une faculté théorique : en tant
qu’enracinée dans la nature désirante de l’animal, la
perception est toujours orientée vers l’action. Tout ce passe
comme s’il y avait une forme d’impérativité dans la
perception animale : selon la logique aristotélicienne du désir, percevoir
quelque chose de plaisant, c’est d’emblée vouloir le poursuivre,
se diriger vers cela,
c’est déjà se mouvoir vers cette chose[101]. Essentiellement défini
comme un être désirant, l’animal ne découvre pas les choses du monde comme étant
simplement des objets simplement là sans plus, mais dans l’orée du poursuivre et
du fuir :

« [L]’agréable
(hedu) et le désagréable
(luperon) sont des manières
dont est rencontré le monde qui s’adresse à l’être-au-monde, au vivant, de telle
manière que ce qui est là dans les caractères du plaisant et du déplaisant n’est
aucunement saisi explicitement comme tel dans son actualité. Les animaux n’ont
pas le monde devant comme un objet; le monde, dans les caractères du plaisant et
du déplaisant, est non-objectif [ungegenständlich]. Le monde est
rencontré selon le mode du réjouissant [des
Hebenden]
et du contrariant [des
Verstimmenden]. » (GA 18, 48).

Le monde dans lequel vivent les bêtes n’a rien d’une réalité objective face à laquelle
elles se tiendraient, mais c’est toujours quelque chose qui les affecte et les
concerne, d’une manière ou d’une autre[102]. Les animaux
sont ouverts au monde au sens où ils « ont » un monde : « “avoir” », dira
Heidegger, « est ici une pâle expression pour “être-conscient-de” » (GA 18, 244). Il ne s’agit pas d’une
considération théorique, mais d’un être-ouvert (Aufgeschlossensein)
au monde autour de moi[103]. La manière dont le monde est là
pour l’animal dépendra du degré selon lequel le vivant est éveillé
(geweckt) ou fermé en lui-même (verschlossen), mais, peu importe
le degré, « la possibilité que le monde importe à un être dépend de cette
ouverture singulière » (GA 18, 52). Même si cette ouverture de la vie des
animaux peut être à tel point bornée et obscure qu’elle s’apparente chez les
animaux primitifs à une Dumpfheit, il n’en demeure pas moins que tous les
animaux en tant
qu’animaux et non en tant que simplement vivants

participent de ce qui deviendra la première structure
existentiale du Dasein. Mais qu’en est-il de la seconde
détermination fondamentale constituant l’ouverture de l’être-au-monde ? Qu’en
est-il de la structure co-originaire de l’affection qu’est la compréhension
(Verstehen) ?

§15.
2ème existential. De l’entente et de la compréhension chez les
animaux

Le
fait que les animaux participent de la première structure existentiale a parfois
été admis dans les études heideggériennes, mais on semble penser qu’il s’agit là
d’une affection non compréhensive[104]. Et pourtant, si l’on s’attarde
aux textes, on remarque que, non seulement Heidegger reconnaît-il une certaine
Befindlichkeit aux animaux, mais il reconnaît également que certains
animaux ont part à cette entente par laquelle un être sait comment s’y
prendre, s’y comprend en quelque manière à ce à quoi il a affaire :

« Cet étant qui,
pour autant qu’il est, entend du seul fait qu’il est, nous l’appelons : vie, et
en un sens plus étroit : le Dasein
humain. L’entendre appartient au mode d’être du Dasein humain, mais en un sens également
à celui de l’animal. Dès qu’une chose est entendue, elle devient manifeste dans
son être-tel : elle n’est plus en retrait. Dans l’entendre, il y a quelque chose
comme la vérité, alētheia
: ce qui est hors du
retrait, non recouvert, mais au contraire découvert. » (GA 22,
207-208[227-228])

« Entendre », insiste ici Heidegger, doit être
pris « non pas dans un sens théorique spécifique, mais en un sens pratique : par
exemple, “quelqu’un s’y entend à son métier”, il “connaît” son affaire » (GA 22,
207[227]). Ces exemples de comportements quotidiens ne sont guère ceux auxquels
nous nous attardons habituellement pour articuler la notion de compréhension
tant celle-ci a été monopolisée par un usage principalement théorique.
Or, un des aspects les plus centraux du projet philosophique de
Heidegger a toujours été de soutirer le domaine du comprendre à la sphère du
logos trop étroitement conçu comme raison. Fondamentalement, le
comprendre doit être compris comme « s’entendre à quelque
chose », « savoir s’y prendre », « pouvoir y faire face », «  savoir se tirer
d’affaire » (SZ, §31, 143). Comprendre ne signifie pas connaître, mais s’y
connaître
.

Réanimant un concept si primordial de sens qu’il en vient à accorder une
forme de compréhension aux comportements les plus prosaïques (marteler,
pêcher,
ouvrir une porte, etc.), il n’y a aucune raison d’en exclure l’animal sans plus
de justification. Heidegger ira jusqu’à accorder une forme de compréhension aux
affects eux-mêmes : toute affection est compréhensive au sens où, se trouvant disposé
de
telle ou telle manière, l’animal est ouvert à sa situation de sorte que « cet
étant sait de quoi il retourne avec lui-même, quoique seulement en
un sens très vague et très général » (GA 22, 208[228]). Compris
en ce sens élémentaire et éminemment pratique,
le comprendre n’a pas à être refusé aux bêtes sous
prétexte qu’elles sont alogon : « L’entendre
[Verstehen] appartient à l’étant
dans la mesure où, d’une façon générale, le vivant est et
que, de ce fait, il entend; avec son être en tant qu’être
compréhensif un autre
être est découvert. » (GA 22, 207[227]). Si Heidegger peut affirmer que
« l’entendre appartient à tout vivant » (GA 22, 208[228]), c’est parce que le
comprendre n’est pas un phénomène monolithique, mais comporte plusieurs
degrés ou modalités
. Aristote en dégage plusieurs au
tout début de la Métaphysique :

« La nature a donné aux animaux la faculté de sentir [aisthēsis]:
mais chez les uns, la sensation ne produit pas la mémoire [mneme], chez
les autres, elle la produit; et c’est pour cela que ces derniers sont plus
intelligents [phronimotera] et plus capables d’apprendre que ceux qui
n’ont pas la faculté de se ressouvenir. L’intelligence [phronima] toute
seule, sans la faculté d’apprendre, est le partage de ceux qui ne peuvent
entendre les sons, comme les abeilles et les autres animaux de cette espèce; la
capacité d’apprendre est propre à tous ceux qui réunissent à la mémoire le sens
de l’ouïe. Il y a des espèces qui sont réduites à l’imagination
[phantasia] et à la mémoire, et qui sont peu capables d’expérience
[emperia], mais la race humaine s’élève jusqu’à l’art et jusqu’au
raisonnement. » (MP, 980b 26
sq.)

De ce
texte classique, Heidegger identifie six degrés du comprendre : aisthēsis,
mneme, emperia, techne, episteme, sophia
(GA 22, 25[37]). Si l’aisthēsis est
nommée à titre de premier degré du comprendre, c’est parce que la perception est
la forme la plus fondamentale de découverte (alētheuein) de l’étant[105]. Elle est une forme de « mise en
lumière » qui rend « intelligible en mettant à découvert » (GA 22, 186[205]).
Dans la perception, quelque chose est découvert, quelque chose est toujours «
compris » d’une certaine manière, et c’est sur cette puissance découvrante
primordiale que toutes les autres s’appuient. Cela restera fondamental pour
Heidegger bien au-delà du tournant par lequel l’animal passera d’être-au-monde à
être privé de monde. Dans son cours de 1931, il affirmera que « l’aisthēsis
est un pouvoir d’alētheuein, de rendre-manifeste et de
tenir-manifeste, un pouvoir de connaissance au sens le plus large » (GA 33,
195[193]). Il insistera encore en 1932 pour dire que si la perception est nommée
à titre de premier degré du connaître ce n’est pas seulement parce que « la
perception serait le degré inférieur de la faculté de connaître », mais
parce que nous devons entendre aisthēsis en grec : « parce que être perçu
semble bien être la guise la plus immédiate du hors-retrait de quelque chose,
donc la “vérité” la plus manifeste » (GA 34, 165[190-191]). Cette dimension «
cognitive » de la perception, comme on dit aujourd’hui, est précisément ce qui
rend la vie des animaux si singulière par rapport aux autres êtres vivants :

« Car une plante est aussi empsykhon, mais elle n’a pas la
dunamis dont il est question ici, l’aisthēsis. À propos de
celle-ci, Aristote dit assurément en une seule et même phrase (B 12, 424 a 27)
qu’elle est logos tis kai dunamis – en tant que dunamis, quelque
chose comme un rapport à… autre chose. » (GA 33,
195-96[193]).

En affirmant que l’aisthēsis est logos
tis
, Aristote
n’insinue pas que les animaux ont part au logos, capacité réservée aux
humains, seuls êtres rationnels, mais il cherche à exprimer le fait qu’il y a
chez eux « quelque chose comme » un logos. Qu’est-ce
qui, chez les animaux, nous pousse à leur reconnaître quelque chose comme un
logos ? C’est le fait que la
perception animale est déjà une forme de krinein, une forme de
discrimination, de différenciation (Unterschieden)[106].

§16. L’aisthēsis comme krinein : la
genèse de la structure du « comme »

L’aisthēsis, avons-nous dit, est la
forme la plus primitive d’alētheuein, « car elle met le monde à
découvert, mais pourtant pas dans le discours et l’abord discursif » (GA 22,
186[205]). Elle est donc, strictement parlant, un alētheuein sans
logos, une forme non rationnelle de dévoilement de l’étant. Cependant,
n’étant pas du domaine du logos, l’aisthēsis n’est pas non plus
complètement alogon. La perception est, dira Heidegger, ni alogon,
ni logon ekhon : « L’aisthēsis est intermédiaire, elle n’est ni
l’un ni l’autre. » (GA 22, 186[205]). Il y a dans la perception de quelque chose
une forme de rapport à autre chose qui donne à « connaître » en un certain sens
(DA,
424a 27). La difficulté de traduire
« to kritikon » témoigne
de la subtilité et de la richesse du concept grec : faculté de juger (Tricot),
faculté de discriminer (Pellegrin et Labarrière) ou faculté cognitive (Bodéüs),
« krinein » désigne la puissance de discrimination qui appartient à la
perception elle-même. Si elle n’est pas, à strictement parler, du ressort du
logos, cette discrimination est difficile à tenir comme étant simplement
alogon en ce qu’elle donne lieu à une forme de connaissance, à une forme
de dévoilement de l’étant :

« La plante et
l’animal sont ainsi dotés d’une âme, empsykha. Le zōon a même la possibilité de prendre ce qui
se donne dans son environnement; il a to kritikon : la
possibilité de discerner et de discriminer quelque chose, par
exemple, épier la proie, la guetter, savoir s’y prendre, connaître les lieux où
se tient la proie, se protéger contre les prédateurs, etc. Chercher à prendre
connaissance, cela désigne donc en propre l’animal. » (GA 33, 124[128])

Le fait
que Aristote utilise le même terme – « krinein » – pour désigner le
jugement par lequel l’intellect pose comme vraie ou fausse une proposition et
l’acte de la perception sensible signifie qu’il considère qu’il y a bien quelque
chose de commun dans les deux cas : « L’aisthēsis chez l’animal
comporte déjà le caractère de krisis; même dans
l’aisthēsis, dans la perception
normale, quelque chose est mis en relief par rapport à autre chose. » (GA 19,
39[45]). Dans la
perception comme dans le jugement, il y a une forme de différenciation
(Unterschieden) ou de discrimination (krinein), mais, dans le
premier cas, celle-ci s’effectue immédiatement au niveau perceptif, sans aucun
effort intellectuel. À la différence du logos, la
perception est d’emblée rassemblante, elle ne requiert aucun raisonnement
: « Dans l’aisthēsis, je vois d’un coup. » (GA 19, 161[155]). Cette
unité de la perception, cette aperception, traduit le caractère synthétique
de la perception. L’unification de la perception fait en sorte que nous ne
percevions pas une multiplicité de qualités sensibles (le chaud, le doux, le
blanc, etc.), mais des choses, des choses douces, chaudes et
colorées de sorte que « ce qui m’est donné d’emblée, c’est l’objet entier ».
Quelque chose apparaît, nous percevons des choses et non pas des
percepts : « Dans l’aisthēsis, je vois ce qu’il
en est dans son ensemble d’un état-de-fait : la rue, les maisons, les arbres,
les hommes pris dans leur ensemble. » (GA 19, 160[154]). Comme le souligne Heidegger, « l’essentiel est donc ici que quelque
chose se montre en toute simplicité à cette
aisthēsis » : « il s’agit donc
d’une présentification directe de la chose elle-même, de telle sorte qu’elle
parle purement à partir d’elle-même, sans plus exiger de nous aucune discussion,
aucune mise en évidence. Soit encore : phainesthai, la chose se montre
ainsi. » (GA 19, 161[155])[107].
Dans la perception naturelle, nous ne percevons pas des percepts – des
sensibles propres (idia) comme des couleurs,
des
sons ou des odeurs – mais des choses : « On ne perçoit pas originairement des
bruits ou des complexes sonores, mais la voiture qui grince, le tram, la
motocyclette, la colonne en marche, le vent du nord. Il faut se placer dans une
attitude très artificielle et sophistiquée pour pouvoir “se mettre à l’écoute” d’un “bruit pur”. » (GA 20, 368[385]). Dans son Introduction à
la recherche phénoménologique
du semestre d’hiver 1923-24, Heidegger faisait
déjà état de ce pouvoir décisif de la perception, du fait que nous percevons
toujours le monde de manière synthétique (kata sumbebēkos) :

« Nous percevons toujours le monde dans un “comme” [als]. Si je vois quelque chose au loin, alors je ne vois pas là
quelque chose d’indéterminé. Plutôt, nous le prenons initialement comme
quelque chose. Ce caractère déterminé fondamental devient accessible
seulement sur la base d’une manière définie de percevoir, krinein. Et c’est parce que cette
manière fondamentale de percevoir est telle qu’elle voit le monde comme
ceci et cela, que le fondement est posé pour qu’existe la possibilité que
quelque chose se présente soi-même comme ceci et cela. » (GA 17,
294)

Nous
percevons toujours quelque chose comme
quelque chose
. Cela deviendra, comme le
sait le lecteur de Sein
und Zeit
,
fondamental pour Heidegger : l’explicitation (Auslegung) – qui est partie prenante du
phénomène de la compréhension (SZ, §32) – a la structure du « quelque chose
comme quelque chose ». Cette unification ou cette synthèse – « a comme b » –
n’a pas besoin d’être thématisée dans un
énoncé propositionnel, elle a déjà lieu dans la perception naturelle : « Le
“comme” critique [Das
kritische “als”
]
jaillit dans le domaine de la perceptibilité : bleu plutôt que rouge, bleu comme
n’étant pas rouge. Ceci n’est cependant pas le plein “comme” auquel, en plus,
appartient le “comme” démonstratif. » (GA 17, 31). La distinction entre le
« comme » critique et démonstratif apparaît très tôt chez Heidegger : on la
retrouve dès l’hiver 1919-20 où le premier est nommé « le
“comme” de la significativité [die “Als”
der Bedeutsamkeit
] » (GA 58, 114 et 120). Cette structure primordiale du
« comme » fait en sorte que la
perception est d’emblée compréhensive :
« Le “comme” a la fonction du
dé-couvrir quelque chose comme quelque chose, de dé-couvrir quelque chose comme – c’est-à-dire comme
ceci ou cela. Le “comme” est la structure du
comprendre. » (GA 21, 150[127]). Le comprendre n’est
pas quelque chose qui arrive de temps à autres, quelque chose qui est conquis de
haute lutte, mais l’élément de sens dans lequel nous nous mouvons toujours-déjà.
Ce que nous percevons est toujours déjà
significatif : cela fait déjà du sens [be-deutet] (GA 21,
121).

Tandis que la structure herméneutique ou
critique du « comme » désigne la structure fondamentalement antéprédicative du
comprendre, la structure apophantique du « comme » désigne la
proposition verbale qui fait explicitement voir quelque chose comme
quelque chose. Heidegger l’appelle d’ailleurs souvent le comme démonstratif ou indicatif (GA 21, 133; GA 17, 31). Que les
bêtes soient privées
de cette capacité d’énonciation n’implique aucunement qu’elles soient privées de
la structure plus fondamentale du « “comme”
existential-herméneutique » (SZ, 158) puisque
« le comme apophantique de l’énoncé
est fondé sur le comme herméneutique
de l’interprétation » (SZ, 223)[108].
L’énoncé (Aussage) n’étant qu’une manifestation
dérivée du comprendre, il n’y a aucune raison de priver les animaux de sens sous
prétexte qu’ils ne prononcent pas de jugement sur des états de fait du monde. De
toute façon, exclure les animaux de l’Als-Struktur signifierait les
cantonner dans la perception des sensibles propres (idia) à propos desquels la sensation est
toujours vraie (aei alēthes) parce
que non synthétique (DA, 428a 12).
Mais comment alors rendre compte du fait que les animaux peuvent se tromper ? La
possibilité de l’erreur, affirme Aristote, n’apparaît que là où il y a
rassemblement (synthèse) et
distinctions (diarèse)[109] – au sens où ce n’est que lorsque quelque
chose apparaît comme quelque chose qu’advient la possibilité que cela se montre
autrement. Or, si on suit le schéma simpliste
selon lequel l’animal n’a que la perception (au sens strict d’une pure
réception
de données brutes et insignifiantes) à laquelle l’homme ajoute le jugement,
comment comprendre que les animaux passent la majeure partie de leur vie dans
l’erreur (DA, 427b 1)[110]
? Ce n’est que parce que la perception animale est déjà compréhensive, qu’elle
est déjà d’elle-même un pouvoir de sélection (Abheben), de discrimination (krinein) et de rassemblement (synthesis) qui laisse voir quelque chose
comme quelque chose – autrement dit seulement parce que les animaux se meuvent déjà dans la structure élémentaire du
« comme » – que l’on peut comprendre que les animaux peuvent être si facilement
trompés.

Nous parlons ici d’une « perception
compréhensive » parce que Heidegger insiste fortement sur l’intrication de la
perception et la pensée comme en témoigne le fait qu’il traduit « noein »
par « vernehmendes Vermeinen » et « aisthēsis » par
« vermeinendes Vernehmen » (WS 1922/23, 5[25]). On pourrait parler ici
d’une discrimination perceptive ou d’un jugement perceptif qui fait en sorte que
nous ne percevons pas des données sensorielles éparses, mais des choses :

« La perception
est comme telle un processus de sélection et de distinction de quelque chose
d’autre chose (différenciation [Unterschieden]). En faisant ressortir quelque chose, ce
qui est ainsi sélectionné est distingué comme tel d’autre chose. […]. Le krinein n’est pas formel, mais dans ce
processus de différenciation de quelque chose d’autre chose, ce qui est
différencié devient accessible et peut être appréhendé comme ici. Le krinein est constitutif non seulement de
l’aisthēsis, mais aussi de la noesis. » (GA 17,
26)

En rapprochant la discrimination qui est le fait de la perception
d’une forme de pensée ou
d’intelligence, Heidegger pourrait sembler trahir Aristote
puisque ce dernier a fortement critiqué ses devanciers pour avoir considéré que
percevoir et penser sont la même chose. S’il refuse d’identifier la perception à
forme de pensée ou d’intelligence, Aristote comprend cependant pourquoi ses
prédécesseurs ont considéré « la pensée [to
noein
] et l’intelligence [to
phronein
] comme une sorte de sensation », car « dans
les deux cas, en effet, l’âme juge et connaît une réalité quelconque »
(DA, 427a 19-22). Si Aristote insiste
néanmoins pour distinguer perception et pensée, ce n’est pas – comme on le dit
souvent – dans le but de distinguer l’intelligence humaine de la perception
animale, mais plutôt parce que l’intelligence n’appartient pas à tous les animaux, mais seulement à
certains
(seulement, comme nous le verrons, aux animaux
doués de mémoire) : « Sentir et penser [phronein] ne revient pas au même. Car si tous
les animaux ont en partage la première faculté, peu, en revanche, ont la
seconde. » (DA, 427b 7). Certains animaux sont bel et bien, pour
Aristote, capables de penser – au sens large de noein et de
phronein – mais leur intelligence se limite à cette forme d’intelligence
qui raisonne en vue d’une fin, cette compréhension pratique (noūs
praktikos
) qui n’a trait qu’au singulier, au
contingent, à ce qui peut toujours être autrement (DA, 433a 14)[111].

§17. De la phronesis
animale. Mémoire, apprentissage et anticipation

Nous avons vu jusqu’ici que
les deux structures existentiales que sont la Befindlichkeit et le comprendre
(Verstehen) appartiennent aux
animaux également. Mais Heidegger ira encore plus loin en reconnaissant même aux
animaux une forme de phronesis. Allons-y pas à
pas. Nous avons vu que la perception animale est déjà une forme de
discrimination (krinein), et que cela
implique de reconnaître aux animaux un certain pouvoir cognitif. Cependant, nous
devons maintenant considérer le fait que les animaux ne sont pas tous bornés à
l’aisthēsis, plusieurs sont
aussi doués de mémoire. Faculté décisive pour Aristote, la mémoire permet de retenir
des « images » ou des « représentations »
(phantasia) passées. Grâce à
la mémoire, certains animaux peuvent acquérir de l’expérience (empeiria) et se rappeler que
ce qui apparaît là comme un bien n’est pas réellement un bien, ce n’est
qu’un bien apparent. L’expérience,
constituée de plusieurs souvenirs d’une même chose, rend les animaux plus
intelligents et plus prudents, donc plus difficiles à
piéger et à tromper. Le schéma somme
toute assez rigide du mouvement des animaux que nous avons dégagé précédemment –
dès qu’un animal perçoit de l’eau, s’il a soif et si rien de l’en empêche, ira
boire aussitôt – peut donc être modifié et se complexifier lorsqu’il s’agit
d’animaux pourvus non seulement de phantasia, mais également de
mémoire et capables d’apprentissage.

« Si le vivant
n’était déterminé que par l’aisthēsis, le monde ne lui serait découvert
que dans la mesure où il le voit, le flaire, etc. à cet instant précis. Le
vivant serait borné au cercle de ce qui est immédiatement là-devant. Dès qu’il
possède la mneme, le vivant devient libre d’une certaine manière, il
n’est plus lié à ce qui est là dans la perception. Il domine un plus ample périmètre du monde
lequel devient et reste pour lui disponible. C’est à partir de là que la vue peut
s’élever et qu’il peut y avoir comparaison. L’être dans le monde n’a plus besoin
d’une appréhension sans cesse renouvelée, mais le vivant sait par avance de quoi
il retourne dès qu’il revient au même endroit au sein d’un complexe mondain. Les
vivants dotés de mneme sont phronimotera, sont “plus capables de
voir alentour”, “plus capable de
circonspection [Umsichtiger]”; ils ne vivent pas dans l’instant,
mais dans une entièreté qu’ils dominent [beherrschten Ganzen]. »
(GA 22, 209[229]).

Cette
description du passage graduel d’une vie primitive jusqu’à une vie douée de
mémoire et d’anticipation, capable d’apprentissage et de comparaison, est la
description du passage d’une vie rivée à l’instant immédiat à une vie qui
acquiert une véritable dimension temporelle : le vivant doué de mémoire ne vit
pas seulement dans un présent immédiat qu’il subit, mais dans une totalité qu’il
possède en un certain sens. On remarquera, dans ce résumé de Heidegger, un fait
étonnant : tout se passe comme si, dès lors qu’un être vivant est doué de
perception et de mémoire, il est du fait même capable d’une certaine forme
d’anticipation, comme si un être doué à la fois de la perception du présent et
du passé était du coup en mesure de pré-voir, de voir à l’avance ce qui s’en
vient. La phronesis se présente comme une forme d’aisthēsis
doublée de mneme, comme une forme de perception pourvue de mémoire. Un
animal doué de mémoire est « plus capable de voir alentour » et cela au
niveau spatial comme au niveau temporel
: il « sait par
avance de quoi il retourne dès lors qu’il revient au sein d’un complexe
mondain ».
Qu’une forme de circonspection ou de prévoyance (Umsicht) soit
reconnue aux animaux signifie que leur mode d’être n’est pas dépourvu de cette
forme particulière de vision qui pour le Dasein ouvre le monde. Cela n’a
pas encore reçu une attention suffisante dans les études heideggériennes où l’on
semble prendre pour acquis que la phronesis est un des plus hauts degrés
de l’agir humain dont seraient dépourvus les animaux. Et pourtant, dans son
cours sur le Sophiste de Platon – ce cours qui a tant contribué à mettre
la notion de phronesis à l’avant-plan des recherches philosophiques du
dernier siècle – Heidegger lisait le texte de la Métaphysique de la même
manière :

« Les animaux ont
tout d’abord une simple aisthēsis, beaucoup ont également une
mneme, une capacité de retenir; mneme ne signifie pas ici
le souvenir, mais le fait de penser à quelque chose au sens le plus large du
terme ; une telle mneme ne requiert pas un
logos ou un noein. Sur la base de cette faculté de retenir, les
êtres vivants possèdent une certaine phronesis, phronesis au
sens large, une certaine sûreté de l’orientation [Sicherheit der Orientierung]. Quant aux animaux qui peuvent entendre,
ils ont en même temps la possibilité d’apprendre en un certain sens; on peut les
dresser. La mneme qui, entendue sous
cette forme très générale, est déjà présente chez les animaux, joue un rôle
fondamental dans l’élaboration de la techne en tant que mode
d’orientation propre à l’homme. » (GA 19, 71-72[74-75]).

Ce n’est
que si nous comprenons la phronesis en ce sens fondamental comme « une
certaine sûreté de l’orientation » – que nous
pouvons comprendre « que les animaux aussi possèdent la phronesis
en un certain sens » (GA 18, 235). Cette habileté à s’orienter
n’implique pas « que chaque mode de cette orientation soit explicité » (GA 19,
129[127]), il ne s’agit pas non plus d’une sagesse pratique qui pèse tous les
tenants et aboutissants de l’action, mais seulement d’une certaine vue
(Sicht) d’ensemble, une plus grande habileté à voir alentour
(Um-sicht). La difficulté qu’il y a à reconnaître une forme de
phronesis aux animaux vient évidemment du fait que nous considérons la
phronesis comme une capacité intellectuelle qui implique une
délibération et, à ce titre, comme une faculté réservée à cet animal
pourvu de logos qu’est l’homme. S’il n’est pas tout à fait faux
d’associer la phronesis à une forme de délibération et de raisonnement
(logismos)[112], Heidegger montre cependant que
l’intellectualisation de la phronesis nous fait passer à côté du sens le
plus fondamental de phronesis qu’il tente de réanimer en repartant du
texte aristotélicien : fondamentalement, la phronesis est un
alētheuein sans logos (GA 19, 163[157]). Dans l’interprétation
qu’en donne Heidegger, la phronesis se rapproche en effet davantage d’une
forme de perception que d’une forme de délibération[113] :

« La phronesis est le coup d’oeil lancé sur le “cette fois-ci”
sur le caractère de cette fois-ci concret propre à la
situation, telle qu’elle peut être prise en vue dans l’instant du coup d’oeil.
Elle est à titre d’aisthēsis, l’éclair du regard, le coup d’oeil sur
l’à-chaque fois concret, qui comme tel peut toujours être autrement
. Au
contraire, le noein inhérent à la sophia est la considération de
ce qui est aei, ce qui est toujours présent en sa mêmeté. » (GA
19, 164[157])

La
phronesis est donc, comme l’aisthēsis, un simple coup d’oeil sur
ce qui est ainsi, mais pourrait toujours être autrement : le singulier, le
contingent. Cependant, à la différence de l’aisthēsis proprement dite, la
phronesis est une
perception temporellement élargie, qui implique non seulement la
perception du présent, mais la mémoire du passé et
l’anticipation de l’à-venir. L’aisthēsis ouvre à
l’instant comme situation
immédiatement présente, tandis que la
situation générale n’est véritablement ouverte que par la phronesis
qui est une sorte de vision ou de perception qui domine un plus ample
périmètre temporel : ce qui est là – ce qui est perçu – ce n’est plus seulement
ce qui est là-devant (au sens d’immédiatement présent dans la perception
sensible), mais également ce qui est au-delà des sens proprement dits, ce qui
venait avant et ce qui viendra après. Voilà déjà ce qu’il disait dans le rapport
Natorp, « la phronesis rend accessible la situation
», mais « à titre de discursivité réfléchie et prévoyante, la phronesis n’est possible que parce qu’elle est
primairement un aisthēsis, et finalement, un pur et simple coup
d’œil jeté sur l’instant » (NB, 42). C’est donc sur la base de cette
aisthēsis – que Heidegger appelle parfois
une intuition (noein)
– que la phronesis
est possible : « Dans la phronesis, les états-de-fait sont saisis
purement et simplement tels qu’ils se montrent. Une telle saisie est l’affaire
de la perception : aisthēsis. » (GA 19, 160[154]). La perception
dont il est question ici est la perception habituelle, « l’aisthēsis au sens le plus large du terme, telle
qu’elle est donnée dans l’expérience ordinaire » (GA 19, 160[154]). Dans le
monde de la préoccupation quotidienne, nous ne percevons pas une multiplicité
indifférenciée de percepts, mais nous ne percevons pas non plus des objets
neutres : la perception naturelle est une vision circonspecte[114]. Ce qui est perçu n’est jamais
quelque chose de simplement là, perçu dans sa pure présence, mais toujours
quelque chose comme étant ceci ou cela, pour ceci ou cela.
Comme le résume très bien Kisiel, la
circonspection est
impérative : « phronesis is prescriptive rather than apophantic »[115].

Que l’on traduise Umsicht
par circonspection (Martineau) ou par prévoyance (Boehm et Waelhens),
l’important est de voir qu’il s’agit d’un regard alentour rivé à
l’action
. Comme le note Martineau, bien avant de désigner l’alentour, le
« Um- » connote en premier lieu le « pour », l’ « en-vue-de »
(Um-zu). L’aspect pragmatique de l’Umsicht vient du fait qu’il
s’agit du regard propre au commerce (Umgang) avec le monde ambiant
(Umwelt). Or, comme nous l’avons vu, Umgang est le terme utilisé
pour traduire la notion aristotélicienne de kinesis kata topon, la
mobilité propre aux animaux : la kinesis, comme « commerce avec
[Umgang mit] » est, un mouvement en
vue de quelque chose
(GA 22, 186[205]). Ce en vue de
quoi les animaux se meuvent, ce vers quoi ils se dirigent, n’est jamais un objet
quelconque, mais toujours quelque chose qui leur apparaît comme étant, d’une
manière ou d’une autre, agréable et désirable. Que certains animaux soient
capables de se rappeler que ce qui apparaît immédiatement là comme un bien n’est
pas réellement un bien, que ce n’est qu’un bien apparent, explique qu’à certains
animaux soit attribuée une forme de phronesis, une forme de
prévoyance quant à ce qui est bon pour eux : « De là vient encore que certaines bêtes sont qualifiées de prudentes
(phronimos) ce sont celles qui, en tout ce qui touche à leur propre vie,
possèdent manifestement une capacité de prévoir. » (EN, VI, 7,
1141a 25-28)[116].

§18.
3ème
existential : La phonē et le logos au fondement de
l’être-avec

Nous avons vu jusqu’ici que
l’affection et la compréhension définissent la vie des animaux même si ces
derniers sont, au sens strict, privés de logos. Heidegger affirme
cependant au §34 de Sein und Zeit qu’à ces deux structures co-originaires
s’ajoute immédiatement une troisième existentiale : le parler (die Rede),
le langage (die Sprache). Cet existential n’est pas une structure
autonome, mais vient immédiatement se greffer aux deux autres : « Le parler
[Die Rede] est existentialement co-originaire avec l’affection
[Befindlichkeit] et le comprendre [Verstehen]. » (SZ, 161). Le
lecteur de Sein und Zeit pourrait alors être tenté de priver les animaux
d’affection et de compréhension sous prétexte qu’ils ne parlent pas. En effet,
si nous partons du principe selon lequel la parole est un propre de l’homme,
nous sommes devant une alternative peu commode : il faut ou bien que l’affection
et la compréhension ne soient pas originairement solidaires du parler ou alors
que les animaux ne soient pas ontologiquement constitués par l’affection et la
compréhension. Puisque nous avons vu que les animaux participent bel et bien des
deux premiers existentiaux, il faut donc que la logique de la co-originarité des
existentiaux (qui pose la solidarité de l’affection, de la compréhension et du
parler) soit en quelque part fautive. Mais une question se pose ici : Heidegger
vient de montrer, dans le §33 de Sein und Zeit, le caractère dérivé de
l’énoncé, alors pourquoi faire soudainement de la parole une des structures
existentiales originaires ? La privation de la parole a toujours été un argument
décisif pour refuser toute forme de compréhension aux animaux, voire même toute
forme de conscience et d’affection. Pourtant, on voit mal comment Heidegger
pourrait tenter une telle manoeuvre puisqu’il vient tout juste de mettre au
clair que la compréhension (Verstehen) et l’interprétation
(Auslegung) ne requièrent en aucun cas une explicitation expresse en
langage. Alors pourquoi affirmer maintenant que la parole et le langage sont
constitutifs des deux premiers existentiaux ?

Si l’on s’interroge sur le
sens et la nécessité de ce troisième existential, on remarque que la traduction
de Sprache par « parole » peut nous mettre sur une fausse piste : « Les
Grecs, rappelle Heidegger, n’ont pas de mot pour la langue [die Sprache],
ils comprirent de prime abord ce phénomène comme parler [Rede]. » (SZ,
165). Or, parler, ce n’est pas émettre des jugements et des énoncés sur le monde
: parler, c’est fondamentalement parler l’un avec l’autre
(Miteinanderreden) (SZ, 165). Ce n’est que si l’on entend le parler comme
se parler que l’on peut comprendre la raison d’être de cette tierce
structure existentiale. Heidegger vise ici tous les modes d’expression
(aussprechen) et de communication (Mitteilung), affirmant même que
« le phénomène de la communication […] doit être pris en un sens ontologique
large » : « C’est en celle-ci que se constitue l’articulation de
l’être-l’un-avec-l’autre compréhensif. C’est elle qui accomplit le “partage” de
la co-affection et de la compréhension de l’être-avec. » (SZ, 162). Car c’est
bien de cela qu’il s’agit pour Heidegger en ajoutant cette troisième structure
existentiale : affirmer que l’affection est toujours co-affection
(Mitbefindlichkeit) et la compréhension toujours une co-compréhension
(Mitverstehen). Autrement dit, il s’agit de mettre en lumière le fait que
l’être-au-monde est toujours au monde avec d’autres, que le Dasein est
toujours Mitdasein. Ce qui motive Heidegger à affirmer que le langage est
toujours constitutif de l’affection et de la compréhension, ce n’est pas du tout
l’idée selon laquelle l’être humain serait de part en part « langagier » au sens
où on l’entend depuis Gadamer, mais plutôt le fait que le Dasein est de
part en part un être-au-monde-avec-autrui[117].

C’est sur la base de cette
compréhension plus originaire du langage comme parler l’un avec l’autre que nous
pouvons comprendre en quel sens la troisième structure
existentiale appartient également aux animaux. Les animaux ont une foule de manières
de se parler, de communiquer et de s’entendre entre eux : les gestes qu’ils ont
les uns envers les autres, les postures, les cris et autres sons qu’ils émettent
sont des formes de communication grâce auxquelles ils s’expriment et se
comprennent. Ce qu’ils communiquent par leurs gestes, leurs cris et leurs chants
n’est pas un « contenu propositionnel », mais c’est fondamentalement du sens,
quelque chose qui peut être compris, qui a une « compréhensibilité » (SZ, 324).
Dans la Politique, Aristote affirme que les sons qu’émettent les animaux
sont les signes (sēmeia) de leur plaisir et de leur peine et qu’ils
utilisent leur voix (phonē) pour communiquer ces dispositions affectives,
pour se les signifier mutuellement (tauta sēmainein allēosis)[118]. Aristote ne se
contente pas de faire référence aux cris involontaires de douleur et plaisir
arrachés aux animaux – bien que ceux-ci soient évidemment significatifs au sens
où ils expriment une affection –, mais soutient que les animaux peuvent
communiquer quelque chose à un autre dans une intention de
communication. Grâce à leur phonē, les animaux se signifient non seulement les sensations de douleur et de
plaisir, mais aussi l’approche d’un prédateur ou l’emplacement de nourriture.
C’est le cas des oiseaux qui utilisent leur chant pour communiquer entre eux
(pro hermeneian allēosis) et s’enseigner mutuellement[119].

Aristote émet cependant plusieurs critères
afin que le son puisse être considéré comme une voix, car tout son n’est pas
significatif (le son du vent, par exemple, n’est pas significatif au sens de
hermeneuia, même s’il peut, en
un sens large, être signe d’un orage). Afin qu’un son soit
significatif (psophos sēmantikos), il faut que celui
qui l’émette soit un être vivant et qu’il le fasse avec une certaine
phantasia[120]. Prenons ici un exemple d’Aristote. Le chef d’un groupe de grues peut
utiliser divers moyens de communication afin de signifier un danger aux autres :

« Les grues ont un chef et des siffleurs de façon à ce que
leur voix (phōnen) soit entendue.
Quand elles se posent, tandis que les autres dorment avec la tête sous l’aile
[…], le chef, tête découverte, veille, et quand il sent quelque chose (aisthētai ti), il le
signale en criant (sēmainei boōn).
»[121]

Les grues sont des oiseaux migrateurs qui font
partie des animaux politiques (HA, I, 1, 488a 10) et des animaux
qu’Aristote qualifie d’intelligents (phronima) (HA, IX, 10, 614b
18), mais ils ne sont pas les seuls animaux chez qui nous pouvons remarquer une
intention de communiquer quelque chose. C’est le cas de tous les animaux pourvus
de la faculté d’entendre et d’émettre des sons : « L’ouïe existe afin que
quelque chose puisse lui être signifié et la langue afin qu’il signifie quelque
chose à un autre. » (DA, 435b 24-25). La voix et l’écoute
sont des facultés qui appartiennent aux animaux car ils sont essentiellement des
êtres qui vivent les uns avec les autres.
Heidegger insiste
cependant longuement sur le fait que le langage qui permet ce vivre ensemble
chez les animaux n’a jamais le sens d’un énoncé apophantique : en avertissant
ses congénères de l’approche d’un prédateur, le chef des grues ne cherche pas à
émettre un jugement vrai ou faux sur le monde, mais à les amener dans une
disposition déterminée (la peur) afin d’inciter un certain comportement (la
fuite). L’indication (Anzeigen) propre à la voix
des animaux est essentiellement attraction et mise en garde : elle vise à
attirer ou à avertir un autre animal (GA 18, 53). Bien avant que la philosophie
du langage se tourne vers l’analyse du langage ordinaire, Heidegger déplorait,
dès l’été 1924, la tendance à penser le langage sur le modèle du jugement,
insistant sur le fait que le langage n’est pas essentiellement constitué
de propositions vraies ou fausses, mais vise essentiellement à faire quelque
chose
ou à faire faire quelque chose à autrui[122]. C’est la raison
pour laquelle il considère que la première herméneutique systématique de
l’être-l’un-avec-l’autre a lieu dans la Rhétorique d’Aristote.
Contrairement au traité Peri hermeneia consacré aux usages apophantiques
du langage (aux propositions qui ont une valeur de vérité), la Rhétorique
s’intéresse aux usages quotidiens du langage, c’est-à-dire aux cas où le langage
vise quelque chose (convaincre, demander, menacer, rassurer, amuser, rendre
triste ou joyeux, etc.). En ce sens, nous pouvons tout à fait reconnaître un
langage aux animaux. Comme le dira Heidegger, la phonē permet aux animaux
d’indiquer quelque chose de plaisant ou de mettre en garde contre quelque chose de
menaçant, mais elle n’a aucunement le caractère d’une déclaration sur un
état-de-fait de la nature : la phonē « ne donne
aucune information à propos de l’être-sous-la-main de ce
qui est plaisant par nature; cette indication
est plutôt en elle-même une attraction [Lockung] ou un avertissement, une
mise en garde [Warnung] » (GA 18, 54)[123]. Par ses cris et
ses chants, l’animal cherche à amener l’autre
animal dans une disposition déterminée ou à l’en éloigner : « Attraction et avertissement ont en eux-mêmes le caractère de
s’adresser-à… L’attraction signifie : apporter un autre animal dans la même
disposition; l’avertissement : le repousser de cette Befindlichkeit. »
(GA 18, 54). Cette manière qu’ont les animaux de s’attirer, de s’avertir et de
se mettre en garde témoigne du fait que les animaux sont essentiellement définis
par la structure de l’être-l’un-avec-l’autre :

« L’attraction et la mise en garde comme repousser et attirer ont
en eux-mêmes leur fondement dans l’être-avec-un-autre. Déjà dans l’attirer et
l’avertir se révèle le fait que l’animal est avec un autre.
L’être-l’un-avec-l’autre [Miteinandersein] devient précisément manifeste dans la
manière d’être propre à l’animal comme phonê. Il n’est pas démontré ni annoncé
que quelque chose en tant que tel est là. Les animaux n’en viennent pas à
constater que quelque chose est présent, ils l’indiquent simplement dans
la sphère de leurs activités animales [tierhaften Zutunhabens]. En indiquant le
menaçant ou l’angoissant etc., l’animal donne simultanément signe de l’existence
du monde de même que la sienne propre. » (GA 18, 54).

Ce dernier point a une importance capitale :
l’animal indique non seulement qu’il se trouve dans un monde, mais
également comment il s’y trouve, comment il se sent par rapport à ce
qu’il perçoit. La phonē
permet
à un animal de signifier la manière dont le monde lui
apparaît, elle ne révèle non pas seulement que l’animal a un monde,
mais aussi comment
il
« a » le monde[124]. Ainsi, la manière dont l’animal est au monde n’est pas seulement
inférée
à partir de son comportement, mais elle est indiquée par les
animaux eux-mêmes, ils en donnent signe
:

« La vie comme
être-au-monde se trouve caractérisée par l’hedone, dans la mesure où du
plaisant est là. Pour les animaux, la rencontre du monde sous le caractère de
l’hedu est, par exemple, la rencontre d’un pâturage favorable et non une
symphonie; c’est toujours quelque chose qui est donné dans le monde ambiant de
l’animal. Cet étant qui est là sous le mode de
l’être-impliqué-ou-concerné-de-l’animal [Das-Tier-Aufgehens] nous est
indiqué, l’animal en donne “signe” (sēmeion). »
(GA 18, 53)

Les
animaux rencontrent le monde comme plaisant ou déplaisant et ils donnent signe
de cela, ils nous
donnent signe de cela. En effet, Heidegger va jusqu’à suggérer un
être-avec des hommes et des animaux : « l’homme et l’animal
ne sont pas présents l’un à côté de l’autre, mais plutôt l’un avec l’autre
[Tier und Mensch sind
vorhanden nicht neben anderen, sondern mit anderen
] » (GA 18, 21). Les
animaux s’expriment à propos de quelque
chose, à propos de ce monde qui est le leur et de la manière dont il leur
apparaît. Or, s’exprimer à propos de quelque chose, c’est fondamentalement
parler, se
parler.
Il n’y a donc pas lieu de priver les animaux des existentiaux sous prétexte que
l’affection et la compréhension sont toujours co-constituées par le langage. Les
animaux s’expriment entre eux et avec nous, même s’ils n’ont
pas, à proprement parler, de logos.

§19. Propres
du Dasein humain : décision et entente du temps

Les trois structures
existentiales fondamentales caractérisant l’ouverture au monde du
Dasein – affection,
compréhension et être-avec par le langage – se fondent donc, comme nous venons
de le montrer à partir de l’interprétation phénoménologique d’Aristote qu’a
livré le jeune Heidegger, dans la vie animale. La vie des
animaux a déjà d’elle-même atteint ces possibilités : « avoir perception de ce
qui constitue son bien-être et son être mal, être orienté vers cela et
l’indiquer aux autres » (GA 18, 46). Puisque les
existentiaux appartiennent aussi à la vie animale, qu’est-ce qui définit en
propre l’existence du Dasein humain[125] ? Heidegger se pose, dans son
cours du semestre d’été 1926, la même question : « Quel est le mode d’être
spécifique du Dasein
humain
? » (GA 22, 311[328]). « Quel est le bios le plus haut, la possibilité la plus haute de l’existence, la manière
d’être par laquelle l’homme suffit à son pouvoir-être qui lui est spécifique,
par laquelle l’homme est proprement lui-même ? » (GA 22, 312[329]). Comme on le
sait, Heidegger ne s’accorde pas tout à fait avec Aristote sur le sujet.
L’excellence humaine ne se situe pas à ses yeux dans le bios
theoretikos
, dans la contemplation des vérités éternelles et universelles, parce
que la conception de l’être qui imprègne l’ontologie grecque – celle de l’être
comme présent-subsistant, comme ce qui est toujours et ne change pas
(aei on) – se fonde dans
une mécompréhension du temps[126]. C’est plutôt du côté de l’éthique d’Aristote que Heidegger ira puiser.
L’essence de l’être humain ne se situe pas dans vie contemplative, mais dans la
vie pratique (praxis) – ou, pour être
exact, dans une certaine forme de vie pratique de la partie rationnelle de
l’âme : zoē praktike meta logou (EN,
1098a 3; GA 18, 98-105).
L’homme est le seul animal qui possède la capacité d’agir de manière rationnelle
et morale (GA 22, 312[329]), d’agir en
fonction d’une délibération, d’une décision (GA 22,
187[206]). Certes,
les animaux agissent eux aussi puisqu’ils se meuvent d’eux-mêmes, mais la
différence, c’est qu’ils ne peuvent pas ne pas agir, ils ne peuvent pas
se retenir de poursuivre ce qui leur apparaît d’emblée désirable. Seul l’homme a
la possibilité de ne pas poursuivre ce qui lui apparaît comme un bien, ce
qui se donne là comme agréable et désirable. Nous touchons
ici à un point essentiel de l’Éthique à Nicomaque tout autant que de la
compréhension heideggérienne du Dasein humain : l’homme est le seul
animal qui puisse agir de manière délibérée, par choix réfléchi
(bouleusis), par décision
(proairesis). Ce n’est donc pas la praxis qui distingue les hommes
des autres animaux, mais une certaine forme de praxis, la vie
pratique en accord avec le logos, l’action délibérée (GA 18,
99). Autrement dit, ce n’est pas la possibilité de se
mouvoir qui distingue l’homme des animaux, mais la possibilité de ne pas
se mouvoir
,
la possibilité de couper court au syllogisme pratique
qui gouverne le mouvement des animaux[127]. Ce temps
d’arrêt – l’instant de la décision – était identifié dès 1923 comme ce qui rend
possible le contre-mouvement grâce auquel la vie facticielle se reprend de son
éparpillement dans le monde pour revenir auprès d’elle-même. « La mobilité ne se
voit vraiment que depuis un “point d’arrêt” [Aufenthalt] à chaque fois particulier » (GA 63,
109) et ce n’est que depuis ce point d’arrêt qu’est possible « le saut de la
décision inquiète » : « Dans le séjour est visible le mouvement et donc, à
partir de ce séjour en tant qu’il est authentique, est visible la possibilité du
contre-mouvement [Gegenbewegung]. » (GA 63, 109). C’est de ce
contre-mouvement appropriant dont est privé l’animal qui se laisse aller à vivre
et ne décide pas de la conduite de sa vie. Autrement dit, un animal n’a d’autre
choix que de poursuivre ce qui lui apparaît désirable, tandis que « l’homme a la
possibilité d’entendre l’orekton, le désirable, comme ce qui fonde son
agir et motive sa décision [Entschluss] » :

« L’homme se
distingue de l’animal par le noūs
(433a 9) ou, plus exactement, par le
logos. […] Le monde n’est plus seulement connu dans l’horizon du poursuivre et du
fuir, mais l’étant est abordé discursivement comme tel ou tel, il est défini,
entendu, compris, et, ce faisant, la raison de son être tel est fondée : l’homme
a la possibilité d’entendre l’orekton, le désirable, comme ce qui fonde
son agir et motive sa décision (433a
17). Cet étant s’appelle le Dasein humain. » (GA 22,
311[328]).

Le propre de l’homme, à ce stade
aristotélicien de la pensée heideggérienne, est donc la résolution
(Entschlossenheit), « la capacité d’“anticiper” quelque chose à titre de
fondement de son action et de sa décision » (GA 22,
311[328]). Le Dasein humain peut se retenir de
poursuivre ce qui lui apparaît d’emblée désirable pour agir en fonction de
valeurs plus élevées, en fonction de ce qui est bien, de ce qui est
juste. Même les animaux les plus intelligents, ceux qui ont part à la
mémoire et qui sont capables d’une forme de prévoyance quant à ce qui est bon
pour eux (phronesis), ne sont pas en mesure de décider de la conduite de
leur vie. Ils peuvent apprendre et même prévoir sur la base de leur expérience, mais
seul un animal rationnel est capable d’agir en fonction d’une
décision, d’une délibération. Pourquoi
l’homme est-il le seul animal en mesure de décider de son action ?
Pourquoi seul est-il un « être-capable-de-se-résoudre-soi-même » (GA 18,
254-256) ? La piste ouverte par Aristote sera décisive pour Heidegger : parce
que seul l’homme a l’entente du temps.

« C’est pourquoi il peut y avoir chez l’homme conflit entre d’une part
l’epithumia (cf. 433b 6), le pur “désir”, la vie impulsive aveugle
[puren “Streben”, Triebleben, das blind ist] et d’autre part le
comprendre, l’agir fondé en raison. De Anima III 10 : ce conflit entre la
pulsion [Trieb] d’un côté et l’action raisonnable de l’autre,
véritablement décidée [entschlossener, vernünftiger Handlung], n’est
possible que chez un être vivant capable d’avoir l’entente du temps. Si le
vivant est abandonné à la pulsion, il se porte sur ce qui est immédiatement là
et le stimule, le plaisant (hedu)
(433b 9). La pulsion y tend sans retenue, elle tend vers ce qui est
présentement, vers ce qui est disponible. Mais parce qu’il y a en l’homme
l’aisthēsis chronon, il a la capacité de se rendre présent to
mellon
, “l’avenir” (433b 7) à titre de possible et de ce en vue de
quoi il agit. » (GA 22, (311[328]).

Heidegger
traduit ici, très librement, le livre III du De Anima où Aristote affirme
que le fameux conflit entre la raison et l’appétit ne se produit que chez les
animaux qui ont le sens du temps : « l’intelligence commande de résister à cause
de l’avenir, tandis que l’appétit veut être satisfait immédiatement, car l’objet
qui est actuellement agréable paraît absolument agréable et absolument bon parce
que l’être ne voit pas l’avenir » (DA, 433b 9-10). Seul celui qui est
capable de voir le futur peut se retenir d’agir, s’empêcher de poursuivre
l’agréable ou de craindre le désagréable comme un mal. C’est, dira Heidegger,
« cette possibilité de se rapporter doublement à l’avenir et au présent qui fait
qu’il peut y avoir conflit » (GA 22, 311[328])[128]. Et ce conflit est le lieu de
l’essence de l’homme. Être véritablement homme est une constante lutte :
« se résoudre, c’est toujours contre quelque chose » (GA 18, 271). On comprend
alors mieux pourquoi la vie facticielle est conceptualisée
comme contre-mouvement puisque, dans sa facticité concrète, dans sa
mobilité (Bewegtheit), la vie n’est pas auprès d’elle-même, elle est
prise par le tourbillon de la vie et se laisse dicter ses possibilités par
l’étant dont elle se préoccupe (SZ, 195). Elle est
souci de tout sauf de soi-même. La philosophie, en
tant qu’herméneutique de la facticité (NB, 28), a pour tâche d’expliciter la
situation fondamentale de la vie grâce à un contre-mouvement anti-déchéant. Il
s’agit d’un « contre-mouvement opposé à la tendance à
la déchéance de la vie [Gegenbewegung gegen die
Verfallenstendenz des Lebens] », qui « à titre
d’inquiétude attentive » veille « à ce que la vie ne se perde pas » (NB, 26). Ce
contre-mouvement, c’est l’effort par lequel un vivant pourvu de l’entente du
temps – l’être humain – tente d’éclaircir sa situation fondamentale : une
tentative résolument décidée de penser sa propre facticité, de prendre
conscience de sa finitude et d’envisager son existence comme un
poids dont il a seul la charge. Philosopher, aux yeux du jeune Heidegger, est une lutte [Kampf]
contre sa propre ruinance facticielle, un éveil[129].

 

 

CHAPITRE
4.

L’ANIMAL COMME
DASEIN INAUTHENTIQUE ET PRIMITIF

 

Le penchant
[Hang] caractéristique de la vie est
de se perdre dans le monde et de s’y laisser prendre : cette propension ou ce
penchant du souci [Hang der
Besorgnis
] exprime une tendance fondamentale de la vie [Grundtendenz des Lebens] à la chute [zum Abfallen], c’est-à-dire à la ruine
de soi-même.

Heidegger, Rapport Natorp

 

§20. Le véritable sens de
l’interprétation privative : se défendre du biologisme

De ce qui précède, nous
pouvons établir que la structure de l’être-au-monde appartient aux animaux
également. Cela signifie, dans les termes du jeune Heidegger, que la vie des
animaux est bien une vie facticielle, une forme de vie essentiellement définie
par la mobilité et la mienneté (Chap. 2). Dans le contexte de Sein und Zeit, cela implique que
l’animal est une espèce de Dasein puisque les
structures existentiales fondamentales lui appartiennent également : l’affection
(Befindlichkeit), la compréhension
(Verstehen) et
l’être-avec-autrui (Miteinandersein) par le langage
sont chacune retracées par Heidegger lui-même dans la vie qui est celle des
animaux (Chap. 3). Le lecteur de
Sein und Zeit
n’avait
cependant pas besoin d’être un auditeur familier des cours de Heidegger pour
reconnaître la nécessité d’attribuer aux animaux la structure de l’être-au-monde
: le simple fait que l’ouverture au monde soit reconnue comme condition de
possibilité de l’affection sensible, de la compréhension, du sens, de
l’orientation dans le monde implique inévitablement de devoir reconnaître que
les animaux sont bien (suivant l’expression de Heidegger pour désigner on ne
sait trop quoi si ce n’est l’animal) Daseinsmäßig (Chap. 1). Que
ceux-ci puissent ou non énoncer des phrases, cela importe peu puisque, comme le
dit si bien Heidegger, « du défaut de mots, on ne doit pas conclure le défaut
d’explicitation (d’interprétation) » (SZ, 149).

Nous sommes donc, par de longs détours,
ramenés à notre question directrice : pourquoi Heidegger affirme-t-il dans
Être et temps que le Dasein est le mode d’être de l’homme si la
constitution fondamentale d’être-au-monde appartient aussi aux animaux ? Ce
problème était déjà visible dans le cours de 1925 où Heidegger affirme, d’une
part, que le Dasein désigne « les choses étantes que nous appelons les
hommes » (GA 20, 276[294]) et, d’autre part, que l’animal est « un étant auquel nous devons aussi attribuer (d’un point de vue formel)
le mode d’être du Dasein » (GA 20, 242[223]). Comment concilier ces deux
affirmations ? Comment le terme «
Dasein » pourrait-il désigner
l’essence de l’homme tout en désignant aussi le mode d’être de l’animal ?
N’est-ce pas pluôt là une structure biologique générale dont l’homme n’est qu’un
cas particulier ? Dans son cours du semestre d’hiver 1925-26, Heidegger avoue
qu’il paraît « naturel de prendre ainsi les choses », mais il émet quelques
réticences à comprendre le fait d’avoir un monde comme une structure biologique
dont « le Dasein au sens de l’être de l’homme » ne serait alors qu’un
type parmi d’autres :

« Lorsque nous déterminons le Dasein à travers la constitution
de l’être-au-monde, il pourrait paraître naturel de dire que nous fondons notre
interprétation du Dasein dans une
structure biologique générale – une structure biologique générale dans la mesure où, d’une certaine manière, ce
caractère d’être-au-monde appartient également aux animaux et aux plantes.
Ceux-ci […] ont leur monde, plus précisément leur monde ambiant déterminé de manière
plus étroite ou plus vaste. Ainsi, dans cet horizon, eu égard au Dasein
au sens de l’être de l’homme, cette détermination d’être de l’être-au-monde
n’est qu’un type de cette détermination générale de l’espèce “avoir
un monde”. Il
paraît en effet naturel de prendre ainsi les choses. À y regarder de plus près,
il s’avère cependant que nous devons peut-être reconnaître cette structure aux
animaux et aux plantes, mais que cela n’est cependant possible que si nous avons
compris cette structure elle-même comme une structure propre à notre propre
existence comme telle. » (GA 21, 214-215)

L’argument est donc le suivant : les hommes ne
sont pas les seuls à avoir un monde, la structure de l’être-au-monde n’est
aucunement un caractère proprement anthropologique, mais il n’en demeure pas
moins que ce n’est que dans la mesure où nous comprenons d’abord cette structure
ontologique comme étant la
nôtre que nous sommes capables de la reconnaître chez les autres êtres vivants.
Nous rejoignons donc le premier sens que nous avions donné à l’interprétation
privative – nous ne pouvons comprendre l’avoir un monde chez l’animal qu’à
partir du monde qui est le nôtre –, mais cela n’apparaît plus comme un aveu
d’inévitable anthropocentrisme (par ailleurs fort difficile à concilier avec la
pensée heideggérienne), mais bien comme une nécessité phénoménologique dont nous
sommes maintenant en mesure de mieux comprendre le sens.

Nous nous sommes
arrachés les cheveux à tenter de comprendre le sens de cette énigmatique méthode
d’interprétation, alors que la solution était sous nos yeux depuis le
début : il ne s’agit pas simplement d’affirmer que toute compréhension de la
vie animale passe nécessairement par le biais de l’interprétation humaine –
c’est le cas de toute
interprétation, parler d’interprétation privative
n’aurait donc aucun sens – mais
bien plutôt de se prémunir contre toute fondation
biologique de l’ontologie fondamentale
. Le
contexte dans lequel Heidegger fait pour la première fois appel à cette
méthodologie dans Être et
temps
témoigne
bien du fait que c’est là le but véritable de l’interprétation
privative :

« Le propos ontiquement trivial : “avoir son monde ambiant [Umwelt]” pose un problème ontologique.
[…]. Que la biologie – surtout à nouveau depuis K. E. v. Baer – fasse usage de
cette constitution d’être, cela n’autorise pas à taxer son usage philosophique
de “biologisme”. Car la biologie, en tant que science positive, n’est pas
capable elle non plus de découvrir et de déterminer cette structure – elle est
obligée de la présupposer et d’en faire constamment usage. Toutefois, la
structure en question ne peut être elle-même explicitée philosophiquement en
tant qu’a priori de l’objet thématique de la biologie que si elle est
préalablement comprise comme structure du Dasein. C’est seulement en s’orientant
sur la structure ontologique ainsi conçue qu’il est possible, par voie
privative, de délimiter aprioriquement la constitution d’être de la “vie”. »
(SZ, § 12, 58[64]).

Ce que Heidegger qualifie ici de « propos trivial » renvoie évidemment
aux recherches sur le monde ambiant (Umwelt) des animaux de Jacob von
Uexküll. En effet, si Von Baer est celui qui est crédité dans Sein und
Zeit
pour avoir redécouvert à la suite d’Aristote la structure de la
mondanéité de la vie (SZ, 58), c’est cependant J. von Uexküll qui est encensé
par Heidegger pour avoir entrepris les recherches sur le monde ambiant des
animaux de manière thématique et explicite :

« En réalité, il a été fait plus d’une fois référence, au cours du
développement de la biologie moderne, spécialement au XIXème siècle,
à cette structure (quoique seulement d’une manière générale et avec des concepts
très vagues), au fait que les animaux avant tout, et les plantes en un certain
sens, ont un monde. À ma connaissance, le premier qui a redécouvert ces
structures (parce que là encore Aristote les avaient vues) est le biologiste K.
E. Von Baer, qui y a fait référence dans plusieurs conférences, mais seulement
en passant, jamais de manière vraiment thématique. Plus récemment sa suggestion
a été reprise par von Uexküll qui travaille maintenant le problème de manière
spécifique, non pas, cependant, en un sens philosophique, mais en relation avec
la recherche proprement biologique. » (GA 21, 215–216).

Heidegger était donc pleinement conscient du
fait que le concept d’Umwelt était déjà en usage dans les recherches
biologiques de son époque bien avant qu’il en fasse le pivot de sa compréhension
de l’homme comme être-au-monde[130]. C’est précisément pourquoi il tente de justifier l’usage de ce concept
charnière sans pour autant sombrer dans une forme de biologisme. Que ce soient
des biologistes et non des philosophes qui aient réanimé cette vérité
essentielle découverte par Aristote – les animaux ont un monde – ne doit pas
nous tromper : la mondanéité n’est pas mise au jour par les recherches sur les
animaux, mais doit d’abord être comprise comme la structure fondamentale de
notre existence. C’est précisément là le cœur de sa critique de Scheler :

« L’appréhension de l’étant qu’est le monde en terme de
résistance est liée, chez Scheler, à son orientation biologique, c’est-à-dire à
la question de savoir comment le monde en général est donné aux êtres vivants
primitifs. Selon moi, ce procédé qui consiste à élucider par analogie en prenant
pour point de départ les êtres primitifs et en remontant jusqu’aux animaux
unicellulaires est fondamentalement erroné. Ce n’est que si nous avons saisi
l’objectivité du monde auquel nous avons accès, c’est-à-dire notre rapport
d’être au monde, que nous pourrons éventuellement réussir à déterminer, en
modifiant certaines de nos façons de considérer, la mondanéité de l’animal, mais
l’inverse n’est pas possible puisque, dans l’analyse du monde ambiant des
animaux, nous sommes toujours obligés de parler par analogie, et pour cette
raison, leur monde ambiant ne peut pas être celui qui, pour nous, est le plus
simple. » (GA 20, 323[305])

L’argument de Heidegger est lumineux : en
partant de la vie unicellulaire et en remontant, par additions successives, aux
animaux supérieurs et finalement jusqu’à l’homme, Scheler ignore le fait que les
formes de vie primitives ne sont nullement pour nous le plus primitif.
Scheler essaie de faire naître le monde à partir du vivant; il part des
phénomènes primitifs donnés dans le monde biologique et demande, à partir de là,
comment un monde peut naître. Pour Heidegger, nous devons procéder inversement :
ce qui est le plus élémentaire, c’est notre propre vécu, le vécu humain. Ce qui
est objectivement tenu comme étant primitif n’est nullement
phénoménologiquement le plus primitif : le monde ambiant des animaux
rudimentaires n’est en aucun sens « simple et primitif » puisqu’il requiert, ne
serait-ce que pour l’imaginer, un processus complexe. Dans l’ordre
phénoménologique des choses, c’est toujours notre vécu qui est primordial. En ce
sens, la seule voie phénoménologiquement correcte n’est pas celle d’une
anthropologie additive, mais celle d’une zoologie privative bien comprise.

§21. Uexküll et la pauvreté
en monde des animaux

L’insistance avec laquelle Heidegger tente de défendre son projet
ontologique de toute fondation biologique du fait du rôle central occupé par le
concept d’Umwelt apparaîtra exagérée si l’on suit la brève
historiographie du concept de monde ambiant fournie par Gadamer. Dans Vérité
et méthode
, ce dernier soutient que le concept d’Umwelt s’applique en
premier lieu à l’homme et ne vaut pour les animaux qu’en un sens dérivé :

« Le concept d’Umwelt est à l’origine un concept social
destiné à exprimer la dépendance de l’individu par rapport au monde social;
c’est pourquoi il ne s’applique qu’à l’homme. Cependant, en un sens large, ce
concept d’Umwelt peut s’appliquer à
tout vivant (les animaux sont pour ainsi dire pris dans leur Umwelt). En vérité, l’extension du
concept d’Umwelt à tout vivant a, du
même coup, changé le sens du concept. »[131]

Il est difficile de savoir ce qui a mené
Gadamer à penser que la notion d’Umwelt est un « concept social » puisque
c’est sous la plume de Uexküll qu’a été popularisé le terme, plus précisément
dans son ouvrage de 1909 intitulé Umwelt und Innenwelt der Tiere[132]. Ce
n’est donc pas la biologie qui a emprunté ce terme à la philosophie, mais c’est
l’inverse. Ce n’est que si nous comprenons cela que nous pouvons comprendre
pourquoi Heidegger se défend avec autant d’acharnement contre toute fondation
biologique de l’analytique de l’être-au-monde.

Déjà fort populaires au début des années
vingt – en grande partie grâce à Scheler et Cassirer – les recherches de von
Uexküll
sur les mondes ambiants des animaux s’appuient sur l’idée
selon laquelle « l’animal n’a jamais le rôle d’observateur » et « ne peut jamais
entrer en relation avec un objet comme tel »[133].
Distinguant l’environnement (Umgebung) de l’animal de son milieu ambiant
(Umwelt), von Uexküll fera voir que ce que nous constatons comme faisant
objectivement partie de l’entourage de l’animal n’est pas du tout l’univers dans

lequel l’animal vit et se meut : une foule de choses faisant partie des
alentours de l’animal n’ont absolument aucune signifiance et aucune pertinence
pour lui. L’étude des mondes ambiants telle que l’envisage von Uexküll consiste
à considérer ce envers quoi un animal se comporte (ou peut apprendre à se
comporter), en tenant en premier lieu compte de ses capacités sensorielles et en
suivant la maxime directrice selon laquelle un animal ne perçoit jamais un objet
neutre, mais
seulement les choses dans la mesure où elles ont quelque chose de signifiant, de
pertinent pour lui (des choses-à-manger, des choses-nuisibles, etc.). L’idée
cruciale est qu’un caractère perceptif (Merkmal) n’entre dans
l’Umwelt de l’animal que s’il s’y trouve également un caractère actif
(Wirkmal) correspondant. Ce qu’un animal perçoit (caractère perceptif) et
ce qu’il fait (caractère actif) sont toujours deux choses en étroite relation :
perception et action constituent donc ce qu’il appellera un « cercle fonctionnel
[Funktionkreis] » ou, pour les animaux supérieurs, un « cercle de
significativité [Bedeutungskreis] »[134]. L’important
est de voir que ces mondes ambiants dans lesquels baignent les animaux ne nous
sont pas radicalement fermés : au fil de ces études, les « catégories » propres
à chaque espèce pourront être révélées. Pour un herbivore, une vache par
exemple, il est douteux qu’il existe une chose telle qu’une proie. En revanche,
nous pouvons très bien établir qu’il existe pour elle des congénères et des
étrangers, et même parvenir à identifier quels êtres font partie de quelle
catégorie. Jamais il n’est question de se demander « l’effet que ça fait »
d’être tel ou tel animal, il ne s’agit aucunement de tenter de pénétrer quelque
chose comme la conscience de l’animal grâce à un transfert analogique ou à une
forme d’imagination empathique. Il s’agit plutôt de tenter de reconstruire le
monde dans lequel l’animal vit grâce aux manières dont il se comporte envers les
choses du monde qu’il est apte à percevoir. Une telle étude suppose donc une
expérience ou un contenu d’expérience explicité comme signification des choses,
des événements ou des autres êtres vivants pour ces animaux qui ont un
monde. La biologie telle qu’il la conçoit devient alors une science
essentiellement interprétative
en ce qu’elle vise à rendre explicite
les Umwelten des autres êtres vivants.

Heidegger dira de Uexküll
qu’il est « l’un des biologistes les plus clairvoyants d’aujourd’hui » (GA
29/30, [317]) et dont les travaux comptent parmi ce que la philosophie peut
aujourd’hui s’approprier de plus fécond de la biologie (GA 29/30, [382]).
Il est en effet étonnant de lire Uexküll et d’y
retrouver certains développements qui font écho à plusieurs intuitions de
Être et temps[135]. Le biologiste usait constamment de métaphores musicales pour dépeindre
la manière dont les animaux sont au monde et il développera la notion de
tonalité (Stimmung)[136] en référence à ce qui résonne dans
le milieu ambiant de l’animal, ce qui est susceptible de toucher chez lui une
corde sensible et ainsi venir le stimuler, le motiver, le mettre en relation
avec autre que lui. Élargissant le concept de sonorité musicale, il parlera
d’une « tonalité de signification dans le milieu du sujet » : un animal se
trouve dans son monde comme dans une ambiance générale à laquelle il se trouve
accordée[137]. Ce n’est pas seulement son
appareil perceptif qui détermine les notes qui pourront venir résonner sur
l’instrument qu’il est, mais il importe de voir que sa disposition joue
un rôle crucial. La connotation que prendra tel ou tel stimulus dépendra de la
manière dont il se sent : « selon ses dispositions, un même objet peut changer
de signification » et ainsi acquérir la connotation de « chose-à-manger » pour
un être affamé[138]. Il n’y
aurait donc, dans le monde ambiant des animaux, que des « marques »
(Merkmalträger) ou des « porteurs de signification »
(Bedeutungsträger) qui ont toujours un caractère actif correspondant en
ce qu’ils appellent un comportement précis, mais absolument aucune place « pour
un objet neutre, sans qualité vitale ». Ainsi, jamais un animal ne se retrouve
simplement face à une tige en tant que telle, mais toujours seulement dans
l’horizon d’un projet particulier : il perçoit la tige comme étant
pour-ceci ou pour-cela, car « il utilise la tige tantôt comme chemin,
tantôt comme matériau de construction, tantôt comme nourriture »[139].

Les notions de
signifiance et d’utilité prennent une telle place dans l’étude des Umwelten
que le biologiste se verra contraint de développer une théorie de la
signification (Bedeutungslehre) qui le consacrera comme un des
précurseurs de la sémiotique[140]. Même s’il insiste à parler de
mondes ambiants au pluriel, Uexküll souligne l’essence unitaire de chacun
de ces mondes : le phénomène de la mondanéité consiste dans la significativité
(comme ceci ou cela) et l’utilité, la pertinence pratique (pour
ceci ou cela), une formulation se confondant toujours avec l’autre. Cette
conception essentiellement pragmatique de la signification est, comme nous
l’avons vu, également partagée par Heidegger : pour lui, la signification est
l’utilité
[141]. Ce qui est de prime abord perçu
ce ne sont pas des objets, mais des choses, des choses significatives, des choses qui sont
utiles à, importantes pour, etc. Les choses
familières avec lesquelles nous avons affaire dans le monde de la préoccupation
quotidienne sont déjà signifiantes, elles sont a priori rencontrées dans
l’orée de l’en-vue-de, du pour-quoi :

« Ce qui est dès le départ donné […] est le “pour-écrire”, le “pour-entrer-et-sortir”, le “pour-éclairer”, le “pour-s’asseoir”. Ce qui veut dire : écrire, entrer et sortir, s’asseoir et les
choses semblables sont ce avec quoi nous sommes impliqués a priori. Ce
que nous savons et apprenons quand nous “savons comment nous y prendre” sont ces
usages-en-vue-de-quoi nous les comprenons. » (GA 21, 121)

Autant pour Heidegger que pour Uexküll, la
conception d’un objet neutre est dérivée d’une perception originairement
signifiante : les choses sont d’emblée données comme ceci ou cela, ce qui
veut en même temps dire, pour ceci ou cela. Ils donnent d’ailleurs tous deux le même exemple lorsqu’il s’agit
d’illustrer la connexion entre signifiance et utilité : celui des enfants.
Dans son cours de l’été 1925, Heidegger remarque
« qu’on répond à l’enfant qui demande ce
qu’est telle ou telle chose en lui montrant ce à quoi elle sert » (GA 20, 359[376]). Uexküll donnait, dès 1920, le
même exemple :

« Même le nom des
objets indique originellement une fonction. Si on demande à un enfant le sens
[Bedeutung] qu’a
pour lui le nom d’un objet [Objekte]
familier quelconque, on tombera toujours sur une fonction, composée soit de ses
propres actions ou des actions qu’il attribue à l’objet. Une roche, par exemple,
signifie toujours quelque chose qui peut être lancé ; un nuage, quelque chose
qui vogue dans le ciel, etc. C’est seulement les adultes qui définissent l’objet
comme la somme de ses propriétés et ignorent la fonction autour de laquelle ses
propriétés se sont originellement cristalisées. De là, nous pouvons en conclure
que le monde de l’enfant est encore entièrement fait de choses [Gegenständen] et que l’objet [Objekt] n’est qu’une création d’une
réflexion ultérieure. »[142]

La distinction faite ici par Uexküll entre « Objekt » et
« Gegenstand » – que nous rendons respectivement par « chose » et
« objet » – correspond essentiellement à la distinction heideggérienne entre
Zuhandensein et Vorhandensein : le premier terme désignant
les objets d’usage courant qui peuplent le monde et
le second, les objets conçus hors de leur signifiance[143]. Or, que les animaux ne puissent
jamais, comme les enfants, entrer en relation avec des objets, mais
seulement avec des choses (des choses-à-manger, des choses-à-fuir, etc.)
ne fait pas moins d’eux des êtres à la
mesure du Dasein puisque ceux que Heidegger appelle les « Dasein primitifs » ne le peuvent
pas non plus.

§22. Primitivité et
inauthenticité

Structure peu étudiée
– et un peu énigmatique, il faut l’avouer – la primitivité est une manière
d’être moins complexe que la nôtre, mais qui « parle souvent plus directement à partir d’une
identification originelle aux “phénomènes” » (SZ, 51)[144]. Même s’il refuse de s’appuyer sur les peuples primitifs pour dégager
les structures de l’existence – prétextant que, si ces Dasein ont un
accès plus originel aux phénomènes, il n’en demeure pas moins que l’accès à ces
peuples nous est fourni par le biais de l’ethnologie, donc déjà dans un discours
imprégné d’une anthropologie particulière –, Heidegger considère qu’il s’agit
bien là de véritables instances du Dasein. Ces Dasein primitifs
sont cependant présentés comme des êtres qui ne distinguent pas entre le signe
et ce qu’il montre :

« Pour
l’homme primitif, le signe coïncide avec ce qui est montré […]. Si la
chose-signe n’a pas encore été séparé de ce qu’elle désigne, c’est parce que ce
commerce et cette vie élémentaire avec les signes est encore entièrement
absorbée par ce qui est montré, de telle sorte que l’outil-signe ne parvient pas
à se détacher comme tel. » (GA 20, 284[302];
SZ, 82)

C’est parce que « le
signe s’adresse à la circonspection de l’usage préoccupé » qu’il ne peut
apparaître comme tel, comme signe[145]. De par sa nature, le
signe appartient à une vue d’ensemble, à une totalité de renvois de laquelle il
ne peut être divorcé qu’en cessant d’être signe. Affirmer que les Dasein primitifs ne
distinguent pas entre le signe et ce que le signe signifie, c’est dire que les
choses se donnent toujours à eux comme des choses d’emblée signifiantes ou à
portée-de-la-main (Zuhandensein) et jamais comme des objets, des choses
simplement sous-la-main (Vorhandensein). Il est ici fort
tentant de
d’assimiler la situation ontologique de l’homme primitif à celle de l’animal
puisque, chez l’un comme chez l’autre, « rien n’est encore objectivé » (GA 20,
284[302]). Cependant, il faut
être ici attentif au fait que la primitivité ne
coïncide
pas avec la quotidienneté ou
l’inauthenticité : un Dasein primitif a lui aussi
son mode spécifique de quotidienneté, ses possibilités d’être authentiques et
inauthentiques[146]. Ce n’est donc pas
parce que le monde dans lequel vit l’animal est non objectif (GA 18, 48), qu’il est pour autant
un Dasein inauthentique, mais
l’animal serait à la fois l’un et l’autre : complètement pris et accaparé par
les choses immédiatement signifiantes et impératives du monde ambiant auprès
desquelles il se trouve et dont il se préoccupe, l’animal ne peut jamais se
dégager du réseau de signifiance et de renvois dans lequel il est immergé pour
émerger comme Dasein, comme
l’être-en-vue-de-quoi qui donne sens au monde. L’animal serait ainsi un
Dasein
primitif
et inauthentique,
c’est-à-dire qu’il serait, d’une part, privé de la possibilité d’objectiver les
choses d’emblée signifiantes et impératives du monde ambiant et,
d’autre part, privé de la possibilité de se déprendre de cet éparpillement dans le monde de la
préoccupation qui lui impose ses possibilités.

Or, cette situation n’a pas de sens dans le cadre de l’ontologie
fondamentale puisque
« l’inauthenticité est fondée sur la possibilité d’authenticité » (SZ, 313)[147]. Il n’est cependant pas si aisé de
comprendre comment la résolution (Entschlossenheit) pourrait être
condition de possibilité de l’ouverture au monde (Erschlossenheit).
Comme nous l’avons vu, Heidegger affirmait auparavant
l’inverse : « le caractère ontologique facticiel de la vie n’est pas déterminé
par l’existence; celle-ci est seulement une possibilité qui se déploie
temporellement dans l’être de la vie » (NB, 27). L’existence, au sens où
l’entendait le jeune Heidegger, ne renvoyait qu’à la possibilité de se reprendre
de son éparpillement dans le monde pour s’ouvrir à sa propre situation
facticielle[148]. Or, à partir de
1927, cet être propre à soi ne sera plus nommé « existence », mais « existence
authentique » : « L’existence authentique […], c’est ce que nous nommons
l’être-résolu [Entschlossenheit].  Dans
l’être-résolu, le Dasein se comprend à partir
de son pouvoir être le plus propre. » (GA 24, 406[344]). Qu’un animal ne puisse prendre en charge son être
de manière authentique n’implique pas que sa vie soit dépourvue de toute forme
de compréhension, mais cette compréhension restera par essence
inauthentique
:

« L’adjectif “inauthentique” [Uneigentlich] ne signifie
pas que le comprendre dont il s’agit n’est pas véritable, mais il caractérise
cette compréhension déterminée dans laquelle le Dasein existant ne se comprend pas à
partir de sa possibilité la plus propre. » (GA 24, 395[335])[149].

Or, ne pas pouvoir se saisir soi-même comme
être fini et mortel ne signifie pas être hors monde, bien au contraire :
« L’inauthenticité désigne si peu un ne-plus-être-au-monde qu’elle constitue
précisément un être-au-monde privilégié qui est complètement pris
[benommen] par le “monde” » (SZ, 176). La compréhension inauthentique
dans laquelle nous vivons nous-mêmes le plus souvent est un « existential »,
c’est-à-dire une structure fondamentale de base qu’une existence à chaque fois
singulière peut
s’approprier existentiellement de façon authentique tandis que la
compréhension
authentique ou existentielle est celle « dans
laquelle l’être-au-monde facticiel devient à soi-même évident et transparent »
(GA 24, 396[336]). Cette
distinction entre structures existentiales et appropriation existentielle –
cruciale pour notre propos – permet de comprendre comment les animaux peuvent
avoir part aux existentiaux (affection, compréhension et être-avec par le
langage), sans pour autant avoir la possibilité de s’approprier
existentiellement ces structures, sans pour autant pouvoir prendre en
charge ces structures d’une manière authentique. Dans Être et temps, ce
schéma n’a pas vraiment de sens puisque la hiérarchie entre l’existential et
l’existentiel se trouve pour ainsi dire inversée : l’in-authenticité
étant conçue comme une structure privative de l’authenticité, les animaux
devraient, afin d’avoir un monde, être au moins potentiellement capables de
prendre conscience d’eux-mêmes comme êtres finis et mortels.

Nous ne prétendons pas ici
régler les rapports de fondation entre inauthenticité et authenticité dans
Sein und Zeit puisqu’il
est fort difficile de comprendre comment l’authenticité peut être à la fois
condition de possibilité de l’inauthenticité (SZ, 313) et modification
de celle-ci (SZ, 173), mais l’important
est de voir que l’animal ne pose un casse-tête à l’ontologie heideggérienne qu’à
partir du moment où l’existence devient une structure englobante qui désigne à
la fois la facticité de l’être-au-monde et l’existence résolument décidée,
transparente à elle-même. Autrement dit, ce n’est qu’à partir du moment où
Heidegger élargit le sens
du concept d’existence que les animaux en viennent à poser un problème.
Aussi longtemps qu’« Ek-sistenz » ne désigne que
l’être propre à lui-même qui ne se laisse plus « aller à vivre » (SZ, 195), mais qui décide résolument de son être, il n’y a aucune difficulté à
affirmer qu’un animal n’« ek-siste » pas, qu’un animal n’est pas auprès de
lui-même [Da-sein], mais toujours ailleurs, éparpillé dans le monde
[Weg-sein]. Seul l’homme serait en ce sens capable de ce contre-mouvement
par lequel la vie facticielle parvient à se reprendre de sa mobilité ruineuse
dans la Grundstimmung de l’angoisse, de l’ennui profond et de la
conscience de la mort.

§23. Hang und Drang : l’impulsion comme souci
non encore libre

Toutefois, comme on le sait, la
distinction entre authenticité et inauthenticité n’a que rarement été comprise
comme une reconduction de la distinction entre l’homme et l’animal, mais a le
plus souvent été appréhendée – notamment en raison de l’immense popularité de
l’analyse heideggérienne du « On » – comme une répétition de la distinction
entre vie publique et sphère privée. Cette interprétation, argumentée
brillamment par Taminiaux, se défend certainement[150]. Cependant, nous ne
devons pas négliger le fait que cette distinction phare de l’ontologie
fondamentale est beaucoup plus riche que la simple opposition public-privé. À
preuve, dans le §41 de Sein und Zeit où Heidegger présente le souci
(Sorge) au moyen de son
dévers inauthentique, il n’est pas question de ce « On », mais plutôt des
phénomènes étroitement associés à la vie animale que sont la tendance
(Hin-zu), le penchant
(Hang) et l’impulsion
(Drang). L’analyse
de cet énigmatique passage de Sein und
Zeit
,
étonnamment peu commenté dans les études heideggériennes, nous mènera à
comprendre pourquoi Sommer a pu aller à l’encontre de l’orthodoxie
heideggérienne et affirmer qu’il « importe avant tout de saisir que la
Geworfenheit
fait signe vers l’état naturel de l’animal »[151].

Formellement, la structure du souci s’énonce ainsi
: « être-déjà-en-avant-de-soi-dans-(le-monde) comme-être-auprès (de l’étant
faisant encontre de manière intramondaine)
» (SZ, 192). Le souci s’explicite donc en deux
moments – l’être en avant de soi et l’être déjà auprès de – et chacun de ces
moments a son versant authentique et inauthentique. Nous nous en tiendrons
ici, comme Heidegger, au pendant inauthentique du souci (Uneigentlich
Sorge
) qui prend la forme de l’impulsion et du
penchant :

« Dans la pure impulsion [Drang], le souci n’est pas encore
devenu libre, même si c’est lui qui rend possible ontologiquement que le
Dasein puisse subir sa propre impulsion. Dans le penchant [Hang],
au contraire, le souci est toujours déjà lié. Penchant et impulsion sont donc
des possibilités qui s’enracinent dans l’être-jeté [Geworfenheit] du
Dasein. » (SZ, 196)[152].

L’impulsion
(Drang) caractérise donc le
premier moment du souci (l’être-dirigé-vers ou l’être-en-avant-de-soi
inauthentique)
tandis que le penchant
(Hang) constitue le second
moment du souci inauthentique (l’être-déjà-auprès-de complètement absorbé
par ce
vers quoi il tend)[153]. L’impulsion est
clairement ici le phénomène le plus originaire : « Il n’y a penchant que là où
un étant est déterminé par une impulsion. » (GA 20, 390[408]). Il n’y a Hang
que là où il y a Drang. La situation est ici la même que celle
décrite dans le cours sur le Sophiste de Platon : « C’est seulement là où
il y a […] une kinesis au sens de la tendance à parvenir à un
telos, […] qu’il y a, au sens propre, un auprès-de… » (GA 19,
366[347-348]). Si l’impulsion englobe le penchant, il n’en demeure pas moins que
c’est indubitablement ce dernier qui finira, comme le pense Ciocan, par prendre
le devant de la scène de l’inauthenticité. La tendance
primordiale du Dasein est « l’impulsion “à vivre” » : Der Drang “zu
leben”
est une tendance du Dasein à « se laisser porter (“vivre”) par
le monde » où il se trouve toujours-déjà (SZ, 196). Cette tendance fondamentale
de la vie à la ruine de soi-même est une tendance à supprimer l’être
devançant du Dasein : succombant à l’impulsion à vivre, il se laisse
absorber par ce qui le préoccupe et s’aveugle ainsi à son possible. La
dimension devançante de l’être-en-avant-de-soi se trouve anéantie dans
l’être-dirigé-vers qui se laisse pré-donner ses possibilités par l’objet de sa
préoccupation. Voilà pourquoi Heidegger peut dire que, dans l’impulsion « le
souci n’est pas encore devenu libre » (SZ, 196) : ce vers-quoi l’être impulsif
se dirige l’obnubile et l’accapare de sorte qu’il se laisse dicter ses
possibilités par l’étant auprès duquel il se trouve[154]. Se laissant absorber par le
monde, le Dasein tend à vivre loin de lui-même, il devient aveugle à lui-même
et à ses possibilités :

« L’aspiration
déchéante manifeste le penchant du Dasein à “se laisser
vivre” par le monde où il
est chaque fois. L’être-en-avant-de-soi s’est perdu dans un
“être-seulement-toujours-déjà-auprès…” [Das Sich-vorweg-sein hat sich verloren in
ein “Nur-immer-schon-bei…”
]. La tendance du penchant est de se laisser entraîner par ce à quoi le
penchant aspire […]. Devenu aveugle, le Dasein met toutes ses
possibilités au service du penchant. » (SZ, 195).

Dans sa
modalité inauthentique, l’être-hors-de-soi en quête de quelque chose est absorbé
par ce vers quoi il tend, il se laisse déterminer par l’objet de son désir :
« l’impulsion obnubile, rend aveugle » (GA 20, 410[428]). Autrement dit, dans la
quotidienneté, le Da-sein est
ailleurs, au loin, éparpillé (Weg-sein) : il se
laisse porter par le monde et s’y perd[155]. Cependant, « ce rassurement
dans l’être inauthentique ne conduit pas à l’inertie et à l’oisiveté, mais
pousse à la frénésie de l’“affairement” [Hemmungslosigkeit des “Betriebs] » (SZ, 177). Dans
cet affairement frénétique à laquelle il succombe le plus
souvent, le Dasein ne configure pas librement son possible, mais se
laisse aller à vivre.
Que le versant obscur du souci n’ait reçu qu’une attention fugitive dans
les études heideggériennes ne manquera pas d’étonner puisque, comme le remarque
Ciocan, Heidegger atteint vraisemblablement ici « une certaine limite de
l’analytique existentiale, i.e. la frontière entre le Dasein et l’essence
de la vie pure »[156]. Si diverses
modalités du souci (GA 20, 408[425]) caractérisent aussi l’être de
l’animal, une contingence redoutable apparaît dans le cœur
de l’analytique existentiale : les animaux seraient définis par une forme du
sens de l’être du Dasein, précisément par son dévers inauthentique et non
libre. Il devient alors aisé de prendre la mesure du problème que pose la vie
animale à la pensée heideggérienne : elle risque de faire éclater l’unité et la
totalité du Dasein en faisant de la tendance à la déchéance le fait de la
nature animale de l’homme. Bien entendu, Heidegger refuse d’assimiler cette
tendance du Dasein à se laisser vivre à une animalité en lui :

« Le Dasein n’est pas alors, n’est jamais “simple impulsion” à
laquelle s’ajouteraient parfois d’autres attitudes comme la maîtrise et la
conduite de celle-ci mais, en tant que modification de l’être-au-monde en sa
plénitude, il est toujours déjà souci. Penchant et impulsion sont donc des
possibilités qui s’enracinent dans l’être-jeté du Dasein. Impossible
d’anéantir l’impulsion “à vivre”[Der Drang “zu leben”], d’extirper le
penchant “à se laisser porter” (“vivre”) par le monde. Mais tous deux, parce que
et seulement parce qu’ils se fondent ontologiquement dans le souci, peuvent être
modifiés ontico-existentiellement par celui-ci en tant qu’authentique. » (SZ,
196)

De la fondation
ontologique de l’impulsion et du penchant dans le souci dépend la possibilité de
concevoir le Dasein comme totalité
indécomposable contre les conceptions qui font de l’homme un composé d’animalité
et d’humanité. Si cette fondation n’est pas à nos yeux problématique,
contrairement à ce qu’en pensent Ciocan et Krell[157], elle ne règle pas du
tout le problème tant et aussi longtemps que sont reconnues aux animaux ces
modalités du souci. Et on voit mal comment Heidegger pourrait priver les animaux
de cette forme de souci non libre, de cette forme de désir non rationnel, qu’est
l’impulsion (Drang). Qu’il tentera
effectivement de le faire, c’est là l’histoire qui se raconte dans le cours de
1929-30, mais il est manifeste que Heidegger n’envisageait pas encore cette
hypothèse dans Être et temps
puisqu’il
n’exclut pas la possibilité « qu’impulsion et penchant ne constituent aussi
ontologiquement l’étant qui “vit” sans plus » (SZ, 194).

§24. Être-jeté, déchéance et animalité :
l’animal est pauvre en monde

On
a beau prétendre que Heidegger ne traite pas des animaux dans l’ontologie
fondamentale, qu’il remet à plus tard analytique de la vie, on doit tout de même
admettre que tendance, penchant et impulsion appartiennent à la vie animale en
tant que telle et non seulement à l’existence humaine. D’autant plus que la
tendance à laquelle Heidegger donne la primauté est la « tendance à “vivre ». Que cette « Drang “zu leben” » soit étroitement
associée à l’être-jeté du Dasein nous force à nous interroger sur la
reconduction d’un motif majeur de la tradition onto-théologique : la vie ou
l’incarnation comme cause de la tendance de l’existence humaine à la
déchéance[158]. Les
précautions quasi-maladives de Heidegger à tenir en marge la constitution
ontologique des animaux dans Sein und Zeit prennent alors tout leur sens.
L’enjeu est de taille : il s’agit d’assurer que les tendances à la ruine
(Ruinanz) de soi-même et à la dispersion qui dominent le plus souvent le
Dasein comme Wegsein ne puissent être assimilées à des tendances
animales en lui. Et, du même coup, il s’agit d’empêcher l’existence authentique
comme prise en charge de soi-même de se révéler n’être finalement qu’une simple
répétition de l’injonction traditionnelle du devoir de dépasser l’animalité en
l’homme. Autrement dit, il s’agit d’éviter à tout prix que les deux versants du
Dasein – les structures existentiales et leur possibilité d’attestation
existentielle – ne se réduisent finalement qu’à une animalité et une humanité de
l’homme, comme si l’humanité n’était en fait que la possibilité d’attestation
existentielle de structures existentiales, c’est-à-dire animales
.

Malgré toutes les précautions de
Heidegger, plusieurs n’hésiteront pas à interpréter la pensée heideggérienne
avec cette grille de lecture. Agamben, notamment, considère l’humanité comme une « suspension du rapport animal (vivant) au milieu
ambiant » : dans l’angoisse ou l’ennui profond, l’homme est « un animal qui
s’est éveillé de sa propre stupeur [Benommenheit] à sa
propre stupeur [Benommenheit] »[159]. À la défense de Agamben, il faut
rappeler que l’être authentiquement lui-même dans la résolution devançante
(Entschlossenheit) – l’être propre à soi résolument décidé –, n’est pas
autre chose que l’être inauthentique (irrésolu) qui se laisse aller à vivre,
mais n’est qu’une « saisie modifiée » de l’ouverture (Erschlossenheit) du
Dasein : « L’existence authentique n’est pas quelque chose qui flotte
au-dessus de la quotidienneté échéante : existentialement, elle n’est qu’une
saisie modifiée de celle-ci. » (SZ, 179). Comme le souligne
Dastur : « c’est la différence de particule (ent au lieu de er)
qui marque le passage de l’état d’ouverture à la prise en charge
de celui-ci »[160] : un être s’ouvre de ses
possibilités « nulles » à ses possibilités « propres ». La question de la
totalité du Dasein s’avère ainsi n’être que le problème de la
réconciliation de deux natures en l’homme, la délicate articulation de
l’animalité et de l’humanité. Et c’est finalement Rorty qui aurait alors le
mieux compris l’anthropologie philosophique heideggérienne :

«
Afterwards, we are divided into inauthentic Dasein, which is still just a
complexly behaving animal insofar as it hasn’t yet realised that its Being is an
issue for it, and authentic Dasein, made up of Thinkers and Poets who
know that there is an open space surrounding present-day social practices. […]
In Heidegger’s mind, the attitude of questioning which he thinks begins
historial existence, and thus makes Dasein out of an animal, is
associated with an ability to do what he calls “letting beings be. This, in turn, is
associated with freedom. »[161]

Nonobstant
le ton lapidaire de Rorty, c’est bien ainsi que sera le plus souvent comprise la
thèse directrice des Concepts fondamentaux de la métaphysique selon
laquelle l’animal est « pauvre en monde ». Si l’on suit les interprétations les
plus courantes, la pauvreté en monde
signifie que les
animaux vivent dans « un contexte minimal de signifiance » ou dans un « réseau
rudimentaire de signification » dans lequel ils sont trop entièrement englués
(benommen) pour être capables de s’en déprendre[162]. L’accaparement ou l’obnubilation (Benommenheit) – qui
désigne l’essence de l’animal – tiendrait, selon Burgat, au fait que l’animal
est « incapable de recul par rapport aux objets qui l’entourent » et qu’il
est par conséquent incapable d’avoir « un rapport autre qu’utilitaire aux choses
»[163].
Même
Jacques Derrida, qui n’est pas sans pressentir la mer de difficultés que cette
thèse implique, s’engouffrera dans cette voie d’interprétation en ramenant
continuellement la privation
en monde de l’animal à la question de l’objectivité[164]. Et il est loin d’être le seul,
parmi les lecteurs les plus attentifs de Heidegger, à avoir interprété ainsi le
sens de la pauvreté en monde de l’animal. McNeill,
traducteur du cours de 1929-30, en viendra aussi à la conclusion que les
animaux sont incapables de prendre une position libre et indépendante vis-à-vis
de l’étant (« to take up an independent stance », « to assume a free
stance towards the beings
»)[165].
Gadamer
semble également, à notre grande surprise, partager une telle thèse : « Il n’est
désormais pas contestable que ce qui, par opposition, distingue l’homme de tout
autre être vivant, c’est que son rapport au monde se caractérise par sa liberté
à l’égard du monde ambiant [Umweltfreiheit]. »[166]. Dans des termes
plus proches de ceux de Scheler que de Heidegger, Gadamer dira que seul l’homme
est capable de « s’élever au dessus de l’Umwelt » pour « s’élever
au monde » parce que seul il peut rester « assez dégagé de ce qui venant du
monde se présente pour pouvoir le poser devant soi tel qu’il est »[167].

Or, poser le monde devant
soi,
n’est-ce pas là l’activité du sujet traditionnel ? Si la différence entre
l’homme et l’animal réside en ce que ce dernier ne peut « adopter une conduite
libre » en « ménageant une distance » par rapport à son monde environnant, n’en
revenons-nous pas au lieu traditionnel de la différence anthropologique ?
L’homme serait, encore une fois, cet animal qui est capable de prendre un recul
vis-à-vis du monde du sens et de considérer les choses hors de tout projet,
tandis que les animaux se retrouveraient, encore une fois, privés du
logos, au sens étroit de
« raison », de rapport objectif à l’étant. On comprendrait alors très bien le
sévère constat de Krell :

« Heidegger
appeals to the animal’s lack of apophansis, its lack of
logos, as the secret
of its benumbed behavior in an impoverished world. Not the foundational
hermeneutical-as but the derivative apophantic-as comes to dominate – and undo –
fundamental ontology. »[168].

Si c’est bien de la
possibilité de connaître dont il s’agit de priver les bêtes
(McNeill),
du
logos apophantique (Krell)
et de la possibilité générale d’appréhender l’étant hors de tout projet
(Derrida, Burgat, etc.), on comprendra aisément que le discours de Heidegger ne
soit « nulle part plus embarrassé que lorsqu’il s’agit de l’animal »[169]. Ces interprétations
expliquent en grande partie pourquoi l’analytique heideggérienne de la vie
animale sera considérée comme un échec, voire comme « le plus splendide échec de
Heidegger »[170] : il aurait échoué à
la tâche qu’il se donnait d’effectuer un « renversement complet de notre
conception de l’homme » (GA 29/30, [101]). L’homme ne
serait véritablement humain que dans les rares moments d’angoisse et de profonde
solitude où il ressent son existence mortelle comme un poids dont il a seul la
charge. Capable de se déprendre du réseau de sens dans lequel il est
quotidiennement englué, l’homme aurait la possibilité de prendre conscience de
son être-accaparé, de son être benommen, pour se dégager de la
significativité immédiatement impérative de l’étant, pour exister de manière
libre, authentique et responsable. L’animal serait ainsi une espèce de
Dasein, mais l’existence
appauvrie qui serait la sienne consisterait en ce qu’il est prisonnier de ce
désir non rationnel et non libre qui reste enchaîné à son « objet », soumis à ce
qui l’excite et le stimule. Les animaux habiteraient simplement plus pauvrement
que l’homme, car privés de cette « tenue en vis-à-vis », de ce « recul » disait
Scheler, par lequel un Umwelt devient Welt, incapables
d’accomplir cette neutralisation du monde ambiant et de se déprendre du réseau
de significativités dans lequel ils sont englués[171]. On comprend mal, dans
ce contexte, la prétention heideggérienne d’avoir accompli une « mise hors
circuit de la définition traditionnelle et confirmée de l’homme » (SZ, 183),
déconstruction qu’il réitère pourtant dans son cours de 1929-30 comme une
« exigence » (GA 29/30,
[101]).

 

 

CONCLUSION.

VERS LA PRIVATION EN
MONDE DES ANIMAUX

 

On ne comprend
bien un philosophe qu’à bien entendre ce qu’il entend démontrer, et en vérité
échoue à démontrer, de la limite entre l’homme et
l’animal.

Derrida, L’animal que donc je suis

 

Le problème central que représente les
animaux pour l’ontologie heideggérienne est somme toute fort simple : si
l’animal est essentiellement défini par le fait de se sentir toujours bien ou
mal disposé vis-à-vis de ce qu’il perçoit, par le fait de se mouvoir dans un
monde au sens de s’y orienter et de s’y comprendre en quelque chose, il est bien
à la mesure du Dasein. Que le souci prenne chez lui
la forme d’impulsions et de penchants ne change fondamentalement rien à
l’essentielle transcendance de l’être-au-monde animal : il s’agit d’un
être-hors-de-soi-déjà-dans-le-monde-auprès-de, d’un
être-au-delà-de-soi-orienté-vers-quelque-chose. Cette intentionnalité animale
tient à son essence d’être désirant, d’être dirigé vers quelque chose, à
la recherche de quelque chose. Ce sur quoi l’animal s’oriente, ce dont il se
préoccupe, peut l’accaparer à tel point qu’il paraisse complètement obnubilé
(benommen) par cela, mais il n’en demeure pas moins un être fondamentalement
souci, « un étant auquel nous devons attribuer (d’un point de vue formel) le
mode d’être du Dasein » (GA 20, 242[223]). Et c’est alors que l’animal ne
peut manquer de poser un problème à la pensée heideggérienne : qu’est-ce qui le
distingue alors du Dasein humain qui se laisse lui aussi le plus souvent
« aller à vivre » (SZ, 195), se laissant dicter ses possibilités par l’étant
dont il se préoccupe ? Puisque nous sommes d’ordinaire « entièrement auprès de
ce qui nous préoccupe » de telle sorte que « nous sommes pris par les
choses, si ce n’est perdus en
elles, souvent même étourdis
[benommen] par elles » (GA 29/30, [158]), comme l’argumente par ailleurs
Heidegger, ne faut-il pas en conclure que nous sommes nous-mêmes le plus souvent
pauvres en monde, comme le soupçonne Derrida
? Si c’est le cas, il semble alors que l’abîme
ontologique qui sépare les hommes et les animaux soit ontiquement toujours-déjà
franchi.

Il ne fait aucun
doute qu’au moment où il rédige Être et temps, Heidegger avait déjà prévu
les difficultés qui découlent de la reconnaissance d’un être-au-monde animal,
c’est bien pourquoi il thématise constamment l’animal comme problème.
Bien qu’il prétende avoir laissé ce problème en suspens dans Sein und
Zeit
, on pouvait déjà remarquer que les axiomes fondamentaux qui mèneront à la privation en monde des animaux étaient
déjà en place : comment croire que la question
de l’animal a été laissée de côté comme « problème à part » dès lors que la
sensibilité animale est nommée autrement et réduite à excitation (Reiz)
et stimulation (Rürhung) des sens (SZ, 242) ? Ou, plus
généralement, dès lors que les animaux sont déjà nommés « simplement vivants »
(SZ, 346), « rien de plus que vie » (SZ, 50) ? La méthodologie ou la
« stratégie », si l’on ose dire, de cette analytique de la vie est simple : elle
consistera à trouver des équivalents fonctionnels pour tout ce qui,
concernant les animaux, a de près ou de loin à voir avec nous-mêmes[172]. Ainsi, à partir de 1927, l’animal
n’est pas affecté, mais ses sens sont stimulés et excités (GA 29/30, [372]);
l’animal réagit à des percepts, mais « n’a pas de perception [keine
Wahrnehmung
] » (GA 29/30, [376]); il
ne se conduit pas, mais se comporte (GA 29/30, [347]); l’animal ne s’oriente
pas[173]; il ne se meut pas vers quelque
chose, mais réagit en contrecoup (GA 29/30, [367])[174]; il voit, mais ne regarde pas (GA
54, 158-9); il ne meurt pas, mais périt (SZ,
247; GA 29/30, [387]); il a des organes de préhension, mais pas de mains
(GA 8, 18); il « ne mange pas, il avale sa nourriture » (GA 29/30, [310]), etc.
C’est cette stratégie – qui fonctionnera à plein régime à
partir du cours sur les Concepts
fondamentaux de la métaphysique
– qui
permettra de creuser l’abîme entre une vie qui n’a qu’un sens biologique et une
vie possédant une réelle portée biographique.

Sans même entrer dans le détail du cours
de Fribourg, nous pouvons déjà voir que la méthode de l’analytique de la vie
animale sera une réduction au biologique (zoē) de l’animal, une
rature de tout ce qui a trait au biographique (bios) : « Ni la plante, ni
l’animal, quoique déterminés comme zoē, n’ont aucun bios, aucune
vie au sens d’une biographie. » (GA 33, 123[127]). L’argumentaire du cours de
1929-30 – l’animal est pauvre en monde au sens où il en est privé (GA 29/30, [290]) –
n’est intelligible que si nous considérons que, pour Heidegger, la vie animale
n’est plus essentiellement distincte de la vie des végétaux : « la “vie”,
c’est-à-dire la manière d’être de
l’animal et de la plante » (GA 29/30, [281]). La
distinction entre une vie végétative (nutrition, respiration, croissance,
dépérissement etc.) et une vie animale (qui perçoit, se sent, se meut et désire)
est étrangère à l’ontologie heideggérienne de la vie telle qu’elle se déploie
après Être
et temps.
En conséquence, même la critique derridienne ne va pas assez loin : non
seulement Heidegger parle-t-il de l’animal au « singulier général » comme s’il
n’y en avait qu’un[175], mais la thèse
heideggérienne va bien plus loin que cela, car il ne saurait y avoir de
différence ontologiquement
décisive
entre un animal et un végétal. Qu’il s’agisse de sapins, de carottes, de lézards
ou de chimpanzés, tous ces étants seront dits « rien de plus que vie ». Et la
vie, comme ne tardera pas à le découvrir le lecteur des Concepts fondamentaux
de la métaphysique, c’est
essentiellement le biologique :
le
« fonctionnement du cœur chez l’animal n’est pas un processus autre que le fait
de prendre ou de voir » (GA 29/30, [349]). Les comportements des animaux ne
seront plus pensés comme étant essentiellement différents de la croissance des
végétaux et du fonctionnement des organes vitaux : « entendre, voir, prendre,
chasser, s’enfuir, dévorer, digérer, etc. – bref tous les processus organiques »
(GA 29/30, [349]). Sombrant dans la
catégorie du simplement vivant, les animaux ne seront plus considérés comme des
êtres doués de perception, des êtres affectés qui se meuvent en fonction d’une
discrimination, mais des êtres qui ne font rien de plus que vivre[176].
Cette tierce catégorie ontologique – aussi étrange apparaisse-t-elle
dans la conceptualité générale de l’ontologie fondamentale – nous la connaissons
pour l’avoir déjà rencontré dans les lectures phénoménologiques de la
philosophie aristotélicienne de la vie : il s’agit d’un
mode d’être défini de manière essentiellement privative comme ce qui n’est
à proprement
parler
rien de plus que vie, ce qui ne perçoit
pas et ne se meut pas (le fameux oū zēn monon d’Aristote).
Nous voyons alors toute la méprise qu’il y a à considérer que la
conception heideggérienne de l’animalité dans le cours de 1929-30 trahit son
appartenance à la tradition métaphysique : l’entreprise est précisément de
montrer que l’animal ne se sent pas (GA 29/30, [270] et [397]), qu’il ne perçoit
pas vraiment (GA 29/30, [361] et [276])[177], qu’il ne s’oriente pas (GA 29/30,
[355] et [361]) et ne se meut pas dans le monde au moyen d’une discrimination.
Ce que nous interprétons depuis Aristote comme constituant l’essence
de l’animalité, c’est-à-dire le percevoir, le se sentir, le se mouvoir et même
cette forme de désir irrationnel qu’est l’impulsion, se révèle, en définitive,
être proprement humains. La sensibilité et la mobilité des animaux ne sont pas
essentiellement différentes de ceux que nous retrouvons chez les végétaux
: il s’agit d’une forme d’excitabilité des sens et d’une forme de
mobilité forcée[178]. La déconstruction heideggérienne
de l’animalité est à ce point radicale qu’elle est, en réalité, une destruction
de l’animalité en ce qu’elle fait même disparaître l’idée d’une vie
animale
.

L’abandon de la tripartition
aristotélicienne des âmes (végétative, animale et rationnelle) au profit d’un
dualisme entre l’existence et le simplement vivant permet assurément de régler
le problème que posait les animaux dans le cadre de l’ontologie fondamentale,
mais cela n’est possible qu’au prix d’une réduction de la vie animale à une vie
végétative où ce qui définit traditionnellement l’animal est institué en propre
de l’homme. Heidegger ira tellement loin dans cette voie qu’il en viendra à
affirmer que le livre III du De Anima « traite précisément
du vivant au sens de l’être humain » (GA 29/30, [452]). Or, c’est là où Aristote
s’enquiert de la perception comme puissance d’unification des percepts
(synthesis) et comme forme de
discrimination (krinein) qui permet la
mobilité propre aux animaux (kinesis kata
topon).
Cette tendance à
établir en propres de l’homme des capacités qui sont des pouvoirs de la vie
animale – paradigmatique de la pensée heideggérienne telle qu’elle se déploiera
à partir des années trente – n’était pas complètement absente des travaux des
années vingt. Dans son Introduction à la recherche phénoménologique de
1923-24, Heidegger affirmait que la perception et
la faculté de se mouvoir grâce à un discernement sont des
possibilités distinctives de l’être humain, cet être qui possède le langage (GA
17, 30) :

« Un être humain est cette sorte
d’étant qui a le monde là, en rendant les choses accessibles en les
différenciant (krinein), cette sorte d’étant qui est capable de se mouvoir (kinesis kata topon)
en distinguant les choses des autres et en les articulant. » (GA 17, 20).

Et pourtant, en
lecteur attentif d’Aristote, Heidegger ne pouvait ignorer qu’il dépouillait les
animaux de ce qui les a toujours caractérisé en propre : la perception et la
mobilité. Évidemment, il se débarrasse du coup de l’énorme problème que
représentent les animaux puisque, comme nous espérons l’avoir montré, ce
n’est pas du tout en tant que vivants que les animaux posent un problème à
l’ontologie heideggérienne, mais en tant qu’êtres qui perçoivent et se
meuvent
.

Heidegger
ne remettra jamais vraiment en doute cette conception de la vie animale privée
de toute forme de discrimination et réduite à une forme de vie végétative. Au
contraire, cette conception ira en se radicalisant. S’il a encore des scrupules
en 1929-30 à comprendre la privation en monde des animaux comme un simple
non-avoir (GA 29/30, [393]), il ne tardera pas à s’en débarasser lorsqu’il
regrettera d’avoir défini l’animal en terme de pauvreté en monde affirmant que
celui-ci n’est pas pauvre en monde – même au sens d’en être privé – mais simplement sans monde
(Beiträge, §154,
277). À
terme, les animaux ne seront plus seulement réduits à la condition ontologique
des plantes, mais seront classés, dans le Quadriparti, dans le même casier
ontologique que la multitude des étants naturels inanimés, la Terre : « Le saut
de l’animal qui vit à l’homme qui dit est aussi grand sinon encore plus grand
que celui de la pierre sans vie à l’être vivant. » (GA 39, 75). À notre connaissance, il n’y a qu’un seul endroit où Heidegger remettra
en question cette conception de la vie animale. Sans surprise, ce questionnement
coïncide justement avec le bref retour d’Aristote dans le chemin de pensée de
Heidegger. Dans son cours de l’été 1931, Heidegger revient
sur le difficile problème que pose la perception animale dès lors qu’on la
reconnaît comme un pouvoir de discrimination :

« L’animal a la
possibilité de discerner et de discriminer quelque chose (to kritikon) : par exemple, épier
la proie, la guetter, savoir s’y prendre, connaître les lieux où se tient la
proie, se protéger contre les prédateurs. Chercher à prendre connaissance, cela
qualifie donc en propre l’animal. Dans ce cas, l’animal est-il meta logou ? Tout de même pas,
car cela vaut justement comme la définition spécifique de l’homme qui le
différencie de l’animal : l’homme est zōon logon
ekhon, cet
animal qui dispose d’annonce [Kundschaft]. » (GA 33, 124[128])

 

Le dilemme n’a de sens que si nous entendons logos en son sens originel
plutôt que de nous en tenir à la conception archi-connue selon laquelle
logos signifie raison. Si
nous faisons cela, alors « tout devient simple
et net » : « l’animal peut bien
avoir un certain mode de chercher à prendre connaissance et de percevoir, il
n’en reste pas moins non raisonnable ». Ce faisant, dira Heidegger, nous ne
retenons pas « le contenu antique et originaire du concept
de logos » :

« Logos ne veut pas dire
raison. Le problème aristotélicien ne prend sens que si le logos a une certaine parenté
interne avec l’aisthēsis. Cette parenté réside
en ceci que les deux, chercher à prendre connaissance, avoir connaissance,
autant que la perception, découvrent de quelque façon quelque chose à quoi ils
se rapportent, et l’ont, sans retrait. Aisthēsis tout comme
logos se tiennent en
connexion avec l’alētheuein (ce qui n’a tout
d’abord rien à voir avec le connaître au sens d’une saisie et d’une visée
théorique). » (GA 33, 126[130]).

Le problème que présente ici Heidegger est
évidemment beaucoup plus le sien que celui d’Aristote. Si les animaux perçoivent
réellement – si la perception animale est déjà une forme de discrimination
(krinein) – alors les animaux ne vivent pas hors différence ontologique,
« précisément la différence qui rend possible toute différenciation et
tout être-différencié » (GA 29/30, [511]). Il faut prendre la mesure du
caractère absolument primordial de la pré-compréhension de l’être pour Heidegger
afin de faire sens de « l’énorme difficulté »
que représente pour lui le fait que les animaux perçoivent
(GA 27, 270[231]) : la
différence ontologique est « la plus ancienne différenciation, plus ancienne qu’aucune autre, car lorsque nous différencions un étant
d’un autre, cette plus ancienne différenciation a déjà eu lieu » (GA 33, 25[33])[179]. Priver
les animaux de raison ou de langage tout en leur laissant une forme de
perception et de désir (même non libre et enchaîné à son objet), n’est pas
suffisant pour les tenir hors différence ontologique. Simplement non rationnels
et non langagiers, les animaux vivraient néanmoins dans l’éclaircie de l’Être. On
comprend alors mieux le problème que représente l’humanisme pour la pensée
heideggérienne : en privant simplement les animaux de logos, la tradition
pense trop pauvrement l’essence de l’homme parce qu’il laisse aux animaux une
sphère de déploiement dans l’Ouvert. Si Heidegger ne tardera pas à régler ce
problème de fond en refusant aux animaux toute forme de perception et de
discrimination, il n’en demeure pas moins que c’est lui qui a rendu possible de
réanimer le questionnement :

« Il faut tout
d’abord nous en tenir à ce qu’Aristote met en lumière comme des états de faits :
justement que l’animal est aisthetikon, kritikon – sur le mode du discriminer.
[…]. Alors la chose même exige assurément que nous ne refusions pas sans plus
le logos à l’animal – ou plus
exactement que nous laissions la question pendante. Et telle est justement la
position d’Aristote, qui dit sans équivoque dans De Anima III, 9, 432 a 30 : “Personne n’aimerait, à propos
de la capacité de percevoir, décider à la légère si c’est une faculté où n’a
lieu aucune prise connaissance, ou bien une faculté d’avoir
connaissance”. Cette prudence dans le
questionnement doit encore aujourd’hui nous rester exemplaire, abstraction faite
de la question plus large, celle de savoir où se trace à limite essentielle
entre l’animal et l’homme. » (GA 33, 126[129-130])

Cette
« prudence dans le questionnement » à laquelle Heidegger nous appelait encore en
1931, il n’y sera pas lui-même resté fidèle lorsqu’il regrettera d’avoir utilisé
l’expression « Dasein humain », considérant celle-ci égarante puisqu’elle
laisse penser qu’il pourrait y avoir quelque chose comme un Dasein animal
ou végétal (Beiträge,
§176, 300).
Qu’il n’y ait pas de Dasein végétal, cela se
comprend si l’ouverture au monde n’advient qu’avec l’apparition de la perception
(aisthēsis) comme puissance de découvrement (alētheuein) de
l’étant et comme pouvoir de discriminer (krinein) qui permet le se
mouvoir (kinein) dont est dépourvu le « simplement vivant ».
Mais, qu’il y avait bien quelque chose comme un Dasein animal – et,
ce, aux yeux de Heidegger alors qu’il élaborait ce qui n’allait pas tarder à
devenir les existentiaux de Sein und Zeit – voilà ce que nous espérons
avoir montré ici. Ce n’est pas simplement par coquetterie ou par amour des
sentences obscures que Heidegger refusait d’utiliser le terme « homme » pour
désigner le Dasein, mais bien parce que « Dasein » ne désignait
pas simplement le mode d’être de l’homme : « L’être-possibilité
des animaux a de lui-même atteint ce mode d’être : avoir perception de ce qui
constitue son bien-être et son être-mal, être-orienté vers cela et l’indiquer à
autrui. » (GA 18, 46). Le fait que Heidegger en viendra à affirmer que les
animaux ne perçoivent pas vraiment, qu’ils n’ont pas de monde et que les sons
qu’ils émettent sont des bruits insignifiants[180], n’est pas une
raison pour ignorer ce que la publication des travaux du jeune Heidegger nous
permet maintenant d’établir avec certitude : les animaux ont bien eu, pour un
temps, le mode d’être du Dasein.

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

LISTE DES ŒUVRES CITÉES DE MARTIN
HEIDEGGER

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[1]    Une exception sera faite dans le cas de la
traduction hors commerce de Être et temps de Martineau où la page de la
traduction n’est pas vraiment utile puisqu’elle n’est pas toujours identique
selon les versions électroniques. Nous nous en tiendrons donc à la pagination
originale allemande. Pour les textes où il n’y a pas de traduction française,
nous offrons notre propre traduction (appuyée sur la précieuse aide de Vincent
Duhamel et sur la traduction anglaise lorsque disponible).

[2]    Derrida, « Les fins de l’homme », in Marges – de la philosophie, 151.
Cf. Heidegger, Beiträge, §176,
300.

[3]    L’exemple le plus récent est la traduction
anglaise du cours de 1925-26. Sheehan choisit de traduire « Dasein » par « human existence » arguant que cela a
l’avantage « de dire vraiment très peu, mais en même temps d’indiquer
formellement, de manière directe, la chose en question. » (GA 21,
translator’s foreword, xi).

[4]    Uexküll, Mondes animaux et monde
humain
,
94-95.

[5]    Dans L’évolution créatrice, Bergson situe
l’essence propre de l’homme dans la capacité d’objectiver, de spatialiser  la
durée dans laquelle l’animal vit. De même, Scheler affirme que « l’animal vit
tout entier dans le concret et dans le réel », il « est par essence attaché à la
réalité vitale » alors que seul l’homme seul a la « possibilité d’objectiver ce
qui est originairement résistance à la tendance » (La situation de l’homme dans le monde,
57 et 70).

[6]    GA 54, 229 [Nous utilisons la
traduction qu’en donne Haar dans Le chant
de la terre
, 70-79].

[7]    « Pourquoi des poètes ? » dans
Chemins qui ne mènent nulle part,
343.

[8]    Rilke, Élégies de Duino, tr. Lefèbvre
et Regnault, Paris, Gallimard, 1994, 89.

[9]    L’animal n’a pas de perception
et, ce, autant au sens de Wahrnehmung
que de Vernehmen (GA 29/30,
[376] et [361]). Voir aussi
GA 34, 164[189]; GA 54, 159-59, etc.

[10]  L’appréhension de « quelque
chose comme quelque chose », c’est la structure formelle de la compréhension
herméneutique (SZ, 149). « [A]vec le monde va de pair cet énigmatique “en tant
que”, celui de l’en tant que tel (formellement parlant : “quelque chose en tant
que quelque chose”) — cet “en tant que” qui est radicalement fermé à l’animal. »
(GA 29/30, [397]).

[11]  Cet enracinement de la signifiance dans
l’éclaircie de l’être est l’un des axiomes les plus durables de la pensée de
Heidegger qu’il réitérera dans ses séminaires des années 60 : « S’occuper de
l’étant n’est possible que par le déval à partir de l’être. » (« Séminaire du
Thor », 150). Le réseau de renvois et de sens qui constitue la mondanéité trouve
sa condition de possibilité dans la pré-compréhension de l’être de l’étant : «
Tel est le sens des analyses célèbres et pourtant méconnues de l’ustensilité
dans Être et temps » (Ibid). « Si vous percevez quelque chose
comme étant ceci ou cela – par exemple, la chose comme verre – cela doit vous
être manifeste comme quelque chose qui est. » (Zollikoner Seminare, 90).

[12]  Ce n’est pas un hasard si la pauvreté en monde
des animaux a souvent été mal interprétée puisque parler de pauvreté laisse
penser que l’animal a quelque chose comme un monde, qu’il n’est pas privé de
monde. Pourtant, Richir avait déjà, dès 1988, dégagé la radicalité de la thèse
heideggérienne : « la capture comportementale [Benommenheit] est telle
que la perception en général y est impossible » (Richir,
251).

[13]  Voir notre article « La vie végétative des
animaux. Le destruction heideggérienne de l’animalité » PhaenEx 2, n° 2, 2007, 81-123.

[14]  Barbaras, Vie et
intentionnalité
, 16.

[15]  Outre les passages provenant du §68 et du §41 (cités en exergue) et le fameux §10 (cité dans le texte),
voir le
§12, le §21 ainsi que les §§47-49 où s’affirme la célèbre distinction entre la mort du Dasein et le périr (Verenden) propre au monde animal et
végétal. Cette sortie-du-monde du seulement vivant (Nur-Lebenden) est explicitée comme une
mort simplement physico-biologique. Évidemment, il ne faut
pas oublier l’énigmatique §49 où Heidegger affirme que, même si « elle ne peut être fixée
ontologiquement que dans une orientation privative sur le Dasein »,
« la vie doit être comprise comme un mode d’être auquel appartient un
être-au-monde » (SZ, 246).

[16]  On comprend dès lors que, du
fait qu’il n’y a pas « de catégorie originale d’existence pour l’animal », sa
simple existence « introduit un principe de désordre ou de limitation dans la
conceptualité de Sein und Zeit »,
comme l’argumente Derrida (« Il faut bien manger ou
le calcul du sujet », Points de
suspension
, 292).

[17]  On trouve aussi cette
alternative chez Husserl : « Tout objet est susceptible de recevoir l’un ou
l’autre des statuts : ou bien personnaliste ou bien naturaliste. » (Ideen
II, 234).

[18]  Or, Heidegger n’a jamais cessé, tout au long de son œuvre, de thématiser l’animal comme problème. La publication des cours
précédant Être et temps nous prouve
que la vie animale avait occupée dans sa réflexion une place beaucoup plus
importante que le laissent soupçonner ses fugitives apparitions dans l’opus
magnum
. En 1927, Heidegger avouera que « déterminer ce qui est donné aux
animaux et quel est le mode de dévoilement de ce qui leur est donné » représente
pour lui une « énorme difficulté » (GA 24, 270[231]). Il réitèrera dans la
Lettre sur l’humanisme que « de tout étant qui est, l’être vivant est
probablement pour nous le plus difficile à penser » (Lettre, 63). Il est donc clairement
impossible de penser que Heidegger aurait « oublié » les animaux ou qu’il aurait
laissé ceux-ci baigner dans l’indigence ontologique par
indifférence.

[19]  Haar, « Dasein et animalité » dans Le Chant
de la terre
, 69.

[20]  Merleau-Ponty, Structure du
comportement
, 111. Comme l’écrira également Kant : « Nous ne pouvons juger tout entendement
que par notre entendement, et aussi par conséquent toute intuition que par la
nôtre. » (Kant, « Lettre à M. Hertz du 26 mai 1789 » dans Œuvres philosophiques, t. II,
840-841).

[21]  Dastur, « Pour une zoologie
privative ou comment ne pas parler de l’animal »,
289.

[22]  Dastur, Ibid,
298.

[23]  Dastur, Heidegger et la question
anthropologique
, 23.

[24]  Derrida, Psyché, 411 : « La “vie” n’étant ni pur
Vorhandensein“, ni un “Dasein” (Heidegger le dit ici sans
considérer que la chose demande plus qu’une affirmation : elle semble pour lui
aller de soi), on ne peut y accéder qu’en opérant, négativement, par
soustraction. ».

[25]  Marrati-Guénoun, La genèse et la trace, 182. C’est également l’interprétation qu’en donne Romano : «  Le mode d’être
de l’animal, du vivant, doit être déterminé à partir des existentiaux du Dasein au moyen d’une via privationis qui ne laisse à la vie
que le statut d’une infra-existence, d’une existence dépouillée de certains de
ses caractères ontologiques essentiels. » (« Le monde animal : Heidegger et von Uexküll »,
259).

[26]  Voilà ce que confirmera plus tard Heidegger
:
« l’essence de la vie
n’est accessible qu’au fil d’un examen où il s’agit de défaire couche par couche
ce qui est en excès par rapport à elle
» (GA 29/30, [372]).

[27]  Krell, Daimon Life,
51.

[28]  « En revanche, le Dasein doit bien partager quelque chose
avec les autres vivants si on ne peut déterminer ontologiquement l’essence de la
vie qu’une fois qu’on aura suffisamment déterminé l’essence du Dasein » (Marrati-Guénoun, La genèse et la trace, 182).

[29]  « Animals are not
“world-less” but “world-poor”, suggesting that animals do have some sort of
minimal context of significance. » (White, Time and Death: Heidegger’s Analysis of Finitude,
2). La pauvreté en monde tiendrait au fait que l’animal est incapable de
prendre une distance par rapport au réseau de sens et de renvois dans lequel il
est pris et accaparé pour considérer le monde comme tel. Incapable, donc, de
cette liberté à l’égard du monde ambiant (Umweltfreiheit) qui, selon
Scheler et Gadamer, constitue l’essence de l’homme (Cf. infra §24).

[30]  « Le monde de l’animal – s’il
est permis de parler ainsi – n’est pas une espèce, ni un degré du monde humain »
(GA 29/30, [297]).

[31]  Barbaras, Vie et intentionnalité,
160.

[32]  Husserl, Ideen II, §32, 134. Heidegger
avait eu accès au manuscrit du 2ème tome des Idées dès l’été 1925, voir GA 20,
168[181].

[33]  Husserl, Méditations cartésiennes, 106.

[34]  Husserl, Ibid, 107.

[35]  Cette présentation de la phénoménologie
husserlienne de l’animalité est évidemment incomplète puisque si Husserl pense
les sourds, les aveugles et les fous comme des variantes de l’homme normal,
ce n’est pas tout à fait le cas des animaux. Ces derniers ne sont pas de simples variantes de l’humanité que l’on peut atteindre
en appauvrissant notre expérience,
mais des formes de vie psychiques différentes de la nôtre qui viennent
enrichir notre compréhension du monde : « Quand on voit le chien qui flaire le gibier, il nous apprend quelque
chose que nous ne savions pas encore. Il élargit le monde de notre expérience. »
(Husserl, Zür Phänomenologie der Intersubjectivität III, Husserliana XV, 167 [Cf. Depraz, Sur l’intersubjectivité, Paris, PUF,
2001]).

[36]  « Il doit être possible d’en
arriver à une connaissance complète de la conscience des animaux, dans la mesure
où nous sommes capables de construire cette conscience simplement en enlevant
certaines propriétés de la nôtre. ». Schopenhauer, Le monde comme volonté et
représentation
, II, 59. Hegel, dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques, présente
lui aussi une théorie semblable.

[37]  Husserl, Ideen II, 134.
Voir à ce sujet les textes posthumes de Husserl publiés dans la revue
Alter : « Les bêtes possèdent quelque chose comme une structure du moi
[…]. Les êtres animaux sont comme nous sujets d’une vie de conscience dans
laquelle le monde environnant leur est également donné d’une certaine manière
comme le leur dans une certitude d’être. » (Alter, « L’animal », 194).
Comme le souligne Cabestan dans son article sur « La constitution de l’animal
dans les Ideen », l’âme des bêtes ne
doit pas être confondue avec la torpeur (Dumpfheit) de l’âme végétative,
car il ne lui manque que la couche de la pensée théorique et non la couche
égoïque.

[38]  Dastur, « Pour une zoologie
privative ou comment ne pas parler de l’animal », Alter, 48.

[39]  Dastur, Ibid, 316.

[40]  Dastur, Ibid, 306.

[41]  « Quand nous disons que le
lézard est allongé sur la roche, nous devrions raturer le mot “roche” pour indiquer que ce sur quoi le lézard est allongé lui est certes donné d’une façon ou d’une autre mais
n’est pas reconnu comme roche. La
rature du mot ne signifie pas seulement : prendre quelque chose d’autre comme
quelque chose d’autre. La rature signifie plutôt que la “roche” n’est absolument
pas accessible comme étant. » (GA
29/30, [294]).

[42]  D’autant plus que Heidegger critiquait
précisément Jaspers dès 1920 pour avoir considéré la vie comme un phénomène
ineffable, duquel nous ne pouvons rien dire directement (« Remarques sur la Psychologie der Weltanschauungen de
Jaspers » dans Philosophie [1986], nº
11, 3-24 et nº 12, 3-21).

[43]  Dastur, Heidegger et la question
anthropologique
, 13. Voir aussi p. 32 : « Le Dasein, parce qu’il a une compréhension de son propre être, a aussi une
compréhension de l’être des étants qu’il n’est pas. »

[44]  Dastur ouvre une piste
prometteuse que plusieurs n’ont pas hésité à emprunter. Caron, notamment,
argumente l’idée selon laquelle la difficulté de penser la vie animale témoigne
du fait que nous vivons dans un autre ordre ontologique, infiniment plus digne,
que l’animal : « Reconnaître se heurter à la difficile détermination de l’essence
de la vie, c’est dessiner en creux l’essence même du soi qui révèle ainsi
habiter un autre district ontologique que celui du simple
vivant
. » (Du moi au soi, 656). Ne pas pouvoir déterminer le mode d’être
de l’animal n’est « pas une incapacité du soi, mais révèle au contraire la
dignité même de son essence » (Caron, 657). Quelle est cette curieuse logique
qui fonde la dignité de l’homme sur son incapacité à comprendre les étants
autres que lui-même ?

[45]  Franck, « L’être et le vivant »,
75.
« Quelle signification accorder, en ce cas, à la méthode
phénoménologique selon laquelle l’accès à un étant est commandé par son être si,
pour saisir le vivant et la vie, il faut procéder à partir d’un étant
ontologiquement autre », se demande-t-on avec Franck
?

[46]  Derrida, L’animal que donc je suis, 32
: « Les philosophes font de
l’animal un théorème, une chose vue et non voyante. […] Comme s’ils avaient vu l’animal sans être vus par lui, sans s’être vus
vus par lui. »

[47]  Arendt, Life of Mind, 20.

[48]  « [T]oute la déconstruction de
l’ontologie telle qu’elle s’engage dans Sein und Zeit […] se trouve ici menacée
dans son dispositif conceptuel par ce qui s’appelle si obscurément encore
l’animal. Compromise par une thèse
sur l’animalité qui suppose […] qu’il y a une chose, un type d’étant homogène, qu’on appelle
l’animalité en général pour laquelle n’importe quel type d’étant ferait
l’affaire. » (Derrida, De l’esprit, 71).

[49]  Comme il le dira sans détour, la vie est « le
mode d’être de l’animal et de la plante » (GA 29/30, [281]).

[50]  Husserl, « Le monde environnant des hommes et des bêtes »
(1934), dans Alter, 215 : « En tant qu’hommes, nous faisons
l’expérience des bêtes d’abord comme étant là avec nous dans le monde
environnant familier et en tant que dangereuses ou par moment dangereuses,
excitées, méchantes, etc. ou en tant qu’inoffensives, amicales.
»

[51]  Husserl, « Le monde environnant des hommes et des bêtes »
(1934), dans Alter, « L’animal », 215.

[52]  Cette expression est celle de
Scheler que reprendra à l’envers Bataille dans Théorie de la religion afin de
contraster l’immanence animale de la transcendance humaine. Heidegger distingue
pour sa part la manière dont l’eau est dans le verre de la manière dont le
Dasein est dans la cuisine (SZ, 55). Dans son cours de 1925, il utilisait
la même analogie afin de soutenir que l’escargot a le mode d’être du Dasein
[GA 20,
224[243]).

[53]  Heidegger distingue, au §12, le
mode d’être de l’étant qui est dans (Sein in) un autre, comme l’eau est
dans le verre, de l’être-dans ou l’être-à (In-Sein) au sens existential :
« “in” provient de “innan” et veut dire “habiter”, “avoir séjour”, “an” signifie : je suis habitué à, familier ». On dit que « la table
est “auprès” de la porte » et que « la chaise “touche” le mur », mais « de
“contact”, il ne saurait ici être question […] parce que la chaise ne peut fondamentalement pas toucher le mur. Un
étant ne peut toucher un étant sous-la-main à l’intérieur du monde que s’il a
nativement le mode d’être de l’être-à… [In-Sein] […]. Deux étants qui sont
[…] sans-monde ne sauraient se
“toucher”, aucun des deux ne peut “être auprès de” l’autre. » (SZ, 54-55).

[54]  « Le “ici”, “là”, “là-bas” ne sont pas des déterminations réales de lieu en tant que caractère des
choses du monde elles-mêmes, mais des déterminations du Dasein. » (GA 20,
343[361]).

[55]  Merleau-Ponty, La nature. Notes de cours au Collège de
France
, 220. Cf. Phénoménologie de la Perception, I, 6, 221 : « Déjà la simple présence d’un être vivant
transforme le monde physique, fait apparaître ici des “nourritures”, ailleurs une “cachette”, donne aux stimuli un sens qu’ils n’avaient pas.
»

[56]  Strauss, Du sens des sens, 336.

[57]  Heidegger n’est pas le premier,
loin s’en faut, à remettre en question ce privilège accordé à l’expression
verbale. Voltaire, dans l’article « Bêtes » du Dictionnaire philosophique de 1794 : «
Est-ce parce que je te parle que tu juges que j’ai du sentiment, de la mémoire,
des idées ? Eh bien ! Je ne te parle pas; tu me vois entrer chez moi l’air
affligé, chercher un papier avec inquiétude, ouvrir le bureau où je me souviens
de l’avoir enfermé, le trouver, le lire avec joie. Tu juges que j’ai éprouvé le
sentiment de l’affliction et celui du plaisir, que j’ai de la mémoire et de la
connaissance. Porte donc le même jugement sur ce chien qui a perdu son maître,
qui l’a cherché dans tous les chemins avec des cris douloureux, qui entre dans
la maison, agité, inquiet, qui descend, qui monte, qui va de chambre en chambre,
qui trouve enfin dans son cabinet le maître qu’il aime, et qui lui témoigne sa
joie par la douceur de ses cris, par ses sauts, par ses caresses. ».

[58]  « L’étant ex-plicité comme tel
par la circonspection en son pour…, expressément compris, a la structure du
quelque chose comme quelque chose. » (SZ, 149). « Il n’est pas nécessaire que
cette fonction d’explicitation comme abord discursif de quelque chose en tant
que quelque chose soit exprimée dans le langage et mise sous une forme
propositionnelle. » (GA 20, 360[377]).

[59]  « Dilthey a vu très tôt que la
réalité n’était pas seulement expérimentée dans le connaître et le savoir, mais
dans le “sujet vivant” tout entier, dans “cet être qui pense, veut et
ressent”. » (GA 20, 302[320]). Dilthey n’est pas le premier à avoir critiqué le
primat intellectualiste de la conception de l’homme : toute la philosophie de la
vie s’est employée à critiquer la primauté accordée à la raison en refondant
l’humain dans sa nature volitive et sensitive.

[60]  Cette dialectique
pulsion-résistance est un lieu commun de la tradition allemande depuis Leibniz,
on la retrouve notamment au centre la théorie égologique de Fichte. Il s’agit de
poser impulsion, une tendance ou une sorte d’effort [Streben] qui se
heurte à un contre-effort [Gegenstreben]. En rencontrant une résistance,
l’impulsion reçoit un choc qui la repousse en elle-même : « Tel est le fondement
inconscient de la conscience où le choc s’exprime comme inhibition et la
contrainte comme un non-pouvoir, dont la manifestation dans le Moi se nomme
sentiment. ». Le sentiment du Moi est en ce sens créé par la rencontre de
l’altérité (voir l’article de Vaysse dans la Revue germanique internationale, 2002,
n°18, 149-160). En 1928, Heidegger dira lui-même que l’impulsion [Drang] est à la source
de la temporalité, de la finitude et de l’individuation (GA 26, 101-115).

[61]  Nous y reviendrons plus loin, mais notons que
c’est une des thèses que Heidegger a reprise d’Aristote : l’aisthēsis est
le mode le plus fondamental de découverte (alētheuein) du monde.
Cf. infra, §17.

[62]  C’est déjà ce qu’il disait dès
1919 : « La signifiance [Bedeutsamkeit] est primordiale » (GA 56/57,
73).

[63]  « Si ces phénomènes du sentiment et de
l’affect ont été laissés pour compte c’est parce que l’anthropologie
privilégie primordialement le connaître et le vouloir, bref la
raison
. Les sentiments sont alors ce qui accompagne le connaître et
le vouloir comme la grêle accompagne l’orage. On trouve chez Kant l’idée selon
laquelle les sentiments sont ce qui entrave ou porte atteinte à la rationalité,
et sont à mettre sur le compte du fond sensuel en l’homme, de tout ce qui en lui
est me on. » (GA 20, 353[370-71]).

[64]  Dubois, Heidegger. Introduction à une lecture,
52.

[65]  Proust, J., Les animaux pensent-ils ?, 29.

[66]  Krell, Daimon Life, 89.

[67]  Donc jusqu’à un moment où Sein und Zeit était presque achevé
puisque, même s’il ne paraîtra qu’à la fin d’avril 1927, le manuscrit avait été
présenté à Husserl à l’occasion de son anniversaire au printemps 1926.

[68]  Les revirements dans la pensée de Heidegger se
font plus nombreux à mesure que celle-ci est étudiée plus en profondeur.
Le tournant, celui dont Heidegger parle lui-même, est situé début des années 30,
mais il est coutume de parler d’un tournant « avant la lettre » pour désigner
l’époque où, vers 1923, Heidegger abandonne le concept de vie et rompt avec Bergson et Dilthey (Cf. Haar, Heidegger et l’essence de l’homme, 126).
Le tournant dont nous parlons pour notre part – celui par lequel l’animal passe
d’être-au-monde à être privé de monde – était déjà entrepris dès Être et
temps
, mais correspond spécifiquement au moment où Heidegger délaisse
Aristote pour se tourner vers les géants de la pensée allemande. Derrida a
commenté ce « changement de thèse » qui fait en sorte que l’animal passe, entre
1929 et 1935, d’être pauvre en monde à être sans monde, mais il ne le situe pas,
à notre avis, au bon moment (Cf.
Derrida, De l’esprit, 75-90).

[69]  Greisch considère l’attribution d’un
être-au-monde et d’une intentionnalité aux animaux comme une « analogie
boiteuse » (Ontologie et temporalité, 127) et Gadamer affirme de son côté
que le concept d’Umwelt est un
« concept social » qui s’applique aux hommes et qui ne vaut pour les animaux
qu’en un sens dérivé (Vérité et Méthode, 447 [468]). Nous nous
appliquerons, dans les deux prochains chapitres, à réfuter ces affirmations.

[70]  « Cet abandon est justifié sur
la base du fait que la vie est ambiguë et donc impossible à comprendre
clairement et précisément. Et pourtant, le sommet de la paresse et la faillite
de la philosophie consistent dans le plaidoyer selon lequel le terme ne devrait
pas être utilisé du tout. Alors, nous évitons un troublant pressentiment et
écrivons un système. » [GA 61, 89]. Comme on le sait, Heidegger lui-même ne
tardera pas à classer le terme de « vie » dans les hauts rangs des « termes à
éviter » (SZ, 46).

[71]  Les rapports entre Bergson et le jeune
Heidegger n’ont que très peu été étudiés, même si lui-même disait dans une
lettre du 11 août 1920 : « Je travaille à fond et systématiquement Bergson et
j’apprends beaucoup en l’étudiant. Des problèmes que Husserl présente comme
étant des nouveautés inouïes ont été clairement définis et résolus par Bergson
il y a 20 ans. » (Ma chère petite âme, 147-48). Bergson est cité, aux
côtés de Dilthey et de Nietzsche, comme un des rares ayant su élaborer une
véritable philosophie de la vie et non une frivolité académique (GA 61, 80).
Voir Riquier, « La durée pure comme esquisse de la temporalité ekstatique :
Heidegger lecteur de Bergson » dans Heidegger en dialogue (1912-1930),
33-67.

[72]  Voir à ce sujet « Natorp’s double objection »
dans Kisiel, Genesis of Heidegger’s Being
and Time
, 47-49.

[73]  Bergson affirmait déjà que, puisqu’il n’y a «
aucun moyen de reconstituer, avec la fixité des concepts, la mobilité du réel »
(La pensée et le mouvant, 213), la philosophie doit s’affranchir « des
concepts raides et tout faits pour créer des concepts bien différents […] des
représentations souples, mobiles presque fluides » (La pensée et le
mouvant
, 188), allant même jusqu’à affirmer que la philosophie ne devait pas
hésiter à user d’un « langage poétique » pour suggérer ce qu’elle ne peut pas
vraiment exprimer.

[74]  « La vie
s’interprète elle-même. »  Le ton hégélien de ce propos souvent cité n’est pas
dû au hasard : Dilthey parle lui-même de l’art et de la philosophie comme des
« objectivations » de la vie. Voir à ce sujet, J. Greisch, « L’héritage
herméneutique de Wilhelm Dilthey », 133.

[75]  Le but de l’herméneutique de la
facticité, c’est « l’auto-interprétation de la vie » [GA 63, §3].

[76]  « Facticité » reçoit deux acceptions
principales : celle de mobilité et de mienneté. Dans les Interprétations
phénoménologiques d’Aristote
, le problème de la facticité est avant tout lié
à la mobilité (Bewegtheit), tandis qu’ailleurs, il est lié au caractère
de singularité ou de mienneté de la vie, au fait que la vie est toujours la vie
d’un Dasein singulier et mien : il
s’agit « toujours et à chaque fois ce Dasein-là [jewilig dieses
Dasein
] » (GA 63, 7). Comme le souligne Grondin, l’important est que, conçue
comme mobilité ou mienneté, la facticité est essentiellement le lot de l’être
préoccupé, concerné : « Dans toutes ces analyses, Heidegger insiste partout sur
le fait que cette facticité est toujours vécue sur le mode de l’être-concerné,
du concernement. C’est que, dans cette facticité, il y va toujours de cette
facticité elle-même, de ce que je fais ou non de moi : constamment sur la
sellette, la facticité vit et se vit dans l’élément du souci de soi. »
(Grondin, « Le passage de
l’herméneutique de Heidegger à celle de Gadamer », 41-60). Nous espérons
ici montrer que cet être préoccupé et concerné n’est pas l’apanage de
l’homme puisque « les êtres vivants sont des genres d’être pour lesquels être,
être-là, leur importe » (GA 18, 242).

[77]  Sommer, Les sources
aristotéliciennes et néo-testamentaires d’
Être et
temps
,
133.

[78]  Ce n’est pas tout à fait vrai, car il y a bien
un passage où Heidegger affirme que la facticité de la vie ne concerne pas les
plantes : « Fakten des Lebens sind nicht Nebeneinanderliegendes wie Pflanze
und Steine
. » (GA 58, 162).

[79]  « For Aristotle, plants are
merely living beings; zōnta; but they are not zōia, because they
have no share in perception, which is a form of cognition. […]. The fact that Aristotle normally uses the term zōia to refer
to animals, to the exclusion of plants, is ultimately due to his conviction that
animals are a distinct class of living beings. » (Falcon, Aristotle and the Science of Nature, 6). Voir aussi à ce
sujet Labarrière, « Raison humaine et intelligence animale », dans Terrain, no 34,
2000.

[80]  Il suffit de rappeler que « l’orientation est
une structure de l’être-au-monde » (GA 20, 321[339]) et l’affection est le
premier existential du Dasein.

[81]  GA 61, 117 : « Problème de la facticité,
problème de la kinesis ».

[82]  « Le terme “intentionnalité” est né au
Moyen-âge où il avait une extension plus étroite que chez Brentano, il désignait
un être-hors-de-soi dirigé vers quelque chose et tendu vers cela (orexis). » (GA 63, 70-71). Macquarrie and Robinson notent que la signification littérale du terme
grec orexis signifie « to reach out for ». À propos de la traduction heideggérienne d’orexis
par Sorge, voir McNeill, The
Glance of the Eye
, 2 : « Heidegger
translates the Greek
oregontai (from
orexis, usually rendered as “desire”) by Sorge, “care”. ”Care” is of course
the term used in
Being and Time to
designate the being of
Dasein, the
being of that entity that we ourselves are. Existing as care,
Dasein […] is always already stretched out ahead of
himself: it is essentially futural.
». Sur
le lien entre le souci et le désir, voir également
F. Volpi, Critical Assessment, 118.

[83]  Voir Ontologie : Herméneutique de la
facticité
, GA 63, §§19-21 : « La signifiance est une caractéristique de l’être. » Les choses du
monde ne sont jamais d’abord présentes comme des objets simplement là, des
objets neutres qui n’acquièrent une signification que par un acte
d’interprétation subséquent, mais toujours déjà « en tant que pourvu de
signifiance » (NB, 22). Heidegger donne dans le Kriegsnotsemester l’exemple devenu
célèbre du Sénégalais qui entre pour la première fois dans une salle de classe
et qui ne sait pas comment s’y prendre avec les objets : il ne se retrouve pas
devant la chaire comme devant quelque chose d’objectif, mais devant quelque
chose de bizarre, de nouveau, d’inconnu : quelque chose dont il ne sait pas quoi
faire (GA
56/57, 71-72).

[84]
Interprétant l’intentionnalité comme désir, Heidegger réanime le sens
originel du terme grec « orexis » compris comme
être-hors-de-soi-dirigé-vers : « La philosophie ancienne caractérisait déjà le
comportement pratique au sens large – “orexis” – par la dioxis et
la phugè. Dioxis signifie “suivre en traquant”, “tendre à, vers
quelque chose”. Phugè signifie “reculer devant quelque chose”, “lâcher
pied”, “fuir”, “chercher à s’éloigner de”. » (GA 24, 193[170]). Ces deux
modalités du désir – poursuivre et fuir – sont nécessaires afin de parler d’un
réel se mouvoir.

[85]  « Représentation », dans le contexte qui nous
occupe, est malheureux puisque Aristote cherche précisément à mettre l’accent
sur le principe selon lequel il n’y a aucune considération préalable.
« Chez les animaux autres que l’homme, il n’y a ni intellection, ni
raisonnement, mais seulement imagination (phantasia). » (DA, 433a 19).

[86]  Selon la formule du traité Mouvement des
animaux
, « le
principe du mouvement, c’est ce qui est à rechercher ou à éviter dans le
faisable » (DMA,
7,
701b
5).

[87]  Aristote explique cela au moyen du célèbre
syllogisme pratique. L’expression est malheureuse puisqu’elle laisse supposer
une forme de réflexion, alors qu’il vise précisément l’inverse : il s’agit de
démontrer que le mouvement des animaux découle automatiquement  de la
conjonction du désir et de la phantasia sans que nous ayons à supposer
une décision de la part de l’animal. C’est seulement à la structure formelle du syllogisme logique
que Aristote fait écho ici : dans le syllogisme logique, la conclusion procède
nécessairement des prémisses tandis que dans le syllogisme pratique, c’est
l’action qui découle naturellement des prémisses. La différence est donc que
« la conclusion des deux propositions est l’action accomplie » (DMA, 7, 700b).
Voici l’exemple le plus connu que donne Aristote : « “Il faut que je boive” dit
l’appétition; “voici une boisson” dit la sensation ou l’imagination ou la raison
; et l’on boit aussitôt. » (DMA, 7, 701a). La majeure est donc un état orectif,
un besoin, un désir, une impulsion, une disposition, etc. (ex : j’ai faim, soif,
etc.);  la mineure est un élément
cognitif donné par l’aisthēsis, la phantasia ou le logos (ex : il y a là une proie, de
l’eau, etc.); la conclusion est une action (ex : poursuivre la proie, aller
boire, etc.). Ce que nous voyons ici c’est que la mineure – l’élément cognitif –
est également impérative : voir comme ceci ou cela (comme nourriture ou menace,
etc.) c’est voir comme à-poursuivre ou à-fuir. « Quand c’est agréable ou
pénible, c’est comme si la sensation disait oui ou non : il y a mouvement de
poursuite ou de fuite » (DA, 430b 10). L’important est de remarquer si les deux
prémisses sont réunies, l’animal va boire immédiatement sans qu’il n’y ait
décision.

[88]  Une note fort révélatrice du
cours de 1924-25 témoigne de l’ampleur du revirement qu’effectuera la pensée
heideggérienne au sujet de l’animal. Dans ses notes marginales – « annotations
qui, souligne l’éditrice du cours, correspondent manifestement à différentes
étapes du chemin de pensée de Heidegger » (GA 19, 660[624]) – Heidegger revient
sur deux passages : la phrase – « l’intentionnalité est une structure
appartenant au vivant lui-même » – porte en marge un point d’interrogation et
Heidegger met entre guillemets le mot « vivant » (401, n2). De plus, « les mots
“voire en général de tout être vivant” sont mis entre parenthèses par
Heidegger » (401, n1).

[89]  Si nous parlons ici d’abîme, c’est parce que
Heidegger faisait déjà état, dès 1925, d’une « scission entre deux sphères
d’être », d’un « abîme infranchissable » entre l’immanence et la transcendance,
mais l’animal était alors du côté du Dasein : « Être conscient, c’est
toujours quelque chose qui a lieu dans un être humain ou dans un animal. » (GA
20, 133-134[148-149]).

[90]  Greisch, Ontologie et temporalité,
127.

[91]  Aristote définit le plaisir et
le déplaisir comme des manières d’être qui consistent à se sentir bien ou mal : « Avec le
plaisir et la douleur sont visés des modes de rencontre du monde concernant la
vie, de sorte que celle-ci ne soit pas expressément conçue et que le monde ne
soit pas appréhendé de manière objective. C’est ainsi que pour les animaux le
monde n’est pas présent comme un objet thématique, mais rencontré comme plaisant
ou déplaisant. » (Vaysse, « Vie et monde chez Heidegger », 200-201).

[92]
« Thus, Existence reappears in Oct. 1922 as the authentic being of life
accessible in the distressed questioning of its facticity, in a countermovement
to life’s tendency to lapse. Existenz here is but one possibility in the more
comprehensive facticity (being) of life. […] In the first public usage in the
lecture course of SS 1923, we find the same restricted sense of Existenz
narrowed down to Dasein’s ownmost possibility. » (Kisiel, The Genesis of Heidegger’s Being and Time,
496).

[93]  GA 18, 101 : « La psychologie n’a rien à
voir avec la “conscience” ou les “expériences”, mais est plutôt la doctrine de l’être des êtres vivants,
l’ontologie de la manière d’être caractérisée par le vivre. »

[94]  « Psychē est une
substance dont les principaux aspects sont le percevoir [Vernehmen] – au
sens de distinguer [Abheben], discerner ou discriminer [krinein] – et le se-mouvoir [Sichbewegen], le se-mouvoir-dans-le-monde [das Mit-der-Welt-Umgehen] » (GA 18, 44). Voir aussi GA 18, 238.

[95]  Si les corrélations entre les concepts
fondamentaux d’Aristote et de Heidegger ont souvent été analysées, cela a plutôt
été fait sous l’angle de la réappropriation de la philosophie pratique
d’Aristote, principalement l’Éthique à Nicomaque (voir notamment Volpi et de Taminiaux). Nous
nous intéresserons plutôt à la réappropriation heideggérienne de la
philosophie
de la vie
présentée
dans le De Anima.

[96]  Dans les Catégories, Aristote distingue
diathesis, hexis et dunamis. La disposition
(diathesis) est la plus changeante des qualités, elle désigne le fait
d’avoir chaud ou froid, de se sentir bien ou mal ; l’hexis est une forme de disposition plus
stable, une « seconde nature » tandis que la dunamis est pour sa part une
qualité innée, une capacité naturelle comme le don pour la boxe ou la course
(VIII, 9a 15). Voir à ce sujet Gwenaëlle Aubry, L’excellence de la vie
: sur l’Éthique à Nicomaque et l’Éthique à Eudème d’Aristote
,
82.

[97]  GA 18, 122. Sur la doctrine aristotélicienne
des pathos, voir Concepts fondamentaux de la philosophie
aristotélicienne
, principalement §14 à §20. Voir aussi GA 17, 29-32.

[98]  « Les pathe sont ce genre de choses qui
surviennent dans l’âme, qui sont dans les êtres vivants […], qui visent l’être
propre des êtres vivants comme être-au-monde. Les pathe sont des modes de
l’être-pris [Mitgenommenwerdens] de l’être-au-monde : c’est à travers les
pathe que sont essentiellement déterminées les possibilités de s’orienter
[Sichtorientierung] dans le monde. » (GA 18,
242).

[99]  « Les plantes ont un paskein, mais pas
de dekhesthai. L’intentionnalité est un dekhesthai. »
Dekhesthai est explicité comme Intentionalität, Aufnehmen,
Vernehmen (Cf. WS 1922/23, 12 [Heidegger-Jarhbuch 3,
29]).

[100] Cf. supra §9.
Heidegger en viendra d’ailleurs à affirmer que l’animal ne perçoit pas
vraiment : « Au fond, l’animal n’a pas de perception [Im grunde das Tier hat
keine Wahrnehmung
]. » (GA 29/30, [376]). C’est tout le sens des analyses de
la Benommenheit animale : « il n’y a pas de perception, mais un
comportement [kein Vernehmen, sondern ein Benehmen] » (GA 29/30, [361]).

[101] On aperçoit alors le lien qui unit la
perception et l’action : percevoir quelque chose d’agréable, c’est d’emblée le
voir comme désirable, vouloir le poursuivre, se mettre en marche vers cela : «
Quand c’est agréable ou pénible, c’est comme si la sensation disait oui ou non :
il y a mouvement de poursuite ou de fuite » (DA, 430b
10).

[102] « But whether human or animal, the world is always (constantly) there
to be encountered, not necessarily as “objective reality,” but for the most part
in being enhancing or repressing, advancing or obstructing, attracting or
repelling, and so on. »
(Kisiel, Genesis of Heidegger’s Being and Time, 295).

[103] « Aesthanesthai ne doit pas être compris au
sens étroit de perception [Wahrnehmung], mais comme perception au sens
d’avoir-là le monde disponible [als
Vernehmen im Sinne des Dahabens der Welt gebraucht
]. »
(GA 18, 198).

[104] Dahlstrom reconnaît que
l’affection n’est pas propre à l’homme, mais pense que ce n’est pas le cas des
autres existentiaux : “Disposedness is an apt translation of Befindlichkeit
since its scope is not limited to human beings. […]. Even though we only understand the way other animals are
disposed through analogies with our own disposedness, it is precisely our ease
in doing so – something that cannot be said of the other basic existentials:
understanding, talking, lapsing – that is distinctive of this existential.” (Heidegger’s concept of truth, 297).

[105] Aristote dérive d’ailleurs alētheuein à partir d’aisthēsis (Kisiel, Genesis of
Heidegger’s Being and Time
, 272).

[106] Cela est plus fondamental qu’il
n’apparaît au premier abord puisque c’est précisément de cette capacité de
discerner quelque chose dont seront privées les bêtes en 1929-30, justifiant
ainsi leur privation en monde.

[107] « L’expression phainesthai désigne ce qui a déjà été perçu kata
sumbebēkota
. »
: « Idia aisthēta (les
sensibles propres) sont ce qui est perçu au sens strict du terme. Tandis que
kata sumbebēkota, c’est percevoir immédiatement de telle sorte que
quelque chose est là avec dès le départ : seulement de cette manière sommes nous
capables de voir des arbres, des maisons, des êtres humains. Si nous voulons
retourner aux idia, il est nécessaire de prendre une attitude isolée et
fort artificielle. » (GA 17, 11-12).

[108] L’énoncé n’est qu’un mode dérivé de
l’interprétation : « L’articulation du compris dans l’approchement explicitatif
de l’étant au fil conducteur du “quelque chose comme quelque chose” est
antérieure à l’énoncé thématique sur lui. » (SZ, 149). La possibilité de parler de quelque chose implique que ce « quelque
chose » soit déjà préalablement découvert (GA 21, 121).

[109] DA, 425b 1 : « Le fiel est
jaune et amer. De là, vient que le sens commun se trompe ». Heidegger
insiste souvent sur cette synthèse qui relie divers percepts en une seule
perception (Cf. GA 17, 29-32; GA 21, 138). On comprendra pourquoi en réalisant que cette synthèse n’est rien de
moins que l’Als-Struktur : « Quand Aristote parle de synthesis, il
vise ce que nous appelons la structure de l’en-tant-que. La structure de l’en-tant-que, la perception de
quelque chose en tant que quelque chose – perception qui configure
anticipativement une unité
– est la condition de possibilité pour que le
logos soit vrai ou faux. » (GA 29/30, [454]).

[110] Cf. DA, 427b 12 et 428a 12 : « Les sensations sont toujours
vraies tandis que les images sont, pour la plupart, fausses ». Puisque
« chez les animaux autres que l’homme, il n’y a ni intellection, ni
raisonnement, mais seulement imagination (phantasia) » (433a 19), on comprendra que « l’erreur est plus familière encore
aux animaux (427b 1). Sur le problème de l’erreur chez les animaux, voir
également GA 24, 270[231].

[111] « L’alētheuein du noūs est en réalité sans logos » : « Le noūs […] comporte un logos spécifique qui n’est ni kataphasis,
ni apophansis. Disons, à
titre d’indication préalable, que le noūs n’est pas comme tel une possibilité réservée à l’être de l’homme
» (GA 19, 59[63]).

[112]
Le phronimos, dit Aristote,
est le bon délibérateur (EN, 1140a 25-30). Pourtant, comme le dira
Heidegger, si « la phronesis désigne d’habitude le comportement moral
pratique, le retour réflexif de l’homme sur soi », cela ne permet pas de
comprendre pourquoi Aristote accorde aussi une phronesis aux animaux : «
Un passage de Métaphysique A 1 montre
combien Aristote songe à attribuer aussi d’une certaine façon le logos à l’animal, c’est-à-dire l’annonce
au sens d’un s’y-retrouver grâce à un discernement; Aristote attribue à quelques
animaux la possibilité du phronimoteron (980b 21), une
certaine phronesis donc, quelque chose comme le discernement. »(GA 33,
126-127[130]).

[113] Sur la phronesis comme aisthēsis, voir EN, VI, 9, 1142a 25-30 : « La
prudence est la connaissance de ce qu’il y a de plus individuel, lequel n’est
pas objet de science, mais de perception […]. ».

[114] « L’aisthēsis propre à la phronesis, en tant que phronesis, se rapporte au prakta. Elle constitue certes un regard
ultime sur l’état-de-fait, pourtant ce regard n’est pas, au sein de la phronesis, un simple regard, mais une
prise en vue circonspecte [ein umsichtiges Hinsehen]. » (GA 19, 163[156]).

[115] Kisiel, Genesis of Heidegger’s Being and Time,
267.

[116] Cela explique l’énigmatique note sur laquelle
se termine le De Anima selon laquelle les animaux pourvus des cinq sens
ne recherchent pas seulement la conservation de soi : « Quand aux autres sens,
l’animal les possède non pas en vue de l’être, mais du bien être. » (DA, 436b 20).

[117] S’appuyant sur La Politique
(1253a 7), Heidegger argumente que
la définition aristotélicienne de l’homme comme zōon
logon ekhon

n’a pas pour but premier de définir l’homme comme un être animal rationnel, mais
de le définir comme un animal politique, un être-ensemble-avec-d’autres
:
« la
détermination de l’être-l’un-avec-l’autre est équiprimordiale avec la
détermination de l’être-parlant » (GA
18, §9, 63-64).

[118] La Politique, 1253a 8 -14.
Comme le souligne Labarrière, « c’est une constante du vocabulaire aristotélicien que de définir les
fonctions de l’ouïe et de la voix des autres animaux que l’homme à l’aide des
termes sēmeion et sēmainein : signe et signifier. » (Langage, vie politique et mouvement des
animaux
, 19). Voir à ce sujet, Sheehan, « Hermeneuia and apophansis
», 72.

[119] Parties des
animaux
, II, 17, 660a 17 – b 2.

[120] « Tout son émis par un animal
n’est pas une voix, comme nous l’avons dit (car on peut bien produire un son
avec la langue ou en toussant), mais il faut que le corps qui frappe soit animé (empsykhon) et avec une certaine représentation
(meta phantasia tinos), car la voix est un certain son significatif
(sēmantikos tis psophos) et non le son de l’air inspiré comme la toux. » (DA, 420b 29-34). Comme le résume Sheehan : « The condition
for the possibility of hermeneia is only that an entity be empsyckhon
at least at the animal level and therefore have the possibility of
revelatory openness to other entities in pathos and phantasia,
that is, that it have, to some extend, a world. » (« Hermeneuia and apophansis », 72). Voir aussi à ce
sujet, GA 17, §2, 11-16.

[121] Histoire des animaux, IX, 10, 614b
21-26. Nous avons utilisé la traduction de Labarrière qui interprète ce passage
comme suit : « quelque chose a été senti par X (le chef des grues)
et lui est apparu comme Y (un danger); il lui faut donc le signifier à Z
(le reste de la troupe) » (Langage, vie politique et mouvement des
animaux
, 22).

[122] Dans ce cours encore très peu connu – mais dont la
récente traduction anglaise lui vaudra assurément beaucoup d’attention puisque
on y trouve la
première articulation élaborée de la structure de l’être-avec (Mitsein) – Heidegger présente
« le
logos de l’être humain et la phonē des animaux comme modes
caractéristiques de l’être-au-monde et de l’être-l’un-avec-l’autre » (Cf.
GA 18, 53-56).

[123] Comme le dira Kisiel, l’usage que font les
animaux de leur voix est essentiellement
rhétorique : « The animal encounters its environing world in terms of pleasure
and pain. It gives voice to this in a kind of “animal rhetoric” which entices
or warns. Luring and alluring signs seek to bring the other animal into the same
disposition, threats and warnings would deflect it form a certain disposition. » (Genesis of Heidegger’s Being and Time, 295).

[124] « That which is communicated
in hermeneia is what an entity has of world and how is as a
world at all. Hermeneia communicates pathemata (affectus),
not however, as “mental representations” of the world. Rather, it communicates
the content and form of its having a world.” (Sheehan, « Hermeneuia and apophansis », 72)

[125] Ce que l’on cherche, c’est la fonction propre
(idion ergon) de l’homme. Pour se faire, il faut exclure tout ce que
l’homme partage avec les bêtes : non seulement la Befindlichkeit et le
Verstehen, mais aussi l’être-avec par le langage puisque, si vivre
ensemble et se parler sont certainement des déterminations fondamentales
de l’être humain, mais il n’en demeure pas moins que ce ne sont pas des propres
de l’homme : « Aristote
cherche à montrer que la vie est déjà constituée par la phonē et que, ce
qui est vivant de cette manière, a un mode d’être qui est fondamentalement
défini comme être-avec-un-autre et donc que les animaux sont déjà, en un certain
sens, zōia
politika
.
Les êtres humains sont seulement māllon
zōon politikōn
que les autres animaux. » (GA 18,
50-51).

[126] Dans l’ontologie grecque, « l’être est
interprété comme présence et subsistance ». Puisque que le présent n’est
qu’un mode du temps, Heidegger se demande : « Comment se fait-il que le
présent ait ce privilège ? Le passé et le futur n’ont-ils pas le même droit ? Ne
faut-il pas concevoir l’être à partir de la temporellité dans son entier ? » (GA
22, 314[331]).

[127] Hegel disait que « l’homme ne se distingue pas des bêtes parce qu’il dispose
d’auto-mouvement, mais parce qu’il est capable d’inhiber le mouvement et de
briser par là son immédiateté et sa naturalité. » (La Raison dans
l’Histoire
, 77-78). C’est là tout le sens du syllogisme pratique utilisé par
Aristote pour expliquer les actions des animaux : le mouvement d’un animal
(c’est-à-dire l’action volontaire, mais non délibérée) découle naturellement de
la conjonction du désir et de la phantasia, comme la conclusion découle
automatiquement des prémisses du syllogisme logique. Seule la décision permet de
couper court à ce syllogisme pratique.

[128] « Aristote n’éclaircit pas
davantage dans quelle mesure c’est le temps qui rend possible quelque chose de
tel. Appréhender en son fond la liaison entre le temps et le logos est
difficile; il en va de même s’agissant de la question de savoir si les animaux
peuvent percevoir le temps. » (GA 22, 311[328]).

[129] On pourrait longuement s’interroger sur cette
thématique de l’éveil [Wachsein] chez Heidegger (voir GA
63, §3,
15-16; §6,
29-30). La notion d’éveil contraste avec l’engourdissement (Dumpfheit) et l’abasourdissement (Benommenheit) de l’animal : « l’animal, on sait qu’il dort » (GA 29/30, [349]). Le problème évident est ici que Heidegger affirme
aussi très souvent que « l’homme qui ne philosophe pas existe bien, mais il dort » (GA 29/30, [47]). Or, si un « un être humain peut dormir toute son existence » (GA 18, 98-100), en
quoi se distingue-t-il alors des animaux ? Sur ce lourd problème,
voir le cours de 1932 où les prisonniers de la caverne sont présentés en des
termes étonnamment similaires à ceux des animaux pauvres en monde (Cf. GA
34, §3, 25-27[43-46]).

[130] Comme le mentionne Kisiel,
« The young Heidegger was clearly aware of Uexküll’s then-popular notion
of Umwelt. » (Genesis of Heidegger’s Being and Time,
506).

[131]
Gadamer, Vérité et méthode, 447[468].

[132] Voir à ce sujet Kluge Etymologisches
Wörterbuch der deutschen Sprache
, 2002, 24. Dans son étude sur la genèse du
concept de Lebenswelt, Bermès en vient à la même conclusion : le terme
sera emprunté par la phénoménologie husserlienne au domaine biologique. Il y
raconte l’histoire – fascinante pour notre propos – d’une progressive
« anthropologisation » du terme culminant dans sa mise en réserve pour l’homme
par Heidegger. « S’il y a des droits d’auteurs concernant l’emploi du terme de
Lebenswelt, c’est chez d’autres (que Husserl) et dans une époque bien
éloignée qu’il faut aller les chercher. Car ce n’est pas Husserl qui a inventé
ou découvert le Lebenswelt en solitaire – il est celui qui se trouve à la
fin d’une évolution conduisant du concept de Lebenswelt comme monde du
vivant à celui de Lebenswelt comme monde vécu. » C. Bermes, « “Monde” et
“monde vécu” dans la philosophie du XIXème siècle et dans la
philosophie husserlienne », 184.

[133]
Uexküll, Mondes animaux et monde
humain
, 94-95.

[134] Cette distinction entre les animaux supérieurs
et inférieurs est absolument fondamentale pour Uexküll et il la résume très bien
en une formule : « Quand un chien court, c’est l’animal qui meut ses pattes;
quand un oursin se meut, ce sont les pattes qui meuvent l’animal. » Uexküll, Mondes
animaux et monde humain
, 46. Sur le cercle de
signification, voir Ibid, 106.

[135] Se fondant sur le fait que
Heidegger cite abondamment Theroretische Biologie dans son cours de
1929-30, Harrington suggère prudemment : « It may well be, therefore, that
Uexküll’s Umwelt concept contributed in a way not yet properly
recognized, to Heidegger’s intriguingly similar central concept
of Being-in-the-world which Heidegger had first comprehensively
articulated in Being and Time. » (Reechanted Science : Holism in German
Culture
, 53-54). Uexküll soulignera d’ailleurs lui-même dans un article de
1937 les similitudes entre sa théorie et celle de Heidegger. Pour un
compte-rendu récent, voir Romano, « Le monde animal : Heidegger et von Uexküll »
dans Heidegger en dialogue (1919-1931).

[136] Sur l’usage du terme « Stimmung », voir
Theoretische Biologie, 131 et 171 et
Kompositionslehre der Natur, 133 :
« La boîte de lyre est pour elle d’une signification précise [einer
bestimmten Bedeutung
] qui joue le rôle d’un producteur d’ambiance
[Stimmungserzeugers] dans sa vie. »

[137]
Uexküll, Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen
[Mondes animaux et monde humain, 150].

[138]
Uexküll, Mondes animaux et monde humain, 58.

[139]
Uexküll, Mondes animaux et monde
humain
, 142.

[140]
« It was one of Uexküll greatest merit that he squarely faced the
inevasible fact that the signification is not peculiar of language, or even of
human cognition, but occurs, in various manifestations, throughout organic
existence. » Sebeok, Neglected figures in semiotic
inquiry
, 200. « C’est la signification qui est le fil directeur sur lequel
la biologie doit se guider, et non la misérable règle de causalité qui ne peut
voir plus loin qu’un pas en avant et un pas en arrière et reste aveugle aux
grandes relations structurelles. » (Uexküll, Ibid, 117).

[141]
« Il s’agit maintenant de voir les structures fondamentales dans
lesquelles se déploient l’être-au-monde. Comment le monde est-il donné ?
Originellement, ce n’est pas un objet de la connaissance théorique mais comme un
monde ambiant, comme ce en quoi je m’enquiers, m’active, me préoccupe.
Primitivement, les objets ne sont pas les objets d’une connaissance théorique,
mais des choses auxquelles j’ai affaire et qui comportent des indications
relatives à leur fonction, à leur usage ou utilité. » (Cassel, 179).

[142] Uexküll, J. von, Theoretische
Biologie
(1920), 86 [Theoretical Biology, 107].

[143] Heidegger insiste lui-même sur cette
distinction : « La catégorie “objet” était étrangère aux Grecs. Ils parlaient plutôt
de pragma, ce avec quoi quelqu’un a
affaire, ce qui est présent dans le commerce préoccupé avec les
choses. “Objet” signifie en revanche ce qui se tient en face d’un
simple observateur qui ne fait que regarder les choses, ce qui est
thématiquement présent après avoir été sélectionné. » (GA 17, 14).

[144] Sur la notion de Dasein primitif, voir SZ, §11, §17; GA
20, 208-209[227], 284[302] et GA 27, §15, 123-125. Voir
également le célèbre exemple du Sénégalais qui entre dans la salle de classe et
ne sait pas comment s’y prendre avec les choses (GA 56/57, 71-72). L’idée de
Dasein primitif semble provenir de la confrontation avec l’analyse des
mentalités symboliques et mythiques de Cassirer.

[145] La situation est ici la même que chez Uexküll
où un caractère perceptif est immédiatement lié à un caractère actif et ne peut
apparraître comme tel.

[146] « La quotidienneté n’est
nullement identique à la primitivité » puisque les Dasein primitifs
ont eux aussi des manières d’être inhabituelles et donc aussi un mode spécifique
de quotidienneté (GA 20, 208[227].

[147] « Cette affirmation semble
suggérer une sorte d’authenticité primordiale par laquelle advient la
possibilité de sa perte, une possession de soi originelle à partir de laquelle
surgit la perte de soi. » P. Buckley,
« Authenticité chez Husserl et Heidegger »,
406.

[148] C’est ce qu’il soutenait au moins jusqu’en 1924
: « Nous
désignons par “Existenz
la possibilité fondamentale dans laquelle un être-là est authentiquement. » (GA
18, 44).

[149] « Se comprendre à partir des choses auxquelles
on a affaire, cela signifie projeter son propre pouvoir-être en direction de ce
qui est faisable, urgent, indispensable ou opportun en fonction de l’affairement
quotidien. […]. Ce sont pour ainsi dire les choses, à travers le commerce avec
elles, qui projettent le Dasein et non pas le Dasein qui se
projette en premier lieu à partir de son ipséité la plus propre. » (GA 24,
410[347]). « Le Dasein facticiel peut se comprendre en premier lieu en
fonction de l’étant intramondain venant à la rencontre, il peut déterminer son
existence, non pas d’abord à partir de soi-même, mais la laisser déterminer par
les choses, par les circonstances, par les autres. Telle est la compréhension
que nous nommons compréhension inauthentique. » (GA 24, 395[335])

[150] Taminiaux, Lectures de l’ontologie
fondamentale
, 172.

[151] Sommer, Les sources néo-testamentaires et
aristotéliciennes d’Être et temps
, 41.

[152] Il est important de souligner ici l’emprunt à
Aristote. Les modalités du souci correspondent aux modalités du désir chez
Aristote : «
L’orexis est le désir, genre dont les espèces sont l’appétit
(epithumia), l’impulsion (thumos) et le souhait réfléchi
(boulêsis). » (EN, 1094a).

[153] Avant de poursuivre, notons que
cette interprétation n’est pas complètement partagée par Ciocan qui soutient que le vouloir et le souhait caractérisent le dévers impropre
du premier moment du souci alors que l’impulsion et le penchant constituent le
second moment (Ciocan, « Sur le concept de pulsion (Trieb) chez Heidegger », 7). Nous ne
pouvons nous rallier à une telle interprétation pour la simple raison que nous
n’attribuons alors l’intentionnalité
(l’être-en-avant-de-soi-dirigé-vers) qu’aux phénomènes du vouloir et du souhait.
Et pourtant, il n’y a pas que le vouloir qui ait un caractère intentionnel :
Heidegger dit bien que « l’impulsion (Drang) a le caractère de l’être-dirigé
vers quelque chose » (GA 20, 409[427]). Le caractère intentionnel de l’impulsion
sera réitéré avec force dans le cours de 1928 où l’impulsion (Drang) sera identifiée comme étant
l’origine de la temporalité, de l’individuation et de la finitude : «
De l’impulsion [Drang]
elle-même advient le temps. » (GA 26, 114-115).

[154] « Le souci n’est pas encore
devenu libre, cela veut dire : dans l’impulsion, la pleine structure du souci
n’est pas parvenue à son être authentique, car l’impulsion n’est toujours que
souci d’“aller vers” et cela à tout prix, en détournant le regard de tout autre chose. » (GA
20, 410[428]).

[155] GA 18, 89 : « Être-ailleurs [Wegsein] est un mode distinctif de l’être-là [Dasein]. ».

[156] « Avec l’impulsion, nous sommes, si on peut le
dire, à la limite de “l’humanité”, […]. C’est peut-être la marge utopique où le
Dasein se confronte avec l’abîme de
ce qui lui est autre, l’animal, la frontière au-delà de laquelle s’ouvre
l’empire insondable de ce qui est “pure vie”. » (Ciocan, 9).

[157] Il y a bien du sens à penser qu’un animal n’est
vivant qu’en tant qu’il est poussé par cette tendance fondamentale au souci de
soi, auxquelles toutes les autres sont subordonnées. Aristote faisait de même en
considérant l’appétit, l’impulsion et le souhait réfléchi comme des « espèces »
du désir.

[158] Heidegger tient à faire remarquer que
« l’explicitation de ces structures du Dasein n’a rien à voir avec une
doctrine de la corruption de la nature humaine ni quelque théorie du péché
originel » (GA 20, 391[408]). Soit ! Mais il n’en demeure pas moins que l’explicitation du souci
inauthentique au moyen du Hang und Drang sonne comme un rappel de la
nature animale de l’homme. Il n’y a peut-être pas de « théologie cachée », mais
il y certainement une une anthropologie philosophique
sous-jacente.

[159] Agamben, L’Ouvert. De l’homme et de
l’animal
, 107.

[160] Dastur, Heidegger et la question du
temps
, 64.

[161] Rorty, « Essays on Heidegger
and Others » in Philosophical papers, 43.

[162] White, Time and Death:
Heidegger’s Analysis of Finitude
, 2n.

[163] Burgat, Liberté et inquiétude
de la vie animale
, 139 et 128. « Pour Heidegger, l’immersion dans le monde ambiant est trop entière,
l’animal y est trop englué […] pour qu’il puisse détacher les choses de leur
utilité immédiate. »

[164] Derrida, L’animal que donc je
suis
, 218-219.

[165] McNeill, « Life beyond the Organism: Animal Being in
Heidegger’s Freiburg Lectures
», 246 et 239.

[166]
Gadamer, Vérité et méthode,
448[468-9].

[167] Gadamer, Vérité et méthode, 447[467].
Scheler
affirmait également qu’« un tel être spirituel n’est plus assujetti au désir et
à l’environnement, il est libéré de l’environnement [Umweltfrei], nous dirons qu’il est
ouvert au monde [weltoffen], qu’il
possède un monde ». (La situation de l’homme dans le monde, 54).

[168] Krell, 129. « Heidegger finds
himself resorting the blatantly metaphysical and even ontotheological appeal to
the “as-structure”, which here means the apophantic rather than the hermeneutic
“as” and the discourse of Vorhandenheit more than anything else. »
(Krell, 13).

[169] Derrida, De L’esprit, 71.

[170] Krell, Daimon Life, 8.

[171] L’homme est seul apte à ce «
détachement existentiel » : « L’animal, lui, n’a pas d’“objets”; il vit seulement plongé
exstatiquement dans son milieu, tel un escargot sa coquille, il apporte sa
structure partout où il va. Il est donc incapable de recul spécial et de cette
substantification qui d’un “milieu” fait un “monde”, tout comme il est
inapte à transformer en objets les centres de résistance qui délimitent ses
émotions et ses tendances. » (Scheler, La
situation de l’homme dans le monde
, 53).

[172] Comme le remarque Greisch,
l’excitation et la stimulation sont « des équivalents fonctionnels, au plan de
l’animalité, de ce qu’est l’affection au plan existential » (Ontologie et
temporalité
, 336).

[173] « Il n’y a orientation
que là où l’espace est ouvert en tant que tel. » (GA 29/30, [355]). « L’animal
ne s’oriente pas dans le monde au moyen d’une perception des choses en tant
qu’endroit où se trouve la nourriture, en tant que soleil, etc. Dira-t-on que
ces choses sont perçues comme étant quelque chose d’autre ? Non, elles ne sont
absolument pas perçues comme étant quelque chose, ni comme se trouvant être là.
Il n’y a pas de perception, mais un comportement [keine Vernehmen, sondern
ein Benehmen
]. » (GA 29/30, [361]).

[174] C’est tout le sens de l’énigmatique « caractère
éliminant » du comportement : il ne faut pas dire d’un animal qu’il se dirige
vers la lumière, mais plutôt qu’il fuit l’ombre. Il n’y a jamais de recherche,
de se mouvoir vers, mais toujours un « s’éloigner de… », un mouvement en
contrecoup (GA 29/30, [364-367]).

[175] Derrida, De l’esprit,
71.

[176] Cette affirmation est sans doute aisée au terme
d’une analyse de la vie animale principalement consacrée aux insectes qui
tiendra délibérément à l’écart les animaux supérieurs en raison du fait que
leurs comportements rappellent « trop » ceux des êtres humains (GA 29/30,
[351]).

[177] Et, ce, autant au sens de Wahrnehmung et
que de Vernehmen : « Au fond, l’animal n’a pas de perception [Im
grunde das Tier hat keine Wahrnehmung
]. » (GA 29/30, [376]). « Il n’y a pas
de perception, mais un comportement [kein Vernehmen, sondern ein
Benehmen
]. » (GA 29/30, [361]).

[178] Comme nous l’avons vu, les deux modalités
fondamentales du désir – poursuivre et fuir – sont ce qui permet de parler d’un
réel se mouvoir puisque sans le désir, nul ne se meut sinon par contrainte. Or,
Heidegger tentera précisément de nier aux animaux la possibilité de
se-diriger-vers quoique ce soit en interprétant tout mouvement vers comme un
s’éloigner de : « le morio ne se dirige vers la lumière, il fuit l’ombre » (GA
29/30, [365]). L’animal ne peut plus fuir ou poursuivre, il ne peut que fuir. Il
n’y a donc plus chez l’animal d’être-hors-de-soi-dirigé-vers-quelque chose, mais
seulement un être-pris-en-soi-même qui doit être excité et stimulé (GA 29/30,
[371-73]).

[179] La différence ontologique « ne doit pas
seulement avoir lieu en permanence : elle doit déjà avoir eu lieu si nous voulons faire l’expérience de l’étant dans son
être tel ou tel » (GA 29/30, [513]).

[180] À l’extrême opposé de ce qu’il enseignait en
1924, Heidegger dira que « les sons inarticulés qu’émettent les animaux […]
sont de simples psophoi, des bruits. Ce sont des phonations vocales
(phonē) auxquelles manque quelque chose, à savoir la signification. » (GA
29/30, [443]).

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